Chapitre 20 : Fragile équilibre

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Tandis qu’Erwann profite de leur arrêt pour faire le plein d’essence et leur commander deux cafés, elle file aux sanitaires. Elle est seule en entrant dans le lieu désert et se réjouit de l’excellente propreté de ce dernier. L’odeur de produits nettoyants et désinfectants se répand dans la pièce, rassurante. Les jambes bien écartées, elle prend plaisir à s’installer confortablement sur la cuvette, les coudes posés sur les genoux, le menton entre les mains. Ses yeux se ferment d’eux-mêmes. Pour un peu, avec la fatigue accumulée, elle s’endormirait. C’est dans ces moments-là qu’elle regrette de ne plus pouvoir boire autant de cafés qu’avant. Au moins, cela la boostait lorsqu’elle avait un coup de barre.

Soudain, ses paupières s’ouvrent. Une image s’affiche en grand écran dans son esprit, occupant toute la place laissée vacante par le manque de sommeil. Elle se revoit dans cette même position hier matin, très tôt, avant de prendre la route pour Crozon. Alors qu’elle constatait les traces de sperme dans le fond de son jean, le pompiste venait s’inquiéter en lui parlant de l’autre côté de la porte.

Tout lui revient, accompagné, en prime, d’un frisson d’angoisse qui remonte le long de son échine, lui donnant la sensation qu’un glaçon froid la parcourt de bas en haut. Dans la foulée, prise d’une bouffée de chaleur, elle repense à cette phrase qu’elle s’était dite en s’essuyant : « il faudra que je passe à la première pharmacie ouverte acheter une pilule du lendemain. »

Ce qu’elle n’avait pas fait.

Ce qu’elle avait oublié de faire.

L’alarme dans sa tête.

Elle attrape son jean noir dans son sac et revérifie. Non, elle n’a pas rêvé, le fluide blanc séché est toujours là, incrusté dans le tissu noir de son jean de la veille. Bien visible, comme un rappel de sa défaillance. Comment a-t-elle pu l’omettre ? Elle n’a pas pris le petit cachet de secours et cela fait maintenant plus de trente-six heures que les rapports à risques ont eu lieu. Avec dépit, elle constate que sa mémoire lui a encore fait défaut, emportée par le tourbillon Erwann : l’arrivée à la villa, la fille dans l’interphone, l’errance, Richard, et puis le sommeil qui l’avait saisie, ensuite Erwann, leurs retrouvailles merveilleuses et leurs rapports… non protégés.

Non protégés, à nouveau.

Oh seigneur.

Deux hommes en moins de vingt-quatre heures et dans tous les cas, le risque. Le risque bien réel, quoique de plus en plus improbable, qu’elle tombe enceinte. Un risque infime donc. Jusqu’à la trentaine, une ovulation sur cinq donne suite à une fécondation. Le chiffre décroit après trente-cinq ans. Alors, à quarante ans, la probabilité est de quoi… une sur vingt, sur trente, sur cent ? Autant dire quasiment nulle. Se rassurer. Ne pas paniquer.

Elle peut toujours passer dans une pharmacie de garde à la première occasion. Il lui reste encore quelques heures.

De toute façon, à ce stade, les dés sont jetés.

Gwendoline ressort des toilettes, livide. Elle tombe sur Erwann qui prépare leurs boissons chaudes au distributeur.

— Ça va ? s’enquiert-il. On dirait que tu as vu un fantôme.

— Juste besoin d’un remontant, répond-elle en désignant la machine sophistiquée qui débite les commandes à la chaîne.

— Sors prendre l’air, cela te fera du bien. Je te rejoins.

Elle acquiesce. Alors qu’elle se fraye un chemin au milieu des usagers, elle remarque les regards horrifiés que jettent les personnes en direction de son compagnon. Elle ralentit sa cadence et observe les visages qui l’entourent. La cicatrice qui lui barre la joue n’est certes pas belle à regarder, mais ce n’est pas une bête de foire non plus, pense-t-elle pour elle-même.

Elle a mal pour lui, sachant combien il est difficile d’être constamment jugé pour quelque chose qu’on ne maîtrise pas, sur lequel on n’a pas de pouvoir. En ouvrant la porte de sortie, elle défie du regard une femme d’une cinquantaine d’années, qui se montre particulièrement insistante envers son compagnon. Lorsque la femme se rend compte qu’elle est prise en flagrant délit, elle baisse les yeux vers ses pieds et Gwendoline sort, excédée.

Assise sur l’herbe défraichie par la sécheresse, Gwendoline sort son téléphone de son sac. Voilà un jour qu’elle ne l’a pas consulté. Elle redoutait d’y trouver un message désagréable d’Alexandre. Trois nouveaux messages non-lus. À contrecœur, elle ouvre la boîte de réception. Le premier est du père de sa fille :

« Pourquoi n'as-tu pas emmené Emma chez le coiffeur ? Et elle me dit que tu as oublié son dossier d’inscription pour le sport ! Ses branches de lunettes sont desserrées, ça fait plusieurs semaines que je vois ça, faudrait vraiment que tu t’en occupes. Je te la ramène avant dix-sept heures, je serai en avance pour éviter les bouchons. »

Gwendoline ferme les yeux et s’allonge sur l’herbe rabougrie, aux prises avec une anxiété montante : t’as qu’à le faire, y’a qu’à y penser, fais-le, n’oublie pas... cela s’arrêtera-t-il un jour ?

La tête posée le sol, elle porte son smartphone au-dessus de son visage devant le soleil, très haut dans le ciel d’azur. Ainsi, elle atténue la trop forte luminosité de ses rayons agressifs. Deuxième message, de sa mère cette fois.

« Je t’ai préparé de la ratatouille et des haricots verts du jardin, cuits à la vapeur. Je te les déposerai en allant au cimetière. Bisous ma fifille. »

Sa mère qui continue à s’occuper de ses enfants malgré les circonstances. Le cimetière deux fois par mois depuis vingt-huit ans. Inlassablement. Une abnégation qu’on ne retrouve que chez certaines personnes. Comme pour rattraper ses erreurs du passé, comme pour effacer les manquements d’un autre temps. « Fifille », Gwendoline sourit. Il y a des liens qui auront bon s’effilocher, être usés jusqu’à la corde, jamais ils ne se couperont. Le cordon ombilical est de ceux-là. Invisible mais indestructible, quoi qu’il arrive, malgré les colères, les reproches, les rancœurs... et la mort.

Troisième message. Alexandre :

« Je comprends et je vous remercie. »

Gwendoline est soulagée. Finalement, les remarques désagréables ne sont pas arrivées de là où elles les attendaient. L’anxiété retombe. Elle profite des rayons du soleil de ce bel été indien, un entre-deux partagé entre la chaleur pugnace de l’été caniculaire qu’ils viennent de supporter et les premiers signes colorés de l’automne qui se profile.

Son inquiétude concernant son oubli de pilule est passée, détournée par d’autres sollicitations. Elle est dans l’ici et maintenant. Qu’importe ce qui doit arriver, elle n’a pas d’emprise sur ces choses-là. À quoi bon se mettre la rate au court-bouillon, comme dirait sa grand-mère.

Depuis ses retrouvailles avec Erwann, elle constate qu’un profond sentiment de sécurité l’habite. Lui a beau se voir comme un monstre et les gens le dévisager comme un phénomène de foire, elle ne le regarde qu’avec les yeux de l’amour. Il est depuis longtemps son prince charmant. Depuis ce premier soir d’avril où elle l’avait rencontré. À l’occasion de leur shooting, il avait pris son sac de fringues pour le jeter sur son épaule et le porter dans les escaliers qui les menaient en haut du pont. Le geste était fort : il l’avait délestée d’un poids. Cette soirée-là avait révélé aux yeux de Gwendoline quelque chose qui ne s’était jamais démenti par la suite : Erwann était bon, bienveillant, prévenant. Et depuis, cela n’avait fait que se confirmer.

Même son arrivée inappropriée à l’hôpital n’avait pas dérogé à la règle : elle avait lu l’inquiétude dans ses yeux, le souci qu’il se faisait d’elle et de sa santé. Jamais personne n'avait eu tant de sollicitude à son égard, en dehors de sa mère, par certains côtés. Et elle avait besoin de cela. Depuis dix ans qu’elle gérait le quotidien seule, supportant toutes les obligations que son ex-mari avait rejetées sur ses frêles épaules, elle croulait sous le poids des responsabilités.

Ses trous de mémoire n’étaient peut-être pas liés à la maladie d’Alzheimer qui avait sévi dans sa famille, mais tout simplement à un burn-out qui lui pendait au nez. Depuis quelque temps, Gwendoline sentait qu’elle n’en pouvait plus. Manuella avait raison à l’hôpital, elle avait trop tiré sur la corde ces dernières années, jonglant entre toutes ses contraintes. Sa fille avait été sa priorité et elle avait rempli son rôle haut-la-main, mais à quel prix ? Combien de plumes y avait-elle laissées ?

À quarante ans, après dix années pleinement consacrées à l’éducation d’Emma, à s’oublier elle-même, le constat est là, implacable : Gwendoline est en bout de course, essoufflée, rincée, la langue pendante. Le fait qu’Erwann prenne le relais, la déchargeant d’une partie de son fardeau, est apaisant.

Malgré ses maladresses et son caractère autoritaire, le Breton arrive tel le chevalier servant pour délivrer la princesse ensevelie sous la charge d’un quotidien écrasant. Il sait. Il voit ses cernes, ses joues creusées, son corps affaibli. Et il agit. Il prend les rênes et elle se laisse guider, trop heureuse de pouvoir enfin se reposer sur l’épaule de quelqu’un.

Elle n’attend pas qu’il lui offre monts et merveilles mais s’il veut la gâter, elle est d’accord. Même si elle ne peut pas nier la richesse de son amant, elle sait que cela n’est pas ce qui lui a plu chez lui. Elle ne connaissait pas l’étendue de son patrimoine au début, mais elle était déjà sous le charme de ses manières de gentleman. Alors s’il souhaite lui offrir une voiture, pourquoi pas, tant que c’est un bonus, tant que cela n’installe pas de dépendance pécuniaire entre eux. Elle a toujours été libre financièrement, pourtant Dieu sait si elle aurait pu se laisser acheter, mais cela n’a jamais été une option. Erwann n’est pas qu’un compte en banque bien garni. Il est tellement plus. Même accablé par ses derniers mois, amoché physiquement et émotionnellement, il continue de prendre soin d’elle avant de se soucier de lui.

Elle le voit dans chacun de ses gestes, elle l’entend dans chacun de ses mots. Ils se sont prouvés qu’ils ne s’aimaient pas pour les mauvaises raisons : lui pour son argent, elle pour son corps. Pour autant, Erwann adore lui faire l’amour et elle apprécie qu’il soit à l’aise matériellement. Au-delà des sentiments sincères, il y a un échange de bons procédés. Et ce n’est pas qu’à ce niveau-là. Elle est posée et a la tête sur les épaules quand le caractère impétueux de son amant l’incite à agir sans réfléchir. Elle le calme et il la booste, chacun tempérant l’autre dans ses excès. Entre eux deux, un équilibre se dessine.

Quand elle le voit sortir de la boutique de la station-service, les mains chargées de leurs cafés, elle retombe amoureuse de lui. Comme à chaque fois qu’il apparaît quelque part. Il est juste absolument parfait dans ses imperfections. Il est juste lui et pas un autre. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas. Elles se vivent, tout simplement.

Avec lui à ses côtés, elle se sent plus forte, y compris pour avoir cette conversation qu’elle redoute et qu’elle ne peut plus éviter...

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