La ville close
Quelques jours plus tard, sa décision était prise. Elle allait suivre les conseils du docteur Trubard et changer d’environnement pour un temps. Avec l’accord de sa grand-mère, elle emménagerait à Concarneau. Sa valise prête, il ne lui restait plus qu’à saluer Mylie qui travaillait ce jour-là.
La boutique d’antiquité de sa voisine se situait dans une rue en plein travaux. Trouver une place de parking relevait du miracle, mais, vingt minutes plus tard, Maïwenn entrait dans le magasin, désert.
— J'ai justement trouvé une librairie à Concarneau qui pourrait t'intéresser, annonça Mylie.
— Ah ça tombe bien dis donc, quel hasard, ironisa la jeune femme.
— C'est le destin que veux-tu ! C'est donc une librairie dans laquelle tu peux trouver toutes sortes de livres allant de l'histoire de Bretagne aux légendes celtiques, en passant par… Des ouvrages plus ésotériques, finit l’antiquaire en murmurant presque cette dernière information.
— Mylie, tu es incorrigible, soupira Maïwenn, je te l’ai déjà dit, je ne veux rien avoir à faire avec ce genre de chose. Je n’y crois pas et je ne pense pas que cela soit sain pour moi en ce moment.
— Arrête un peu, je suis allée sur leur site, ça a l'air pas mal du tout. Vas-y faire un tour si tu as l'occasion, ne serait-ce que pour me ramener un souvenir. Elle s’appelle La librairie des horizons, insista pourtant son amie.
— Ah d’accord, mais il fallait me le dire tout de suite. Tu veux que je te ramène un livre en fait ! plaisanta Maïwenn.
Sur cette note joyeuse, les deux femmes se quittèrent et Maïwenn prit la route de Concarneau. En contrepartie de son hébergement, Jeanne avait demandé à sa petite fille de faire le tri qu’elle n’avait pas eu la patience de faire depuis plusieurs années.
Cette dernière n'arriva sur place qu'en fin d'après-midi et décida de s'atteler au rangement dès le lendemain matin. Elle voulait d’abord prendre son temps et faire le point sur ces dernières semaines. La maison paisible de sa grand-mère était l'endroit idéal pour cela.
Soudain, la sonnerie du vieux téléphone à cadran de Jeanne résonna dans toute la maison. Quand Maïwenn décrocha, elle reconnut immédiatement la voix de sa mère.
— Tu es bien arrivée alors ? demanda Madeline.
— Oui, puisque je décroche, sourit sa fille.
— Bon. Tu ne te sens pas trop seule, ça va ? Pas d’idée noire.
— Non maman, tout va bien promis.
— N’oublie pas tes médicaments non plus.
— Ne t’inquiète pas. Je peux prendre soin de moi.
— Je sais, je sais…tiens, au fait, j’ai recousu les poches de ton manteau, tu l’avais laissé ici. J’ai mis de côté la chevalière, elle avait glissé dans la couture. Elle est à Brieuc, c’est ça ?
— Quelle chevalière ? s’étonna Maïwenn.
— Celle avec une spirale et une pierre au milieu. Maïwenn eut le cœur serré et manqua de lâcher le combiné.
— Peux - tu l’expédier ici ? balbutia-t-elle.
— Je la fais partir demain. Je te laisse si tout va bien, à plus tard, dit Madeline avant de raccrocher.
Maïwenn resta le combiné en main pendant plusieurs secondes, essayant de trouver une explication rationnelle. Comment cette chevalière était arrivée dans son manteau si elle avait imaginé toute la scène ? Un peu fébrile, elle appela la première personne qui lui vint en tête : le docteur Trubard.
— Vous dites que votre mère vient de trouver la chevalière que vous aurait remis la victime ? s’étonna-t-il.
— C’est bien cela. Comment est-ce possible si tout vient de mon imagination ?
— Mademoiselle Deniel, calmez-vous. Avez-vous commencé le nouveau traitement ?
— Pas encore, je viens de finir l’ancien et je comptais le faire ce soir, assura la jeune femme.
— Et bien voilà. Il n’est pas improbable que cette chevalière soit effectivement à votre ex compagnon et que votre imagination l’ait placée dans cette scène barbare. Calmez-vous, commencez le nouveau traitement, et ne pensez plus à tout cela. C’est votre imagination.
— Oui docteur, vous avez raison. Je vais commencer le nouveau dosage. Merci, finit Maïwenn en raccrochant.
La bouffée d’angoisse qu’elle venait de ressentir s’estompait peu à peu.
Le docteur a raison. J’ai dû délirer et penser que cette chevalière n’était pas à Brieuc. On se reprend, s’encouragea la jeune femme.
Pour penser à autre chose, elle sortit de la maison relever le courrier de la boite aux lettres et y trouva un prospectus de la ville présentant les différents spectacles de la saison.
Ce soir-là, un groupe local jouait gratuitement en plein air dans la ville close de Concarneau. Elle hésita longuement, mais décida tout de même de s'y rendre pour se changer les idées.
Cette ville close était une citadelle sur l'eau entourée de hauts murs d’enceinte, qui abritait des magasins et restaurants, mais aussi quelques habitations. Rattachée au centre-ville de Concarneau par un pont massif, il y avait toutefois deux possibilités pour accéder à cette forteresse : soit à pied par le pont, soit par bateau, dont le quai se trouvait de l’autre côté de l’édifice.
Maïwenn opta pour cette solution car la maison de sa grand-mère se trouvait toute proche du quai de départ, appelé aussi le passage. La traversée faite, elle fut surprise de voir que les bancs de l'amphi-théâtre en plein air étaient déjà tous pris. La jeune femme décida alors de flâner en attendant le début du spectacle.
Le soleil déclinait peu à peu, mais l'atmosphère était chaude et elle se sentait bien au milieu de cette foule, anonyme parmi les anonymes. Petite, elle venait souvent y passer les vacances.
Au fil de ses pensées, elle avait traversé tout l'édifice sans même s'en rendre compte et se trouvait sur le pont, à l'entrée opposée. Elle resta là quelques instants pour contempler la mer puis retourna sur ses pas.
Près de l’amphithéâtre, un homme avait un appareil photo dernier cri à la main. Il photographiait allègrement les vieilles pierres de la ville close et faisait poser toute la famille pour l'occasion : sa femme, le sourire radieux, son fils turbulent, à peine âgé de cinq ou six ans et son adolescente qui aurait probablement tout donné pour ne pas se trouver là. L'heureux père de famille hurlait pour placer son petit monde, excité de ramener le plus de souvenirs possible. Dans un élan de générosité, ou peut-être un passage d'ennui, Maïwenn s'approcha d'eux et leur proposa de prendre une photo de groupe, ce qu'ils acceptèrent aussitôt. Leur entrain était communicatif et elle serait volontiers resté discuter avec eux si les premières vibrations de basse ne s’étaient pas fait sentir.
Les rythmes endiablés d'un rock celtique s'emparèrent de la foule qui ne fut plus qu'une masse de corps sautant et applaudissant à tout va. Ne connaissant personne, Maïwenn en profita pour se lâcher elle aussi et ainsi se débarrasser des tensions. Même une fois le concert terminé, l'adrénaline parcourait toujours son corps et elle n'avait pas envie de rentrer tout de suite. Le dernier bateau étant à minuit, il lui restait une heure pour se balader. L'endroit se vidait peu à peu, laissant ainsi le champ libre à ceux qui n'avaient pas encore visité les remparts surplombant la mer. Pour accéder à ces murailles, elle devait prendre un petit chemin de terre très mal éclairé et enfin arriver à un grand terre-plein d'herbe où se trouvait un immense escalier. Une fois celui-ci monté, elle put contempler les lumières de la ville se reflétant sur la mer.
Très vite, elle remarqua deux hommes qui la regardaient avec insistance. Mal à l’aise, elle décida de faire demi-tour et de s’éloigner, mais elle les vit alors du coin de l'œil lui emboiter le pas. Elle redescendit les marches jusqu’au terre-plein d'herbe et accéléra un peu plus, tout en se persuadant qu'elle se faisait des idées.
— Eh, toi ! Attends-nous qu'on rigole un peu, lui cria l'un des hommes.
— C'est ça oui, compte là-dessus, marmonna Maïwenn.
L’embarcadère n'était plus qu'à cinq-cents mètres. Sans se retourner ni répondre, elle accéléra encore sa marche, c'est alors que les deux hommes se mirent à courir après elle. Prise de panique, elle fit de même, mais avant qu'elle ne puisse rejoindre le quai, l'un d'eux lui avait empoigné le bras. Effrayée, Maïwenn regarda autour d’elle, mais ils étaient seuls.
— Ben alors, tu ne réponds pas quand on te parle, ce n'est pas très poli tout ça, s’amusa l’un des deux.
Malgré le peu de lumière, Maïwenn pouvait voir cet homme, plutôt grand et musclé aux cheveux bruns très courts. Plus jeune qu'elle, il ne manquait pas d'aplomb.
— Lâche-moi ! Qu'est-ce que vous voulez ?
— S'amuser un peu avec toi, lui dit le second homme.
— Lâche-moi ou je hurle ! intima-t-elle.
— Tu devrais faire ce qu'elle te dit si tu ne veux pas avoir de problème.
Tous trois se retournèrent alors en direction de la voix. Sortant de la pénombre, un homme s’avança calmement vers eux. Grand, brun avec une barbe de trois jours, il était plus âgé qu’eux.
—Depuis quand tu t’en prends aux touristes Lukian ? Laissez-la tranquille et partez avant que je ne m'énerve, poursuivit-il.
Après quelques secondes d’hésitation, l’agresseur lâcha Maïwenn, non sans lancer un regard haineux à l'inconnu.
— Tu ne seras pas toujours là pour la protéger, lança-t-il avant de partir.
— Ça va aller ? demanda l’inconnu en s’approchant de Maïwenn.
— Oui, oui. Plus de peur que de mal. Merci beaucoup en tout cas.
— Si vous ne vous pressez pas, vous allez manquer le dernier bac. Je vous accompagne.
Son ton ne laissait pas de place à la discussion, mais Maïwenn se sentait soulagée de ne pas être seule de toute façon.
— C’est étrange, ils n’avaient jamais fait cela avant. Pourquoi vous ont-ils pris à partie ? interrogea-t-il.
— Je n’en sais rien, je suis arrivée en ville aujourd’hui, je ne connais personne. Mauvais endroit au mauvais moment, j’imagine, rétorqua la jeune femme.
— Surement. Méfiez-vous quand même, précisa l’homme d’un air glacial.
— Je m’appelle Maïwenn au fait.
L’homme ne répondit rien.
— Votre bateau se trouve à quelques mètres, je vous laisse continuer seule.
— Comment savez-vous que je prends le bac ? reprit la jeune femme.
— J’avais une chance sur deux, rétorqua sèchement son interlocuteur.
Puis, il s'éloigna et disparut à son tour dans la nuit. Elle, un peu vexée par son attitude, prit le bateau la conduisant de l’autre côté de la ville.
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