Chapitre 58 : La terreur
Lorsqu’elle se gare sur le parking près de chez sa thérapeute, Gwendoline est en avance. Une fois le moteur coupé et la musique éteinte, c’est le silence de l’habitacle qui l’accueille. Elle laisse ses pensées vagabonder en scrutant les passants. Assise sur le siège, elle pose son front contre la vitre, le regard perdu dans le vague. Perdue... voilà ce qu’elle est. Si elle avait réussi à quitter l’état de sidération dans lequel elle avait été jetée le jour de l’arrestation d’Erwann, depuis, son esprit tourne à plein régime, saturé d’images.
Le moment venu, c’est la démarche incertaine et les yeux brillants qu’elle se dirige vers le cabinet. Toute de denim vêtue, Véronique lui ouvre grand la porte. Tout un symbole. Bien que la patiente affiche un air grave qui ne lui ressemble guère, elle l’accueille aussi chaleureusement qu’à l’accoutumée.
— Asseyez-vous et prenons un moment, s’il vous plaît.
Elles s’installent l’une en face de l’autre. L’angoisse qui étreint Gwendoline est palpable, tangible, presque matérialisée. Comme un nuage de fumée opaque qui l’envelopperait. Après quelques respirations conscientes, la thérapeute reprend :
— Je vois que cela ne va pas.
Non, effectivement, le constat est juste. Gwendoline est en pilotage automatique depuis des jours. Mais il n’y a pas de bonne façon pour raconter ce à quoi elle doit faire face, alors elle décide de prendre son courage à deux mains pour prononcer l’indicible :
— Erwann est accusé de viol, lâche-t-elle sans préambule. Ils sont venus le chercher chez lui à l’aube vendredi dernier. Six femmes ont porté plainte contre lui soit pour viol, soit pour agression sexuelle, soit pour violence physique et verbale. J’étais avec lui ce jour-là. J’ai assisté à son interpellation.
Après avoir ouvert de grands yeux étonnés, la praticienne se ressaisit et se recompose une attitude neutre.
— Je vois. Comment allez-vous ?
— Sonnée. Choquée. Perdue… Déçue, déstabilisée... je ne comprends pas.
— Vous me dites qu’Erwann a été arrêté pour plusieurs motifs qui m’ont l’air très sérieux. Pensez-vous qu’il soit coupable ?
Gwendoline expire l’air de son corps comme pour évacuer ses sombres idées. Des larmes perlent au coin de ses yeux. La thérapeute se lève et lui apporte une boîte de mouchoirs. Elle la remercie, avant de poursuivre :
— Je ne sais plus quoi penser. Je sais qu’Erwann est imprévisible mais je ne peux pas l’imaginer en train de faire ça. Quand cette image apparaît dans ma tête, tout en moi hurle « non ». Non, c’est impossible. Pas lui, pas Erwann...
— Les accusations sont très graves.
La patiente opine du chef, en essuyant les larmes qui dégringolent le long de son visage. Elle est étonnée qu’après toutes celles qu’elle a éclusées ces derniers jours, il lui en reste encore.
— Je le connais, voyez-vous. Je connais sa douceur, sa tendresse, son respect... depuis le premier jour.
De l’émotion dans la voix, elle rappelle avoir passé trois jours en sa compagnie, dans son fief breton, dont deux « enfermée » avec lui dans un phare. À ce moment-là, elle le connaissait à peine et pourtant, elle se sentait pleinement en sécurité. Il aurait pu faire ce qu’il voulait d’elle, avec ou sans son accord, mais rien de tel ne s’était produit. Bien au contraire, il avait été adorable, protecteur, charmant. Gwendoline ne tarit pas d’éloges au sujet d’Erwann et met en évidence qu’à travers chacune de ses attitudes, il s’était toujours montré prévenant, délicat et généreux. Le portrait opposé d’un violeur.
— Je n’ai jamais été violée, et l’épisode avec mon oncle n’ayant jamais été éclairci, je ne peux pas dire que j’ai été confrontée à un violeur. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’Erwann n’est pas ça.
— Votre expérience à ses côtés vous a permis de développer certaines croyances le concernant. Elles se révèleront vraies ou fausses dans le temps, on ne peut pas le savoir à l’heure actuelle, mais... le plus important aujourd’hui, c’est comment vous allez, vous. Ce que vous pensez est une chose, ce que vous ressentez en est une autre. La situation est déstabilisante, vous l’avez dit, et à moins d’être en béton armé, elle vous secoue, ce qui est normal. Mais je sens qu’il y a autre chose derrière tout cela. J’ai l’impression que cela fait résonner en vous un autre évènement qui vous aurait tout autant déstabilisée et secouée. Que cela vous renvoie à une situation dans laquelle vous vous êtes retrouvée dans le même état de sidération.
Gwendoline ne retient pas ses larmes, abondantes et inépuisables. Elle hoche la tête pour confirmer les derniers propos de sa psy.
— Vous ne vous trompez pas. Il y a eu beaucoup d’évènements déstabilisants qui m’ont secouée tout au long de ma vie. Qui m’ont mise en état de choc. Certains plus que d’autres, probablement. Je n’ai que l’embarras du choix.
Même si elle se garde bien de le montrer, la praticienne sourit intérieurement. Une joie sincère se dissimule en elle lorsqu’elle accueille cette bonne nouvelle. C’est toujours une satisfaction pour elle de découvrir qu’il y a de la matière pour faire un travail d’introspection. Ensemble, elles vont pouvoir relever leurs manches et aller déterrer ces souvenirs d’une autre époque, car ces derniers attendent leur heure depuis trop longtemps, semble-t-il. Ils sont là, en train de toquer à la porte de la conscience de sa patiente et celle-ci est prête à les affronter désormais. Le moment est arrivé. Cela se voit. Véronique, le visage toujours impassible, abandonne ses pérégrinations intérieures pour reprendre la parole :
— Comment vous sentez-vous ?
— Je suis terrorisée par l’avenir.
La thérapeute acquiesce et l’invite à prendre un moment pour respirer. Puis, rassurante, la guide en douceur pour se connecter à cette angoisse qui la ronge, et qui fait sûrement écho à des émotions du passé… Au fur et à mesure, la spécialiste l’invite à se concentrer sur la partie du corps qui lui fait mal, dans laquelle elle ressent les tensions accumulées. Comme la plupart du temps, Gwendoline désigne son ventre. Ce ventre bouillonnant de colère ou tordu par les nerfs, se contractant jusqu’à la douleur, ne lui laissant que peu de répit entre deux émotions fortes. Et cette nausée qui la saisit et lui donne l’impression qu’elle va se répandre à tout moment…
— Lorsque vous vous connectez à votre ventre, à cette sensation désagréable, je vous propose de laisser venir à vous une image. La première qui apparaît. Il n’est pas nécessaire de forcer, juste de la laisser se présenter. N’oubliez pas que je suis là, avec vous, et que vous ne risquez rien ici. Lorsque ce souvenir reviendra, s’imposera à vous, je vous suggère de laisser les ressentis qui arriveront vous traverser, durant l’évocation de la scène à laquelle vous aurez accès.
Gwendoline hoche la tête en signe d’assentiment et de compréhension de l’exercice, et oriente son attention vers son ventre noué. Elle n’a pas longtemps à attendre avant que s’impose une vision de son enfance.
L’image est nette. Elle la décrit aussi clairement que possible à la thérapeute.
Il s’agit d’une fenêtre. La fenêtre est éclairée par la lumière du jour, ce qui laisse à penser que la scène qui lui revient ait eu lieu en pleine journée. Elle remarque que cette fenêtre, qu’elle reconnaît d’emblée, est celle de la chambre de son oncle, celle qu’il occupait plus jeune, avant de se marier, chez ses grands-parents. Pourtant, elle sait que les réminiscences qui apparaissent ne sont pas directement liées à l’épisode de ces cinq semaines durant lesquelles, enfant, elle avait dormi auprès de lui et qu’il était nu.
Sous la fenêtre, il y a un radiateur en fonte, blanc cassé. Des voilages sales recouvrent les vitres. Elle sait que sa mère est là aussi, même si elle ne la voit pas… Déjà Gwendoline sent les larmes monter. Alors que ces dernières roulent lentement le long de ses joues creuses, la patiente continue son récit :
— Ma mère et moi sommes cachées derrière le radiateur, dans un tout petit espace entre le mur et le lit, assises sur le parquet. Il y a une grosse tension dans la pièce. Elle me demande de ne pas bouger, de ne pas me relever, de ne rien dire. J’entends des voix d’hommes qui me parviennent de l’extérieur, car la chambre donne sur la route. J’entends la voix grave de mon grand-père, avec son ton bourru des mauvais jours. Ma mère relève légèrement la tête pour regarder par le coin de la fenêtre et m’informe tout bas que mon père vient d’arriver.
Gwendoline se met à rire nerveusement. Et tout en essuyant les larmes salées qui s’égarent au coin de ses lèvres, elle explique :
— Ma mère l’appelait toujours comme ça : « ton père ». Elle ne disait jamais papa, et ne l’appelait jamais son ex-mari. Juste « ton père » et, dans sa bouche, cela sonnait comme une insulte. Comme si j’avais été responsable de lui, alors que c’est elle qui l’avait choisi !
Faisant fi de la colère qui monte en elle à l’évocation de ce détail, elle poursuit :
— Je me rappelle très bien les raisons qui nous ont amenées là. À cette époque, j’avais tout juste six ans, on était en juillet, et je venais de vivre l’après-midi la plus étrange de ma vie. Ma mère avait enfin décidé de quitter le domicile conjugal, mais comme mon père était un gros taré, on ne devait pas juste partir... Non, on devait s’enfuir.
Tandis qu’elle essuie les larmes qui continuent de se déverser, étalant son mascara en trainées noires, la thérapeute l’interroge :
— Pourquoi votre mère voulait-elle le quitter ?
— Eh bien, j’imagine qu’après avoir passé onze ans à se faire taper sur la gueule, elle en a eu marre. Personnellement, je n’aurais pas accepté une seule gifle, mais elle et moi sommes très différentes, comme vous le savez.
— Vous souvenez-vous de la violence physique de votre père ?
Gwendoline répond par la négative. Elle n’a aucun souvenir de ce qui s’est passé lorsque son père vivait encore avec eux. Comme elle l’explique, la seule scène qui lui revient en mémoire se déroule dans la cuisine de la maison de son enfance. Elle devait manger du jambon blanc mixé, mais comme elle n’aimait pas ça, elle refusait de s’alimenter. Son père s’était énervé. Il avait pris l’assiette et l’avait envoyée voler contre le mur, avant qu’elle ne s’éparpille en mille morceaux sur le balatum.
En dehors de ce coup de sang, il lui reste assez peu d’images de ses premières années. Et sûrement pas celles d’un homme qui tapait sur sa femme. Mais sa mère lui avait souvent raconté ce que Gwendoline n’avait pas vu : les coups, nombreux, pour un oui ou pour un non ; les blessures, parfois graves, comme ce crâne ouvert par un pied de table ; les coquards, si visibles qu’il enfermait sa femme dans la maison pour éviter que les voisins ne découvrent la vérité. Plus grande, Gwendoline avait appris pour les viols conjugaux, les infidélités, les menaces d’assassinat, le chantage au suicide. Rien n’avait été épargné à sa mère qui, pourtant, avait tellement tardé à partir...
— Savez-vous ce qui l’a poussée à faire ses valises ce jour-là ?
— Oui. Elle m’a raconté que mon frère avait été battu violemment le soir de son anniversaire. Cela avait été plus loin que les autres fois, et ma mère avait compris que plus mon frère grandirait, plus les coups iraient crescendo. Elle avait déposé une main courante et on l’avait sommée de quitter le domicile avant qu’un drame n’arrive. Personnellement, je pense que le drame avait eu lieu depuis longtemps, étant donné que cela faisait onze ans que les choses étaient ainsi, mais bon... pour les flics, il était à présent question de vie ou de mort.
— Aviez-vous peur de mourir ?
— Je ne pense pas que je ressentais cette peur avant notre fuite, car j’étais relativement préservée jusqu’alors. Seuls mon frère et ma mère se faisaient cogner dessus. Même si les choses devaient me paraître anormales à bien des égards, la vraie peur de mourir n’est arrivée que le jour où ma mère a décidé de le quitter définitivement. Là, oui, j’ai cru qu’on allait y passer.
— Qu’est-ce qui vous a fait penser et ressentir cela ?
— Eh bien, c’est ce jour-là que, pour la première fois, j’ai entendu parler du flingue de mon père...
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