Chapitre 44 : Mansuétude

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— Il dort encore ?

— Ouais.

Comme tous les jours depuis que Quentin est en convalescence chez Erwann, Gwendoline débarque à l’heure du petit-déjeuner, une fois sa fille partie à l’école. Étant donné qu’elle a une agence de moins et peu de missions à son actif, elle profite d’avoir du temps libre et Erwann sous le coude, pour lui rendre visite quotidiennement. Tant qu’il est à Nantes, elle savoure ces quelques heures d’intimité volées, avant que ce dernier ne replonge dans son ordinateur et ses soins d’infirmier en service d’addictologie, et qu’elle ne retourne à ses recherches d’emploi infructueuses.

— T’es sûr qu’il n’est pas mort ? demande-t-elle en souriant.

— Il respire encore. Et il expire toujours autant d’éthylène. Une vraie distillerie. J’aère tous les jours. Le papier peint se décollerait sinon.

Elle sourit.

— Ça fait trois jours qu’il pionce quand même. Il mange au moins ?

— Non. Il boit.

Elle arque un sourcil.

— De l’eau.

Assis sur la banquette de la terrasse, entre cafés et viennoiseries, la discussion tourne toujours autour du cas du tatoueur, « encourageant » selon Erwann, « désespéré » de l’avis de sa partenaire. Elle s’échine à lui ouvrir les yeux sur sa trop grande générosité d’âme pour un homme qui ne les a pas épargnés depuis le début de leur romance.

— T’en as pas marre de jouer les garde-malade ?

— Je peux bosser de chez moi, c’est pas un problème. J’avais plein de post-traitements en retard, ça tombe très bien que je sois bloqué ici. Ça m’oblige à me mettre à jour. Regarde comme tu déteins sur moi : toujours voir le bon côté des choses !

Elle sourit de plus belle. Lui, en revanche, ne déteignait pas du tout sur elle, malgré le temps passé ensemble. Si Erwann avait l’air d’avoir passé l’éponge sur les affres de son meilleur ami, elle nourrissait toujours une rancune tenace envers Quentin.

— Tu pourrais le renvoyer chez lui, non ?

— Il serait seul.

— Bah, il en a l’habitude, j’imagine, pour un célibataire endurci.

Et queutard de première.

— Je le renverrai quand j'aurai réussi à savoir ce qui lui arrive. J’attends juste qu’il soit suffisamment d’attaque pour une confrontation musclée. Et cette fois-ci, je ne vais pas le lâcher. Que ce soit de gré ou de force, je vais lui faire cracher le morceau et non ses dents, comme la dernière fois.

Elle éclate de rire.

— Tête de mule.

— C’est pour ça que tu m’aimes.

— Pas que, pas que. Tu as quelques autres qualités.

— Il m’en reste encore ? réplique-t-il hilare. T’es sûre ?

— Tu es bon, Erwann, dit-elle en l’embrassant. Meilleur que moi, je dois dire. Je me targue toujours de vouloir faire le bien autour de moi, mais je n’ai pas ta bonté, ni ta patience, avec celui-là. Je trouve admirable que tu lui aies pardonné. Si cela n’avait tenu qu’à moi, je l’aurais laissé crever comme un chien.

— Mais non, tu aurais fait pareil à ma place, argue-t-il. C’est juste que tu ne le connais pas comme je le connais. Tu l’as vu deux fois dans ta vie. Je le connais depuis la nuit des temps. C’était mon partner in crime avec Richard. Trois inséparables.

— Et ça excuse tout ?

Erwann soupire, pose son morceau de croissant et s’essuie les mains et la bouche. Puis saisit délicatement son bras gauche, dont il relève la manche de son pull moulant, dévoilant le tatouage qui court de long en large sur l’intérieur de son avant-bras : « Pardonne-leur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ».

— Qu’y a-t-il écrit ?

— Je le connais mon tatouage, réplique-t-elle avec un sourire en coin.

— Si tu as été capable de pardonner à Stéphane malgré ce qu’il a fait, alors je peux en faire autant pour mon ami d’enfance, non ?

Le souvenir de cet épisode douloureux, au cours duquel Stéphane l’avait contrainte à avorter, à l’annonce de sa grossesse accidentelle, lui revient, amer. Pourtant, elle ne lui en veut plus. Devant la pertinence des propos d’Erwann, elle s’incline :

— Touché. Coulé.

— J’aime quand tu me donnes raison.

— Je t’accorde celui-là, mais ne t’y habitues pas trop, s’exclame-t-elle. Je déteste avoir tort !

— Bretonne !

Le lendemain, au bout du quatrième jour de récupération physique et mentale, après la visite de Gwendoline, Quentin accepte de s’alimenter pour la première fois, lorsqu’Erwann lui apporte un plateau-repas dans sa chambre. Ses tentatives antérieures n’avaient pas abouti, le tatoueur n’arrivant pas à émerger avec suffisamment de force de son état comateux.

— Tu te sens capable de te doucher après ? demande Erwann, de ce ton abrupt qu’il emploie lorsqu’il parle au convalescent.

— Ouais... je crois.

— Bien. Je t’ai mis un short et un tee-shirt propres dans la salle de bain. Tant pis pour le caleçon, tu feras sans pour cette fois. J’en profiterai pour changer les draps. Ils daubent.

Quentin acquiesce.

— Je te laisse. J’ai du boulot.

Le matin suivant, Erwann s’adonne au même rituel. Il ouvre les volets en grand pour aérer la pièce, d’où s’échappent toujours des relents nauséabonds. Il veille à masquer la trop grande luminosité avec une partie des rideaux épais pour éviter d’exploser les yeux du malade, plus habitués à la semi-obscurité depuis qu’il est arrivé ici. Ensuite, il lui apporte un plateau chargé de victuailles. La veille, Quentin n’avait fait que picorer mais, aujourd’hui, il se jette sur la nourriture comme si sa vie en dépendait.

— Tu veux sortir un peu ? interroge Erwann, dont le ton se révèle plus conciliant. Aller sur la terrasse ?

— Je sais pas... Ma tête tournait encore pas mal hier quand j’ai pris ma douche.

— C’est normal, t’avais presque rien dans le bide. Il faut que tu prennes un peu le soleil, t’es blanc comme un cul.

Une fois le premier repas englouti et la douche effectuée sans encombre, Erwann aide Quentin à descendre les escaliers. Ce dernier se tient au garde-corps comme s’il allait se casser la figure, ses jambes semblant sur le point de se dérober sous son poids. Dès que le souffrant est installé sur le fauteuil de la terrasse, Erwann prend place face à lui autour de la table basse, et attaque d’emblée :

— On t’a diagnostiqué une saleté, non ?

— Hein ? Non, pourquoi tu dis ça ?

— T’as l’air mourant.

Voyant où il veut en venir, Quentin se referme sur lui-même, telle une huitre dont on voudrait extirper la perle.

— Crache le morceau, sérieux. Je ne t’ai pas remis en état pour que tu fuies à nouveau et retourne dans tes conneries. Ne ruine pas mes efforts, il n’y en aura pas d’autre.

— Je ne suis pas malade, je t’ai dit.

— J’ai bien entendu. Donc j’attends la véritable explication. Tu me dois bien ça.

Son index désigne sa cicatrice, comme un reproche inaudible. Quentin grimace, le visage contrit.

— Désolé pour ça. Ce n’était pas voulu. Heureusement, cela ne la dérange pas.

— Tsssss.

— Je suis sérieux. Je suis content pour toi. Qu’elle soit revenue.

Au même instant, on toque à la porte. Erwann se lève et déclare :

— C’est Gwen. Un mot de trop et je te démonte.

— Tu tirerais sur une ambulance ? s’enquiert Quentin, avec un rictus gêné.

— Je te roulerais dessus avec s’il le fallait.

Le voilà prévenu. Les pupilles dilatées de son hôte ne mentent pas, il le sait bien. Conscient qu’il n’aura pas la force physique pour s’opposer à un Erwann en colère, Quentin s’oblige à faire profil bas. À peine remis, il n’a pas du tout envie qu’on le jette à la rue.

La compagne d’Erwann débarque du salon toute guillerette et s’arrête dans l’encadrement de la baie vitrée, vêtue d’un pantalon large blanc et d’un crop top kaki, parfaitement assortis à ses yeux verts. Tiens, depuis quand a-t-elle des seins celle-là ? Elle était plate comme un limande la dernière fois qu’il l’a vue.

— Quentin, bienvenu parmi nous ! s’exclame Gwendoline, plus en verve que jamais. Ravie de te voir ressuscité d’entre les morts. Encore que ta disparition ne m’aurait pas causé grande peine, pour être honnête.

— Elle, par contre, elle tire à bout portant, signale Quentin à Erwann, qui, d’un simple regard, lui ordonne aussitôt de se taire.

Ok... on ne touche pas à ta femme, aussi pénible soit-elle.

Erwann s’assoit et ouvre son portefeuille, dont il sort une énorme liasse de billets qu’il balance sur la table, sous le regard sidéré de ses invités. Puis demande, à l’intention de Quentin :

— Combien je te dois ?

— Hein ? Pour ?

— Ta séance avec Gwen.

— Erwann.... c’est pas à toi de faire ça, intervient cette dernière.

Et sûrement pas autant ! Je ne suis pas Zahia !

— Tu me dois rien, n’importe quoi.

— Combien t'a coûté ton rendez-vous avec elle ? redemande Erwann, très sérieusement.

— Pourquoi tu veux savoir ça ?

— Pour te rembourser. Comme ça on efface tout et on repart du bon pied.

Du bon pied, c’est peut-être vite dit.

— Erwann, c’est à moi de le faire, s’immisce-t-elle encore.

— Non, on n’en serait pas là si tu ne m’avais pas rencontré. Toi, tu as rempli le contrat en respectant ta part du marché. Tu n’as rien à te reprocher.

Sous le regard médusé de Quentin, Erwann insiste :

— Combien ?

— Je sais plus… Cent euros, je crois.

— Cent euros ? répète Gwendoline, étonnée. Ah mais en fait tu ne m’as même pas touchée, espèce de con !

Erwann ne relève pas l’insulte.

— Tu confirmes ? demande-t-il à l’intention de Quentin, en levant un sourcil interrogateur.

— Ouais. J’avoue. Je ne l’ai pas touchée. J’avais pas assez d’espèces sur moi. Et on ne négocie pas avec elle.

— Ah oui, ça c’est vrai ! dit-elle, hilare, en levant la main. Donc, là, oui, on s’est bien rencontrés puisque tu sais comment je procède. Mais tu ne m’as jamais touchée, ni même vue à poil. C’était bien la peine de nous faire tout ton cinéma pour ça !

— Bien. Voilà tes cent balles.

Erwann lui tend un billet vert et reprend :

— Et pour les dégâts que j’ai causés chez toi ?

— Pfffff, n’importe quoi.

— Dis.

— L’assurance a tout pris en charge.

— Bien, maintenant, toute cette histoire peut être oubliée.

Erwann ramasse sa liasse de billets, avant de servir une tasse de café à Gwendoline, qui n’a pas l’air décidé à en rester là.

— Et pour la cicatrice, il va te prêter son visage ? grogne-t-elle. Encore que je n’en voudrais pas à ta place...

— Ben dis donc, elle est en forme, remarque Quentin le nez dans son mug. Tu ne dois pas t’ennuyer avec elle.

— Quentin, boucle-là, sérieux.

Tandis qu’elle mélange distraitement le lait dans son café, et que Quentin et Erwann mangent en silence, soudain, elle s’exclame :

— Ah putain, mais je me souviens de toi, maintenant ! Ton affreux tatouage dans le dos, je savais bien qu’il me disait quelque chose quand je t’ai lavé dimanche. Qu’est-ce qu’il est moche. Je m’étais déjà fait la réflexion quand tu étais venu me voir. Pour un tatoueur, c’est pas permis d’avoir un truc aussi immonde sur la peau. Et puis, t’es circoncis, en plus, si ma mémoire est bonne ?

Erwann et Quentin se regardent mutuellement, puis la regardent, ahuris.

Oups, elle a mis les pieds dans le plat, là.

— Ben, oui désolée, s’excuse-t-elle avec un grand sourire auprès d’Erwann, mais c’est le genre de détail que je connais.

— T’es circoncis, toi ? demande Erwann à Quentin.

— Ouais.

Elle avale une première lampée puis se lève en emportant la tasse avec elle.

— Bon, ben, je vais vous laisser. Vous avez des tas de choses à vous raconter. À plus tard, petite bite.

Quentin recrache sa gorgée de café sur la table, ce qui fait lever les yeux au ciel de son hôte.

Elle n’en loupe pas une.

— Erwann, je peux te parler, le somme-t-elle sur le point de pénétrer dans le salon adjacent. En privé.

Passant outre l’attitude autoritaire de sa compagne, il se lève à sa suite et referme la baie vitrée derrière eux. Puis la raccompagne jusque dans le vestibule. Il aurait apprécié qu’elle se montre plus compréhensive vis-à-vis de la situation mais ne s’attarde pas sur son excès de zèle.

— Je ne lui fais pas confiance.

— Sans dèc ? Tu t’es pourtant montrée si charmante.

L’ironie ne lui échappe pas, mais elle n’en a cure.

— Nan parce que « les bons comptes font les bons amis », d’accord, mais là, il s’en sort super bien ! s’insurge Gwendoline. Nourri, logé, retapé, assuré et remboursé. Tu veux pas qu’on lui fasse envoyer des fleurs non plus ?

Erwann la regarde, amusé.

— Je croyais que tu me trouvais beau avec ma cicatrice, la taquine-t-il.

— Évidemment. Tu es le plus beau mec que je n’ai jamais rencontré, avec ou sans ta balafre. Mais je trouve qu’il s’en tire à bon compte. Il n’a gardé aucune séquelle de ce qui s’est passé entre vous et en plus, voilà que tu t’occupes de lui, comme si tu avais quelque chose à te reprocher. Alors que vous êtes quittes ! C’est quoi l’idée, maintenant, tendre l’autre joue ?

Il aimerait lui rétorquer qu’elle avait fait pareil avec lui, qu’il avait enchainé les erreurs, et qu’elle lui avait tout pardonné, mais elle lui répondrait évidemment que cela n’avait rien à voir, car lui, elle l’aimait.

— Désolée mais je le trouve trop faux cul, ce mec. Un jour, il me déglingue, sans mauvais jeu de mots, et le lendemain, il est doux comme un agneau. Il est bipolaire ou quoi ?

— Gwen... je comprends que tu sois inquiète, et toujours en colère visiblement, mais je voudrais connaître le fond du problème avec lui.

Erwann la prend dans ses bras, espérant ainsi la voir cesser de s’agiter comme une mouche prise dans une toile d’araignée. Il resserre son étreinte, et elle se laisse aller contre son torse, nichant son visage dans son cou, avant de lui murmurer :

— Je ne peux pas lui pardonner, désolée.

— Je ne te le demande pas. Laisse-moi gérer cette situation à ma façon.

Lorsqu’Erwann reprend place sur la terrasse face à son pote, ce dernier s’abstient de tout commentaire, encore que son visage soit éloquent et que ses yeux parlent pour lui. « Sacré numéro ta nana », semble-t-il se dire à lui-même. À moins que cela ne soit : « mon dieu mais dans quel guêpier tu t’es fourré avec elle ! » Quoi qu’il en pense, Quentin le garde pour lui, ce dont Erwann lui sait gré. Voyant que le convalescent a retenu la leçon de leur dernière engueulade, l’infirmier improvisé se lance :

— Bon. On en était où ?

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