Chapitre 61 : La ligne rouge
Soulagé de voir que la thérapeute face à lui ne semble pas choquée par ses propos, Erwann poursuit ses confessions. La troisième femme qui l’accuse des pires horreurs s’appelle Servane Lecompte. C’est la seule des modèles photos avec qui il a couché qui porte plainte contre lui. Elle était hôtesse sur un salon de la photographie auquel il avait participé à Angers. Elle faisait l’ouvreuse en tailleur noir et son faible pour les femmes juchées sur des talons aiguilles avait été titillé. La conférence sur le développement des nouvelles technologies en matière de traitement photo ne s’était pas révélée très distrayante, contrairement à l’hôtesse qui avait éveillé sa curiosité. Il aurait voulu prendre cette liane d’un mètre quatre-vingt dans les toilettes du hall vingt, situées à côté d’une salle de conférence à laquelle il venait d’assister, mais s’en était abstenu de justesse.
— Pourquoi ? interroge la psychologue, étonnée.
— On était sur nos lieux de travail respectifs. Ça m’a échaudé. Je n’ai rien tenté. Je lui ai juste donné mon numéro de téléphone sur le ticket du vestiaire.
Il l’avait revue une fois à Crozon, à son initiative, pour la shooter en tant que modèle photo, avec l’envie de la shooter tout court. La session « urbex » avait eu lieu dans une usine désaffectée en pleine chaleur estivale. La séance s’était d’abord très bien déroulée, avant de « partir en vrille ».
— Elle était à poil durant quasiment tout le shooting... et peu à peu elle s’est montrée de plus en plus... directe.
— Directe, cela signifie qu’elle vous a fait des avances?
— Des avances ? Plus que ça. Lorsque j’étais en train de la photographier, on a fini par du « porn art ». Je n’en fais pas d’habitude car ce n’est pas ce qui m’intéresse. C’est trop subversif et on ne peut pas tellement concilier ça avec un travail de photographe professionnel. Mais elle a commencé à avoir des attitudes, des... positions, très suggestives devant moi, alors j’ai continué à la mitrailler. Je n’avais rien demandé. Parfois, les modèles improvisent. Je l’ai laissée faire sans la toucher, juste en immortalisant la scène. C’était... excitant, bien évidemment. J’avais encore quelques réticences car ma « morale » me rappelait à l’ordre. Mais cette dernière s’est vite tue pour laisser place à ... du grand n’importe quoi. Il aurait fallu être complètement con pour ne pas voir comment cela allait finir. Je sentais que la séance était en train de « dégénérer ». Et je n’ai rien fait pour l’arrêter.
— Qu’entendez-vous par le terme « dégénérer » ?
— J’ai franchi la ligne rouge. Une modèle est passée à la casserole sur un shooting. C’est un dérapage.
Erwann explique qu’en tant que professionnel, il s’était toujours soumis aux règles implicites qu’imposent ce genre de séance, à savoir de ne pas profiter de la situation pour obtenir autre chose que des images. Il s’était toujours obligé à honorer une sorte de code moral de bonne conduite. Celui-ci impliquait que les relations sexuelles avec les modèles soient proscrites, sous peine de se retrouver avec une sale réputation en tant que photographe professionnel et de perdre une partie de sa clientèle.
— Je vois. Alors pourquoi avoir franchi la ligne ce jour-là ?
— Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qui m’a poussé à le faire. C’était la première modèle avec qui je couchais. Les trois suivantes n’ont pas porté plainte. Je ne sais pas ce qui s’est passé avec Servane pour qu’elle m’accuse ensuite. D’autant que vraiment... son attitude était plus qu’explicite. J’avais rarement été aussi provoqué au cours d’une séance !
— Expliquez-moi en quoi son attitude était provocante.
— Elle se caressait. Ouvertement. Si ouvertement que j’étais en érection en la regardant. Elle a bien dû le voir que j’étais troublé et excité.
— Vous la photographiiez encore ?
— Oui, j’avais encore mon appareil dans les mains. Mais j’ai commencé à le baisser lorsqu’elle était en train de se masturber.
— Elle s’est masturbée pour la séance photo ou pour vous ?
— Je ne sais pas. Mais elle l’a fait jusqu’à...
— Jusqu’à ?
— Jusqu’à ce qu’elle ait un orgasme. C’était très clair. Et croyez-moi, j’étais assez prêt de la zone pour m’en rendre compte. Après avoir joui, elle a continué en se doigtant. À ce stade, sauf erreur de ma part, ce n’était plus une invitation... C’était une supplique ! Je me suis rapproché d’elle pour voir sa réaction. Elle a attrapé mon jean à la taille et a détaché la boucle de ma ceinture. Une fois que mon pantalon était à mes pieds, je l’ai... baisée.
— Et après, que s’est-il passé ?
— Ce jour-là, on a baisé trois fois.
Erwann raconte qu’ensuite, après cette séance, il avait cessé les contacts et n’avait jamais répondu à ses sollicitations ultérieures, car il n’était pas à l’aise avec ce qui s’était passé. Pourtant, comme il le reconnaît, il avait ensuite eu d’autres rapports avec des modèles, mais pas sur le lieu du shooting. Il avait couché avec les autres après les photos, plus tard, dans un contexte plus intime. Avec Servane, il avait eu l’impression de perdre le contrôle de la situation.
— Comme si elle m’avait tendu un piège, ajoute-t-il en grimaçant. Si une modèle affichait aujourd’hui ce genre de comportement aussi trash, alors que je suis en couple, je mettrais fin à la séance aussitôt. Mais j’étais célibataire et malheureux... et elle n’avait pas froid aux yeux... alors j’ai fait n’importe quoi. Mais je regrette. J’aurais dû garder mon self-control.
La psychologue note scrupuleusement les informations et, après avoir demandé quelques précisions, laisse le détenu s’enquérir de la suite.
La quatrième de sa liste honteuse est une serveuse de vingt-six ans, Mathilde LeGuellec, croisée dans un bar sur les docks où elle travaillait. Mignonne mais sans plus. Trop « groupie du pianiste » au goût d’Erwann. Une jeune femme attendant son heure de gloire en nettoyant les verres et en rêvant d’un conte de fée à force d’avoir trop visionné « Lalaland ».
Il l’avait suivie dans sa voiture dans l’espoir de la tripoter un peu à l’abri des regards après son service, mais elle avait eu d’autres idées en tête. Cette dernière, avec son visage poupin et ses joues rebondies, cachait bien son jeu et, lorsqu’elle lui avait demandé de la sodomiser, Erwann en était resté comme deux ronds de flan.
— Donc, maintenant, on attaque direct par ça ? s’offusque-t-il face à la thérapeute, comme s’il s’agissait de Mathilde. Cette génération n’a décidément plus le temps de vivre. Si d’entrée de jeu, il faut tester tous les trucs un peu hard, qu’est-ce qu'il reste après ?
Pourtant, comme il l’avoue ensuite, il ne s’était pas fait longtemps prier. La sensation avait été surprenante pour lui, car inédite. Comme il aimait les innovations et qu’elle, de son côté, semblait avoir l’habitude, l’expérience ne lui avait pas paru désagréable de prime abord. Mais, rapidement, il avait commencé à ressentir une certaine douleur. N’ayant pas de gel à disposition, il l’avait prise à sec, juste en humectant la zone en crachant sur ses doigts. Cela ne s’était pas avéré suffisant pour faciliter l'acte et le manque de lubrification anale l’avait dérangé. En revanche, contrairement à lui, Mathilde avait pris son pied. Il l’avait constaté car elle mouillait énormément. Il s’était même interrogé de savoir si elle faisait partie de cette catégorie appelée vulgairement « femme fontaine ». Lorsqu’elle avait exigé qu’il aille plus fort, il s’était servi de ce surplus de lubrifiant naturel pour la pénétrer plus sauvagement. Et plus il était brutal avec elle, plus elle paraissait excitée et en redemandait.
— Nous étions complètement trempés, il y en avait partout sur mon sexe, sur mes cuisses, sur ses fesses. Une vraie piscine ! Puis est arrivé le moment où elle m’a dit : « Insulte-moi ».
Erwann lève les yeux au ciel en revivant cet instant.
— Là, on touche le fond, ai-je pensé. Parce que je n’avais jamais insulté personne dans ces circonstances-là. Jamais.
Il se souvient avoir été complètement bloqué par cette demande incongrue. Mais Mathilde, toujours aussi à fond dans leur rapport anal, avait insisté, comme le raconte Erwann :
— Allez ! Lâche-toi, me disait-elle. J’ai lancé un « sale chienne » en espérant que cela allait la satisfaire mais elle m’en demandait plus.
À ce moment-là, il avait failli tout arrêter, ne se résolvant pas à s’abaisser à ça… Ce genre de scénario nauséabond, ce n’était pas lui. Trop dérouté par le franc-parler de la jeune femme, il avait eu du mal à trouver l’inspiration et à se plier aux règles de ce jeu sordide. Comme il ne disait rien, Mathilde essayait de le pousser à bout, toujours à fond dans son rôle.
— Elle m’a dit de la maltraiter parce qu’elle était une grosse salope et de lui tirer les cheveux en même temps que... elle a ajouté... en même temps que... Désolé, je ne peux pas vous dire ce que j’ai entendu.
— C’était vraiment très violent, confirme la psy.
— Et surtout dégradant, aussi bien pour elle que pour moi. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas tout arrêté. J’aurais dû.
Erwann entend encore les mots imprononçables résonner en boucle dans sa tête : « tire-moi les cheveux pendant que tu m’encules avec ta grosse bite ! ». Se remémorer ces paroles lui fait monter le rouge aux joues de honte. Une nausée le gagne, l’obligeant à respirer plus intensément. Il n’avait jamais eu l’impression d’être utilisé comme un objet par une femme, mais cette fois-là, cela avait été le cas. Comme il le relate à la psy, devant son insistance, il avait fini par se soumettre, aussi bien pour en finir avec ses exigences tordues que pour jouir.
— J’étais si pressé de terminer que j’ai fini par lui balancer : « Je vais tellement te défoncer le cul que tu ne pourras plus t’asseoir, grosse pute. »
Et Dieu sait si ces derniers mots lui avaient coûté, ce qu’il se garde bien de préciser à la thérapeute. Il ne veut pas avoir à révéler l’ancien métier de sa compagne. Les yeux au sol, Erwann ne dit plus rien, mortifié d’avoir un jour prononcer ces paroles. Il se rappelle combien ses pensées avaient été tournées vers Gwendoline, vers sa fille, son ex-femme, sa mère et toutes les personnes de sexe féminin qui se battaient dans un monde d’hommes pour obtenir le respect, quand d’autres prenaient le pied en se faisant traiter comme de la merde. Il avait accepté de jouer le jeu, à contrecœur, pour se débarrasser d’elle. Ce qu’il n’avait pas prévu c’est que cette expérience humiliante allait, par la suite, le faire se sentir affreusement sale, à chaque fois qu’il y repenserait.
Après ses déclarations obscènes, Erwann raconte comment sa main avait attrapé maladroitement la tignasse brune et bouclée de Mathilde pour la tirer en arrière et la sodomiser encore plus fort, espérant secrètement qu’elle s’en contenterait.
Erwann fait une nouvelle pause dans son récit. Il regarde la thérapeute, le visage exprimant un dégoût :
— Je suis vraiment désolé de vous imposer de telles horreurs. Vous devez me prendre pour un vrai pervers.
— C’est vous qui vous jugez ainsi, Monsieur Le Bihan, pas moi.
— Ce n’est pas encore fini... dit-il, le visage contrit.
— Vous pouvez continuer si vous le voulez.
Faisant fi de ses appréhensions et de son dégoût de lui-même, Erwann poursuit son récit. Dans un état second, shooté au désespoir, il avait pénétré Mathilde violemment, le sexe en feu enfoncé jusqu’à la garde, jusqu’à ce qu’elle lui ordonne de cracher sur ses seins. Alors, avec une brutalité qu’il ne se connaissait pas, il l’avait retournée et avait viré la capote douteuse avant de gicler sur sa poitrine, son cou et le bas de son visage, ce qui avait semblé être sa meilleure idée au vu de l’enthousiasme exprimé par la jeune femme. Elle avait paru être au comble du bonheur, aspergée du foutre d’un inconnu, les seins dégueulassés par les traces de sperme qui commençait à couler de chaque côté.
— Je l’ai même trouvée étrangement enthousiaste, assène-t-il, comme si elle en rajoutait. Ou comme si elle avait réussi à obtenir ce qu’elle cherchait.
— Pourquoi en aurait-elle rajouté ? Et qu’aurait-elle cherché à obtenir ?
— Je ne sais pas. Son attitude paraissait excessive, peu naturelle. Je ne lui aurais pas décerné l’oscar de la meilleure comédienne, en tout cas.
Tout au long du récit de ses expériences grotesques, le cœur d’Erwann fait des embardées, incontrôlable, comme s’il revivait réellement les scènes. Des larmes acides menacent constamment de s’échapper du coin de ses yeux. Malgré l’inconfort de ses confessions, il poursuit.
Après avoir éjaculé sur elle, il s’était soudainement extirpé du véhicule pour vomir sur le parking, sonné. La tête lui tournait tant qu’il n’arrivait plus à tenir debout. La violente nausée qui l’avait envahi le faisait tanguer comme un bateau sur une mer agitée. Son sexe lui faisait mal, comme s’il avait été brûlé dans l’orifice de la jeune femme. Mais la pire douleur qu’il avait ressentie ce jour-là avait été celle de son cœur. Sa vie avait alors perdu tout son sens. Il s’était perdu lui-même et à cet instant, il avait eu peur de ne jamais se retrouver.
Allongé sur le dos sur le goudron du parking, le visage à côté du mélange bileux qu’il venait de régurgiter, le pantalon baissé aux genoux, Erwann avait regardé les étoiles en cherchant celle du berger... Le ciel avait semblé tourner autour de la lune, dans une spirale infernale, une spirale étourdissante comme celle de ses malheurs sans fin. Le visage flou de Gwendoline était apparu au milieu de la voie lactée, comme un mirage d’eau au milieu d’un désert infini. Il avait soif d’elle mais s’abreuver à sa source lui était devenu impossible.
À ce souvenir douloureux, la sensation de tournis lui revient, alors Erwann ferme les yeux pour la laisser s’évanouir. Il essaie de se rassurer à voix haute :
— Tout cela est du passé désormais, Gwen est revenue et le sexe ne me fait plus souffrir. Mais cette expérience avec Mathilde m’a marqué. Je n’étais plus le même après, notamment avec Gwénaëlle et Anaïs, les deux dernières qui m’accusent. Surtout avec Anaïs.
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