L'ascension
Malgré la folle semaine de célébrations décompléxées qu’Alister Treno venait de vivre, il avait encore toutes les difficultés du monde à réaliser ce qui lui arrivait. Assis sur son trône de bois doré, les papilles encore gorgées des mets délicieux du festin qui s’était terminé, il contemplait d’un œil vide les tapisseries finement ouvragées servant de décoration à sa demeure temporaire. Il lui semblait qu’hier encore il s’échinait à fabriquer des meubles au fond de son triste atelier. S'abîmant les mains, jour après jour, pour les trop rares clients qui arrivaient à trouver le chemin de la misérable maison qu’il réussit péniblement à s'offrir, aux abords de Rogobard.
Tout cela prit fin un beau matin, lorsqu'une délégation d’une centaine de personnes vint frapper à sa porte. A sa tête se trouvait la chancelière Lenaciel ; une femme grande et svelte au courts cheveux chatains coupés en carré, et au petit nez surmonté de fine lunettes argentées. Oh bien sûr, Alister reconnut instantanément le Del Kadaj, cette procession de cavaliers et de prêtres, tous vêtus d’armures et de toges d’un blanc éclatant. Il assistait avec plaisir, comme tous les autres habitants, à la parade et aux festivités annuelles qui précédaient l'ascension. Mais pas une seule seconde il n'osa penser que le cortège sacré était venu pour lui. Il se souvenait très clairement du flageolement de ses jambes et du voile noir qui couvrit son regard à l’instant où Lenaciel déroula l’énorme parchemin qu’elle portait en bandoulière, et commença à déclamer, d’un ton grave et solennel.
− Monsieur Treno, nous avons l’immense honneur de vous annoncer que les Kadajin, bénis soient-elles, ont rendu leur verdict. Vous avez été désigné comme l’élu de Rogobard. Comme le veut la tradition, vous serez célébré à travers toute la cité durant sept jours et six nuits. Vous aurez ensuite l’insigne privilège de rejoindre le haut peuple dans leur berceau céleste d’Aestria.
Sur ces mots, tous les prêtres s’écartèrent avant de s’agenouiller devant lui. Les cavaliers firent de même après être descendus de leurs montures aux chanfreins d'albâtre. Un énorme palanquin, en bois verni et aux lourd rideaux blanc et or s'avança vers lui. Porté par les plus hauts magistrats de la ville, il s'arrêta à quelques mètres d’Alister.
− Je vous en prie, monsieur Treno, prenez place, dit la chancelière.
Il ne réussit pas à articuler la moindre réponse. Ses pensées étaient sans relâche balayées par l’énormité de ce qu’il se passait. A peine arrivait-il à en former une, qu’elle se retrouvait irrémédiablement à voleter dans un coin inaccessible de sa psyché. Après un long et lourd silence où tout le monde demeura immobile, Alister réussit finalement à avancer. Un pas chancelant après l’autre, il chemina avec lenteur en direction des porteurs. Il leva péniblement une jambe vers le marchepied, avant de glisser et de s’affaler de tout son long dans la terre fraîchement mouillée. Personne ne réagit. Tout le monde resta solennellement agenouillé, seule Lenaciel se précipita vers lui pour lui porter assistance.
− Je...je suis désolé, réussit finalement à bredouiller Alister.
Tout en l’aidant à se relever avec douceur, Lenaciel lui répondit.
− Vous n’avez pas à vous excuser, monsieur Treno, vous êtes bien au-dessus de tout cela à présent. De plus, je comprends tout à fait le choc que l'arrivée impromptue du Del Kadaj peut représenter.
− Merci, madame la chancelière.
Alister contempla son corps émacié et passa une main au creux de sa touffe de cheveux bruns mal coiffée. Ils étaient maintenant couverts de terre. Est-ce vraiment à ça que devrait ressembler l’Ascenssioné, un paysan sale et illettré ? Se demanda-t-il.
− Mais, êtes-vous sûr de ne pas vous être trompé. Ce n’est pas possible, je n’ai rien de spécial, je ne suis qu’un pauvre ébéniste.
Un voile d’amertume se déposa sur les yeux ambrés de la chancelière. Elle s'apprêta à dire quelque chose, mais sembla se raviser avant de répondre, d’une voix dure et précise.
− Remétriez vous en doute la sagesse des Kadajin, et par là même celle de notre déesse Aemia ? Bénis soient leurs noms.
− Non, bien sûr que non. Jamais je n’oserais…
− Alors cessez de vous en faire. Il n’y a pas d’erreur, vous êtes bien l’élu. Maintenant, montez dans le palanquin s’il vous plaît, il nous reste encore beaucoup de route à faire.
Lenaciel parlait avec la révérence de ceux qui avaient pratiqué une vie durant les affres de la cour, mais Alister cru tout de même percevoir une pointe de désarroi dans sa voix. Cela le mit, ce qu’il n’aurait pas cru possible, encore plus mal à l’aise. La jeune femme dût le remarquer, car elle reprit, d'un ton aimable et rassurant.
− Ne vous inquiétez pas pour vos vêtements. Nous allons simplement commencer par faire le tour de la cité, vous pourrez rester caché derrière les rideaux si cela vous sied davantage. Une fois au palais, vous trouverez toutes les commodités nécessaires afin de vous confectionner une tenue plus...idoine.
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