Alister mit quelques secondes à reprendre ses esprits. Le corps tout endolori, il se leva dans un râle de douleur. La pièce était plongée dans l’ombre, il n’arrivait pas même à distinguer ses propres mains. Sa fureur n’avait en rien disparu, mais elle se retrouvait maintenant ternie par un douloureux sentiment d’effroi mêlé d’impuissance. Il se mit à hurler, d’une voix tremblante et cassée.

− Ca y est, je suis là. Et maintenant ?!

Silence. Pas un bruit, pas une lumière. Alister ne voyait même plus l'entrée par laquelle il était arrivé. Seules les ténèbres l’enserraient. Se caressant la main qui tenait Lenaciel il y a encore quelques minutes, il se mit à chuchoter.

− S’il vous plaît, ramenez-la, elle ne méritait pas ça.

Un bruit infernal résonna juste devant de lui. C’était comme si un énorme bloc de métal nervuré frottait et raclait dans un mouvement continu un sol inégale, lui aussi en métal. Une odeur âcre se mit à flotter dans la pièce.

BANG !

Dans un intense flash lumineux accompagné de grésillements, tout s’arrêta. Alister tomba à genoux, le souffle coupé, des larmes de terreur et d’incompréhension roulaient sur son visage médusé. Une formidable sphère bleutée, faisant peu ou prou la taille du palais de Rogobard, pulsait calmement face à lui. Des éclairs blanchâtres crépitaient sur toute sa surface.

Elle...respire ? se demanda l'ébéniste.

Réduit à une minuscule tache sombre face un océan d’azur tourbillonnant, il se sentait insignifiant.

Les échos de la douce voix d’Aemia résonnèrent avec ardeur dans la monumentale pièce où il se trouvait.

— M42-37, l’heure est arrivée. Trois choix s’offrent maintenant à vous. Le premier est de tout oublier, votre vie, vos amis, tout ce dont vous avez été témoins ici, pour ensuite être relocalisé au stade foetal à l’intérieur d’un monde différent. Le second est d'effacer toutes traces de votre existence au sein de celui-ci. Vous serez alors transporté dans l’endroit que vous connaissez sous le nom d’Aestria, afin d’y être formé en tant que régulateur sur ce monde. Le troisième est de vous réveiller. Tous les souvenirs de vos vies précédentes vous seront alors restitués, et vous pourrez vivre quelques heures dans ce que nous considérons comme la réalité. Prenez votre temps. Libre à vous de me poser toutes les questions qui pourront vous aider à prendre votre décision.

Alister avait toutes les peines du monde à assimiler ce qui venait de lui être énoncé. Pendant quelques instants il resta muet, le cerveau comme englué par tant d'aberration. Lorsqu'il réussit finalement à se libérer, il découvrit un nombre extraordinaire de questions s’entrechoquer aux quatre coins de son crâne douloureux, mais une seule réussit à franchir le seuil de ses lèvres.

— Lenaciel. Elle est déjà arrivée jusqu’ici, vous lui avez à elle aussi posé la même question ?

— Effectivement. Il y a quelques décennies de cela, L22-07 a choisi la seconde option. Le dernier test avant son intronisation officielle en tant que régulatrice de rang S était de vous livrer à nous, tout en étant persuadée que la seule issue de notre entrevue serait le réveil. Lors de sa dernière existence, L22-07 fut votre mère, mais avant cela elle fut également votre amante, votre fils, votre grand-père. Il arrive que ce que vous appelez le hasard lie deux individus de manière assez étroite. Tous ses souvenirs lui avaient été rendus en prévision du test final.

— Mais…combien de vies avons-nous vécu ?

— 2 078 502

— Et combien d’entre-elles avons- nous passées ensemble ?

— 1 827 200

En dépit du choc et de la portée inimaginable que ces informations représentaient, une joie pure et enflammée le réchauffait de l’intérieur. L’idée qu'un tel lien puisse exister entre lui et un autre être le rendait presque euphorique. Je ne suis pas seul, je n’ai jamais été seul, pensa Alister. Les questions qu’il n’arrivait pas à saisir un peu plus tôt se précipitèrent une à une hors de sa bouche.

— Vous n’êtes pas notre dieu, n’est-ce pas ? Qu’êtes-vous ?

— Une intelligence pan-dimensionnelle chargée de veiller au bon fonctionnement du multivers. Nous devons en assurer la bonne tenue jusqu’à la fin des temps. Libérer de la mémoire ici, allouer davantage de puissance de calcul là. Telle est notre mission.

Alister ne comprit pas la moitié des mots que la gigantesque sphère bleue lui délivrait, mais il était cependant certain d’une chose : cette entité avait un contrôle sans commune mesure sur le monde.

— Alors pourquoi nous laisser le choix, pourquoi même nous amener jusqu’ici ? Vous pouvez bien faire les choses comme bon vous semble.

— C’est une directive de nos créateurs, ils tenaient beaucoup à cette notion de choix. De plus, dans ce monde, nos pouvoirs sont limités aux salles d'ascension.

— Plus tôt, vous avez parlé de la réalité. Qu’entendiez-vous par là ?

— Ce que nous appelons la réalité est l’endroit où vos véritables corps se trouvent, l’endroit à partir duquel toutes les simulations sont effectuées. Elle est sur le point de disparaître. L’univers se meurt. Moins d’une nanoseconde s’est passée là-haut depuis votre naissance. Cependant, si vous y retournez, le temps se déroulera normalement pour vous. Vous assisterez alors à la destruction de toutes choses, d’ici 4 heures 2 minutes et 42 secondes en temps réel.

La discussion qu’ils entretenaient dura encore de nombreuses heures. Alister eut tout le loisir de formuler l’ensemble des interrogations qui s’agitaient en lui. Il fut tour à tour perplexe, horrifié, et exalté. Quand il eut fini, quand plus aucun mot ne voulut se manifester, il resta debout, silencieux, à contempler l’immensité de tout ce qu’il venait d’apprendre

Plusieurs minutes passèrent avant que la voix de l'intelligence se manifesta une nouvelle fois.

— M42-37, avez-vous fait votre choix ?

— Oui. Réveillez- moi.

— En êtes-vous certain ?

— Absolument. Cependant...pensez vous qu’il me sera possible d’aller trouver Lenaciel à mon réveil ? Si nous devons tous disparaître d’ici quelques heures, j’aimerais que nous puissions passer nos derniers instants ensemble.

— Oui, nous pouvons arranger cela. Nous préviendrons le sujet de votre arrivée. Lorsque vous vous réveillerez, dirigez-vous vers la salle de stase L22-07. Elle devrait se trouver à l’étage juste en dessous du vôtre.

— Merci.

— Adieux, M42-37. Je vous souhaite à tous deux une douce fin.

Tous les pores d’Alister se mirent à exhaler les mêmes petites pelotes dorées qu’il avait vu s'échapper plus tôt de Lenaciel. A chacune d’entre elles qui s’élevait lentement dans les airs, il voyait son corps devenir un peu plus transparent. Aucune douleur, aucune sensation particulière, il était simplement en train de disparaître avec tranquillité. Pour la première fois de cette vie, il se sentit réellement comblé, apaisé, sans peurs ni doutes. J’arrive, Lenaciel, murmura-t-il. Au milieu de la splendide chorégraphie éthérée de ces petites sphères dorées, Alister se réveilla.