Chapitre 84 : Le grand saut

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Lorsque Gwendoline est évacuée précipitamment de son entrevue avec Erwann, sous le regard dépité et coupable de ce dernier, deux personnes de l’administration pénitentiaire la réceptionnent au sortir de la cabine. Elle est extraite la première et conduite directement hors des locaux communs. Le parloir touchait à sa fin au moment de son malaise, mais les surveillants ont pour consigne de prendre en charge rapidement toute personne incommodée.

C’est encore sonnée par ses nausées et vomissements qu’elle atterrit dans une salle attenante, à l’écart des coursives dédiées aux allers et venues des visiteurs. Une femme l’accueille, vêtue d’un ensemble bleu marine barré d’une ligne rouge, et lui propose de s’asseoir un moment. Gwendoline accepte et prend place dans le local trop éclairé, éblouit par la vive luminosité qui lui donne mal à la tête. L’homme lui demande si elle a besoin que l’on mandate une infirmière ou un médecin. Bien que faible et vacillante, elle refuse l’aide qu’on lui suggère, arguant que ce sont juste de classiques symptômes de grossesse. Les visages tournés vers elle opinent du chef, compréhensifs. Ils ont l’habitude. Il n’est pas rare de voir des femmes enceintes venir soutenir leur homme incarcéré. Qu’il s’agisse d’un bébé conçu au parloir ou non, cette délicate situation fait partie des choses qu’ils doivent apprendre à gérer.

Gwendoline essaie de se ressaisir en respirant profondément. Elle inspire et expire lentement, comme le lui a appris Véronique, pour retrouver un rythme cardiaque plus calme. Mais dès qu’elle repense aux propos tenus par Erwann, son cœur s’accélère de plus belle, menaçant de la faire défaillir à nouveau. Elle se retient au bord de la table et s’accroche au bois du meuble comme une naufragée saisirait un tronc d’arbre sur une rivière agitée. Voyant les regards alarmés des surveillants, elle leur assure que cela va passer.

Bienveillant, le personnel de l’administration pénitentiaire se montre attentionné. On l’invite à prendre une collation et un peu de temps avant de repartir. Elle accepte avec gratitude le café au lait et le biscuit qu’on lui offre. Au bout de quelques minutes, toujours aussi pâlichonne mais légèrement moins vaseuse, elle reprend contenance et s’excuse pour le dérangement. Malgré son état, sa préoccupation principale reste Erwann, qui doit sûrement se morfondre depuis qu’il a rejoint sa cellule. Gwendoline demande à la surveillante si elle dispose d’une feuille de papier et d’un stylo. Comme elle les lui apporte promptement, la visiteuse s’enquiert :

— Pourriez-vous remettre ce message à Erwann s’il vous plaît ? Je crois que je lui ai fait peur et je voudrais le rassurer.

— Pas de problème, ça sera fait.

Lorsque la lettre est griffonnée d’une calligraphie aussi branlante qu’elle, Gwendoline se prépare à quitter les lieux. Remise sur pieds, elle remercie et salue poliment le personnel en franchissant le seuil de la maison d’arrêt. Les deux gardiens la regardent s’éloigner pour vérifier qu’elle tient suffisamment sur ses jambes pour repartir.

C’est en arrivant à proximité de son véhicule que la nantaise se sent envahie d’un profond dégoût. Elle regarde la voiture, sa voiture désormais. Celle dans laquelle elle vient d’apprendre qu’Erwann avait culbuté plusieurs femmes. Elle n’arrive même plus à s’en approcher. Alors comment pourrait-elle trouver la force d’y monter et de la conduire ?

Elle a besoin d’aide mais se demande qui appeler. Elle fuit sa mère comme la peste depuis que cette dernière lui a déconseillé de poursuivre son idylle avec « ce mec louche », comme elle qualifie Erwann sans le connaître. Sa thérapeute ? Elle la voit déjà demain et préfère s’en tenir à leur rendez-vous imminent pour tout lui expliquer. Manuella ? certainement pas ! Celle-ci ne ferait que l’enfoncer davantage, jamais avare de reproches ou de prédictions négatives. Et puis, cela fait des semaines qu’elles ne se sont pas parlées. Leur relation avait pourtant été si forte autrefois. Qu’avait-il bien pu se passer pour qu’elles s’éloignent ainsi l’une de l’autre ? Est-ce Gwendoline qui avait trop changé, à force de remise en question permanente ? C’est une possibilité et un risque courant lorsque l’on suit une thérapie. Le patient évolue et regarde son entourage sous un jour nouveau, prenant conscience que leurs chemins diffèrent, que leurs liens se distendent, allant parfois jusqu’à se rompre. Irrémédiablement, ou pour un temps donné.

Quelle option de secours lui reste-t-il à présent, alors qu’elle se sent incapable de remonter dans la voiture sans l’appui de quelqu’un ? Elle pense à Richard. Pourquoi pas... Il a toujours été de bons conseils vis-à-vis d’elle, l’encourageant à écouter son cœur plutôt que sa raison. Une manière de fonctionner qu’elle s’encourage elle-même à suivre au quotidien. Ils sont sur la même longueur d’ondes. Elle appuie sur Appel et la sonnerie retentit. C’est un immense soulagement qui la gagne lorsque Richard décroche, si vite, qu’elle a l’impression qu’il était déjà sur son téléphone.

— Salut ! Je ne te dérange pas ?

— Pas du tout.

— J’avais besoin de t’entendre...

— Tu as bien fait, ça me fait du bien de t’entendre aussi. Que se passe-t-il ?

— Je sors d’un parloir et...

Elle hésite. Tant de choses la perturbent encore après cette entrevue. Il y avait eu beaucoup d’instants agréables, intenses, beaux mais le rendez-vous s’était quand même plutôt mal terminé. Voyant qu’elle tarde à parler, Richard s’inquiète et intervient :

— Un problème avec Erwann ?

— Non, non, rassure-toi, il va bien. Enfin, j’espère qu’il va bien après ce qui s’est passé.

— Comment ça ?

Elle s’excuse, expliquant qu’elle est un peu confuse, qu’Erwann va bien, qu’il est en forme mais que leur entretien a viré en eau de boudin. Parce qu’elle l’a sommé de lui raconter sa période de débauche, ce qu’elle regrette après coup. Elle pensait bien faire en préparant sa rencontre avec le nouvel avocat. Si elle avait su, elle se serait abstenue... Elle évoque les douloureuses confessions d’Erwann, qu’elle avait dû lui arracher. Puis la nausée qu’elle avait eue en entendant ses descriptions, la tête horrifiée de son compagnon, l’évacuation...

— Je vois, commente Richard, à l’écoute. Comment vas-tu maintenant ?

— Physiquement, mieux. Juste encore un peu retournée. Mais... je suis face à la voiture et je ne sais pas... je n’arrive pas à me retirer ces images de la tête, à propos de ce dont il m’a parlé.

Richard comprend. Pour l’avoir vécu aux côtés de son meilleur ami, cette période lui fait grincer les dents également. À cette époque, il avait détesté le comportement d’Erwann et ne s’était pas privé de le lui faire remarquer. Voir un homme bien agir ainsi, sans pouvoir intervenir, ni l’arrêter, l’avait rendu malade lui aussi.

— Gwen, il a vraiment déconné, mais...

— C’est du passé tout ça, j’en ai bien conscience... c’est juste que...

— Que tu avais besoin d’en parler.

— Voilà.

— Tu as bien fait de m’appeler, alors.

— Je voulais juste...

— Être rassurée et écoutée.

Elle éclate de rire.

— Tu as tout compris.

— Je ne sais pas quoi te dire pour t’apaiser, hormis qu’Erwann t’aime plus que tout et que je ne l’ai jamais vu aussi... raide dingue de quelqu’un. Il a traversé une phase vraiment glauque mais cela ne se reproduira plus, je peux te l’assurer. Il sait qu’il a merdé mais, avec toi à ses côtés, il ne peut plus repartir en vrille comme il l’a fait. Tu lui fais du bien, crois-moi, tu le stabilises.

— Merci Richard, merci beaucoup. J’avais seulement besoin qu’on me le rappelle. C’est finalement vers toi que je vais devoir me tourner de toute façon, pour en savoir plus, car tu as été aux côtés d’Erwann, à ce moment-là. Tu pourrais peut-être m’aider en me donnant ta version, pour que je puisse apporter quelques éléments à l’avocat.

— Bien sûr, je vais te dire tout ce que je sais. Tu as reçu les documents que je t’ai envoyé ?

— Oui, tout est à la maison. Merci encore, ton soutien est vraiment précieux, pour Erwann, pour moi aussi. J’apprécie vraiment tout ce que tu fais, tu es une belle personne.

Richard la remercie à son tour en lui retournant le compliment. Lui aussi se sent reconnaissant envers elle pour tout ce qu’elle fait pour aider son meilleur ami. Il ajoute qu’il se sent à l’aise en sa présence, et ce depuis leur première rencontre sur le port de Brest. Un déjeuner dominical improvisé où Manon-Tiphaine les avait rejoints. Un très bon moment, se remémore-t-il, nostalgique. Il lui confie que sa belle énergie et sa bonne humeur l’avaient tout de suite mis en confiance. Sa joie de vivre contagieuse l’avait séduit. Il connaît le caractère taciturne que son comparse peut parfois afficher et sait que son meilleur ami a besoin d’une femme comme elle, lumineuse et optimiste, capable de contrebalancer son côté sombre.

— Si seulement tu pouvais venir vivre à Crozon pour que toi et moi apprenions à mieux nous connaître, ce serait top, déclare-t-il avec sincérité.

— C’est adorable, merci. Pour ce qui est de vivre avec Erwann, il m’a fait une offre, tu sais.

Elle lui partage aussitôt sa proposition d’emménager dans son appartement de la Jonelière. Elle a encore le préavis de la location de sa maison dans son sac, qu’elle trimballe depuis des jours, n’arrivant pas à franchir le pas. Voyant que Richard l’écoute attentivement, elle lui parle de ses peurs, de ses craintes et de ses doutes. De toutes ces chaînes qui l’empêchent d’avancer.

— J’imagine très bien tout cela, Gwen... Et je ne veux pas t’influencer. Mais si tu me demandes mon avis, Erwann est un homme bien qui fera tout pour te mériter. Si tu l’aimes, poste ce courrier et va de l’avant.

Elle hésite, puis demande :

— Est-ce que tu pourrais m’accompagner pour le faire ? Je veux dire m’accompagner vocalement ?

Aussitôt, elle lui explique qu’il y a une grosse boîte postale jaune à proximité, de l’autre côté du trottoir où elle se trouve. Richard l’invite à s’y diriger. Toujours en ligne avec Gwendoline, il l’accompagne de sa voix grave et posée tandis qu’elle traverse la chaussée. Elle se tient maintenant devant et sors l’enveloppe de son sac à main.

— J’y suis, Richard.

— Tiens, pendant que j’y pense, tu veux bien me rendre service et m’appeler Bud, comme le fait ton homme.

— Ce serait un privilège, dit-elle, émue.

— C’est uniquement pour les intimes. Et tu fais clairement partie de ce cercle très fermé désormais.

— D’accord, Bud.

— On y va ?

— On y va, Bud.

Elle l’entend sourire à l’autre bout du fil. Est-ce possible ? Apparemment.

— Dis-moi quand tu as posté le courrier.

D’une main tremblante et mal assurée, elle porte la lettre jusqu’à la boîte jaune et, sur un souffle, la glisse dans la fente. Lorsqu’elle la lâche, son cœur rate un battement, puis reprend aussitôt sa douce mélopée vitale. Tadam-tadam-tadam. Elle décrit son geste à Richard, qu’elle entend alors s’exclamer :

— Bienvenue dans le clan, Gwen.




FIN DU TOME DEUX 







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