Chapitre 54 : Matricule 455672

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À la fin de ses quarante-huit heures de garde à vue, au moment de lui servir un café infect et des gâteaux secs en sachet, un policier prévient Erwann qu’il va être déféré à la première heure aujourd’hui, devant la Procureure de la République. Il hoche la tête pour toute réponse. Le verdict va bientôt lui être rendu afin de savoir si oui ou non on va l’envoyer derrière les barreaux.

Génial.

Alors qu’il est sur le point de partir, menottes aux poignets, il se voit apporter un sac de courses en toile. En l’ouvrant, il reconnait le pantalon, le pull et les sous-vêtements qui gisent à l’intérieur. Ce sont les siens. Interloqué, il regarde l’officier de police face à lui.

— Votre femme les a déposés tôt ce matin à l’accueil, lui explique ce dernier. Pour votre audience.

Ma femme. Gwen.

Erwann déglutit.

— Merci. Est-ce qu’elle a... dit quelque chose ?

— Non. Habillez-vous, on vous attend pour partir.

Tandis qu’on l’enferme une nouvelle fois pour revêtir ses affaires propres, Erwann est sur le point de craquer dans la cellule, mais se retient in extremis. Il se répète l’information en boucle. Elle est venue.

Seigneur, elle est venue. Gwen ne m’a pas abandonné...

Ses yeux piquent. Il renifle un bon coup et tape à la porte de la cellule.

Désormais vêtu décemment, mais toujours menotté, Erwann s’avance vers le tribunal, accompagné de son avocate et entouré de ses gardes du corps, deux policiers avec képi sur la tête et arme à la ceinture.

Maître Granjouan lui fait un topo rapide sur ce qu’il doit dire et faire. Suivant les conseils de cette dernière, durant l’audience, il affiche l’attitude d’un enfant de cinq ans ayant commis une énorme bêtise. Malheureusement, marcher tête baissée et faire amende honorable ne suffit pas pour attendrir la Procureure de la République du Parquet de Nantes, qui se montre intraitable à son égard. Son casier judiciaire a beau être vierge, étant donné que l’affaire avec Jocelyn Prigent n’a pas encore été jugée en correctionnel, le photographe se retrouve quand même écroué.

Voilà ce qu’on lui annonce à la fin de cette entrevue expéditive. Il est neuf heures trente et sa vie vient de basculer.

— Le juge d’instruction désigné par la Proc’ est rennais, lui signifie Marylène Granjouan, à la sortie du tribunal.

— C’est un problème ?

— Non. Mais attendez-vous à être transféré dans une maison d’arrêt à proximité. C’est souvent la zone géographique d’exercice de celui qui est en charge de l’enquête qui détermine le lieu d’affectation de la détention provisoire. D’autant que la nouvelle prison de Nantes est saturée, victime de son succès.

Erwann souri, amusé par son trait d’humour. Il ne la savait pas si drôle. Il faut dire qu’ils n’avaient jamais passé autant de temps ensemble que jusqu’à récemment. Il la regarde d’un autre œil désormais, au même titre qu’elle aussi doit le voir sous un jour différent, après tout ce qu’elle a entendu au cours de son audition. Erwann ne sait pas comment il a réussi à dépasser la honte qui l’avait écrasé au cours de ces dernières heures, mais étrangement, une certaine complicité se développe entre les deux individus. Et plus il apprend à la connaître, plus il l’apprécie.

— Ma compagne vit à Nantes et ma fille est à Crozon, explique-t-il. Où que j’aille, ce sera compliqué de toute façon.

— Alors Rennes pourrait être un bon compromis pour vous. C’est à mi-chemin entre ces deux endroits. Et la prison est presque aussi récente que celle de Nantes. Les conditions de détention y sont bien meilleures qu’à une époque.

— Vous voulez dire que j’ai de la chance ?

— Je n’irai pas jusque-là, répond-elle en souriant. Je ne vous ferai pas l’apologie de ce genre d’endroit, mais certains ont connu pire, je vous assure.

Il la croit sur paroles. Il avait lu un papier dans lesquelles les prisons françaises, dont celles de Nantes et de Rennes, avaient été qualifiées de « vétustes », « d’insalubres » et de « honte pour la dignité humaine ». Elles avaient toutes deux été démolies et réhabilitées depuis, comme de nombreux établissements pénitenciers. D’ailleurs, en 2018, Erwann avait eu la curiosité d’aller visiter une magnifique exposition, intitulée « Entrez libre », qui avait pris vie sur l’ancien site de la prison de Nantes, située en plein centre-ville. Dix artistes y avaient exposé leurs œuvres sur le thème de l’enfermement. Ironie du sort, il avait même regretté de ne pas y avoir participé. Pas sûr qu’aujourd’hui, l’expérience le tenterait.

— Prenez votre mal en patience, Monsieur Le Bihan, lui conseille l’avocate. Essayez de voir le positif là où il se trouve, même s’il n’y en a pas beaucoup.

La magistrate parle comme sa compagne et cela lui plaît. Dans cette plongée angoissante dans un univers où il n’a jamais mis les pieds, au même titre que le discours optimiste de Gwendoline, celui de Maître Granjouan lui fait du bien. Erwann s’y accroche de toutes ses forces.

Son avocate le rassure encore :

— Vous pourrez toujours faire une demande ultérieurement, pour changer d’établissement, dans le cadre d’un rapprochement familial. Soit à Nantes, soit à Brest, pour votre fille.

L’idée est bonne. Cela dit, vu la lenteur de l’administration française, si la pénitentiaire avance au même rythme, ce n’est pas demain la veille qu’il allait déménager pour être au plus près de sa gamine.

Manon...

Son cœur se serre. Que peut-elle bien penser à cet instant ? Qu’est-elle en train de faire ? Richard et Gwendoline ont-ils réussi à la rassurer après sa défection pour Disney ? Son esprit n’arrête plus de ruminer ces dernières heures. Il ne pense qu’à elle, et à Gwendoline. Les deux femmes de sa vie. Il va tellement les décevoir avec de telles accusations sur le dos. Viol, le mot revient sans cesse. Le pire des crimes. Quel père peut-il encore être pour sa grande ? Quel exemple lui donne-t-il ?

Maintenant qu’il a la certitude de se retrouver entre quatre murs, son corps se met en pilotage automatique et s’exécute chaque fois qu’on lui donne un ordre. Monte. Descend. Attends. Reste là. Bouge pas. Avance. Arrête-toi. Une litanie de directives qu’il suit comme un robot, déshumanisé.

L’avocate avait vu juste. Au retour dans sa cellule, après sa comparution au Parquet, on l’informe de son transfert pour la maison d’arrêt de Rennes-Vézin-Le-Coquet, où une place libre l’attend. « Libre », voilà bien un mot qui ne veut plus rien dire pour lui.

Erwann se tient à présent debout dans une petite salle pour une dernière fouille à nu, avant le grand départ. Une de plus. On lui a déjà pris ses empreintes digitales, sa tronche en photo sous tous les profils et même sa salive avec une sorte de cotons tiges pour les tests ADN, alors il n’est plus à ça près. Il n’a jamais été autant étudié sous tous les coutures.

— Mettez-vous de dos, lui ordonne-t-on. Baissez-vous comme si vous vouliez vous asseoir accroupi. Toussez. Terminé, vous pouvez vous rhabiller.

Son transfert est imminent. Lorsque deux hommes viennent le chercher, il est prêt, calme et coopératif. Impatient même. Il en a marre d’être là. Il abandonne sans regret sa minuscule cellule au confort plus que spartiate, sans autre équipement qu’un simple lit de camp soudé au mur, pour un inconnu dont il espère tout. Et même si ce qui l’attend là-bas ne sera guère mieux qu’ici, il a envie de voir autre chose. De changer d’air.

— Le Bihan, on y va.

On lui remet les menottes et, à la porte du véhicule, on lui rajoute les entraves aux pieds. Pourtant, il n’est pas considéré comme un détenu dangereux, mais plus rien ne l’étonne. Il quitte le Commissariat de Waldeck-Rousseau sous bonne escorte, direction la maison d’arrêt de Rennes, à une centaine de kilomètres plus au nord. Personne n’est encore au courant de sa nouvelle destination. Il ne pourra prévenir sa famille de sa nouvelle affectation que lorsqu’il aura pris ses quartiers dans son prochain lieu de résidence.

À son arrivée au centre pénitencier de Vézin, Erwann est contraint à une nouvelle fouille intégrale. Il ne s’en offusque plus. Comme si se déshabiller devant des inconnus n’était plus qu’une formalité, sa nouvelle normalité. À cette occasion, pour la première fois depuis son arrestation, on lui propose une douche, qu’il accepte avec soulagement.

En se nettoyant à fond, il repense à sa dernière douche, prise en prévision de la venue de Gwendoline chez lui. Bien sûr, il avait mis les petits plats dans les grands pour l’accueillir comme il se doit, parfumé et impeccable de la tête aux pieds. Malgré la beauté de ses souvenirs, son corps n’a aucune réaction. Sa libido est en berne. Et il n’y a pas que ça dont il est dépossédé en prison. Au sortir des sanitaires, on lui confisque ses bijoux : la bague que sa mère lui a offerte, le collier qu’il portait au moment de son arrestation, ainsi que ses deux anneaux d’oreilles. On lui indique que seules les alliances et les montres sont autorisées ici, mais il ne portait pas la sienne lorsqu’on l'a fait sortir brutalement de son lit. Et son alliance, bien évidemment, cela fait longtemps qu’il ne l’a plus. Une nouvelle pensée pour Gwendoline lui noue la gorge.

Il reçoit un nouveau choc lorsqu’on lui administre un numéro d’écrou. Une suite de chiffres qui lui rappelle le tatouage que portaient les déportés au sortir des camps de concentration. Simone Veil arborait fièrement le sien au bras, comme un rappel et une revendication de son passé.

En échange de ses papiers d’identité abandonnés à la « caisse », on lui remet une trousse de toilette comprenant des produits d’hygiène corporelle, qu’il liste rapidement : dentifrice, brosse à dent, savonnette, papier hygiénique, rasoir. Le strict minimum, évidemment, mais qui sera largement suffisant ici.

Après une visite chez le médecin, il rencontre le directeur de la prison, pour un entretien d’entrée obligatoire.

— Monsieur Le Bihan, matricule 455672. Ici, vous serez appelé par votre nom de famille ou par votre numéro d’écrou. Retenez-le bien, il servira à toutes vos correspondances.

— D’accord.

— Vous allez être placé dans une « cellule d’attente » un certain temps, afin de définir votre profil.

— Mon profil ?

Alors le directeur lui explique. Comme tous les primo-délinquants, Erwann est parqué pour quelque temps dans le quartier des nouveaux arrivants, afin d’y étudier sa personnalité. Cette précaution permet de déterminer par la suite, dans quel secteur et avec quel codétenu il sera affecté. Une étape essentielle au bon fonctionnement de la structure de détention : elle permet d’éviter de mettre des personnes fragiles ou vulnérables à la merci des gros durs ou des récidivistes, habitués à une ambiance plus violente et sans pitié.

Car ici, tout le monde est mélangé, lui explique encore le directeur. Les maisons d’arrêt reçoivent en priorité les prévenus qui sont en instance de jugement, comme lui. Mais également les détenus condamnés à des peines inférieures à deux ans, ou ceux dont la peine est presque terminée, et qui doivent en finir le reliquat. On y trouve aussi des prisonniers qui attendent leur transfert dans un autre établissement pénitencier, plus adapté à leur cas.

Ainsi, sur la cour de promenade, peuvent se retrouver toutes sortes de personnalités, de celui qui a commis le plus menu larcin au professionnel du grand banditisme. Erwann prend conscience qu’il va côtoyer de bons pères de famille presque inconnus du système judiciaire, comme des sommités de la délinquance qui n’ont plus rien à prouver pour asseoir leur légende. Comme toutes les maisons d’arrêts, celle de Rennes-Vézin connait un énorme turn-over, beaucoup plus que les autres établissements de l’administration pénitentiaire et, chaque jour, de nouvelles têtes apparaissent et disparaissent comme par enchantement.

— Pour le moment, vous n’aurez pas de codétenu, mais ça changera sûrement. Il faut vous y préparer.

Erwann acquiesce. Il n’est préparé à rien mais il se fera à tout visiblement. Pour survivre, l’être humain s’adapte, a-t-il toujours entendu. Alors il s’adaptera.

— Vous pratiquez une religion ? lui demande le directeur.

— Non. Mon père était juif mais ma mère m’a plutôt éduqué comme un chrétien. Cela dit, je ne suis ni l’un, ni l’autre.

— D’accord. Ici, toutes les confessions sont représentées, sauf les bouddhistes, beaucoup moins nombreux. Bizarrement, eux, on ne les voit que très rarement en détention.

Le directeur lui précise que les détenus ont la possibilité de rencontrer un imam, un aumônier et un rabbin, s’ils le souhaitent. Ils ont également à leur disposition des intervenants cultuels orthodoxes, protestants ou Témoins de Jéhovah.

— Vous pourrez les rencontrer sur leurs heures de présence au centre pénitencier.

— Je ne suis rien de tout cela.

— Si je vous en parle, c’est qu’il faut saisir toutes les occasions de sortir un peu de votre cellule. Et ils sont très gentils et tolérants. Personne ne viendra vous dire ici que vous méritez ce qui vous arrive, quoique vous ayez fait. D’ailleurs, en dehors de moi, le personnel n’a pas accès à votre dossier. Je suis le seul à connaître les véritables raisons de votre détention. Les surveillants ne savent pas pourquoi vous êtes là, donc vous ne serez pas jugé sur votre passé mais sur votre comportement au quotidien.

Cela est vrai dans une certaine mesure, ajoute le directeur, car à ce stade de sa détention, l’affaire n’a pas été rendue publique. Les choses se compliquent souvent lorsque l'enquête ou le procès sont médiatisés, quand la presse s’empare de l’histoire pour en faire ses choux gras. À ce moment-là, codétenus comme surveillants de prison peuvent évidemment être mis au courant. Mais dans le cas d’Erwann, jusqu’à présent, rien n’avait encore fuité.

— Je ne peux donc que vous conseiller de ne pas faire de vague et de vous tenir à carreaux. Quelle que soit l’issue de votre enquête, une conduite exemplaire sera forcément portée à votre crédit. Cela est dit dans votre intérêt, Monsieur Le Bihan. En cas de conflit ou de demande particulière, adressez-moi un courrier et je verrai ce que je peux faire pour vous.

Le discours se veut rassurant mais résonne comme un avertissement. Erwann est prévenu. Il sait à quoi s’en tenir désormais.

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