Chapitre VI

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Sur le chemin du retour, Jacky flâna au clair de lune, pensif et mélancolique. Le pire ne résidait pas dans le fait que Cédric Kléber abordât le second tour en tête. Désolant certes, mais relativement prévisible. Non, le vrai problème tenait en quatre lettres : F-I-O-N. Comment se pouvait-il qu'après l'affaire qui avait défrayé la chronique tout l'hiver, plus d'un Français sur cinq veuille encore de lui comme président ? Au moins, on ne pouvait pas parler de vote de contestation ! Désabusé, Jacky ne comprenait définitivement plus ses congénères, peuple de moutons, laissant entrer le loup dans la bergerie en lui déroulant le tapis rouge. Cette fois, aucun des deux candidats n'aurait sa voix. Non, pas de vote barrage à l'horizon... D'ailleurs, il s'agirait pour commencer de savoir à qui barrer la route ! Comment choisir entre la peste et le choléra ? Jacky n'était même pas sûr de se présenter au scrutin du second tour pour voter blanc.

Qu'ils aillent tous au diable !

Tout compte fait, Bébert avait peut-être raison. À quoi bon se battre ? S'il venait à le croiser demain au café, Jacky n'aurait sans doute plus tout à fait le même discours... Tout simplement parce que ses convictions à lui, déjà branlantes depuis quelques années, s'étaient définitivement fait la malle avec la déconvenue de ce soir. Il y avait là comme un goût de déjà vu, lorsque le quartier latin avait été ré ouvert à la circulation, cinquante ans plus tôt. Il ressentait la même désillusion qu'au moment où les CRS avaient percé la dernière barricade du boulevard saint-Michel. Cependant, le goût de la défaite était encore plus amer car cette fois, avec le recul qu'il avait sur les choses, il ne lui était plus permis d’espérer des jours meilleurs. Bientôt septuagénaire, il y avait peu de chances pour qu'il accordât à ses concitoyens masochistes une nouvelle occasion de le décevoir. Tendre l'autre joue après avoir reçu une gifle des nantis du pouvoir, non merci ! Certes, Jésus préconisait ce geste plutôt que de céder à la violence mais il n'avait jamais été question dans l'évangile de baisser son froc en fournissant la vaseline, bon sang ! Il avait déjà essayé et ça n'avait rien donné, excepté la nomination comme ministre des finances de Daniel Rougeaud, un ancien camarade, leader de la révolution, rattrapé par le capitalisme sous le gouvernement Trichard, dans les années 90.

En arrivant chez lui, Jacky se servit un verre de whisky, alluma une Gitane Maïs et s'installa dans le fauteuil du salon sans allumer la lumière du séjour. Ce petit rituel l'avait toujours soulagé après une journée difficile ou aidé à réfléchir avant une décision délicate. Ce soir, il avait besoin des deux ! Perdu dans ses pensées, l'idée de tout envoyer valser lui effleura l'esprit. Partir loin, très loin, tout quitter et s'en aller vivre quelque part, tel Robinson Crusoé. Un vieux rêve qu'il n'avait jamais réalisé... D'abord par manque de détermination, force était de le reconnaître. Il s'était donné de fausses excuses financières, pratiques et relativement plausibles pour un ouvrier se mentant à lui-même. Puis, l'idée qu'il avait loupé le coche s'était ancrée en lui et la résignation l'avait gagné petit à petit.

On ne s'improvise pas aventurier en arrivant à la retraite, un peu de sérieux tout de même !

À dire vrai, c'est surtout le courage d'affronter son père qui lui avait fait défaut. Eugène Ternier était décédé l'année précédente, à l'âge de quatre-vingt-seize ans et ne partageait en rien les opinions de Jacky. Gaulliste, ancien combattant de la seconde guerre mondiale, il avait survécu à la bataille de la Marne en faisant le mort, la tête dans la boue, alors que les Allemands inspectaient les cadavres pour achever les survivants.

— Faut pas faire de vagues, gamin. Jamais ! Reste bien dans le rang et tout ira bien... répétait toujours le vieux.

Après les évènements de Mai 68, Jacky avait fini par reprendre le boulot et ils avaient renoué contact. Cependant, les déjeuners dominicaux donnaient souvent lieu à de virulentes disputes entre les deux hommes. Quelques années plus tard, Jacky avait décidé de déménager en province, autant par attirance pour la vie à la campagne que pour fuir les morales inquisitrices du patriarche. Soucieux de préserver le lien, Jacky fit cependant l'effort de s’installer à moins de deux heures de route. Exaspérée par leurs règlements de comptes lors des repas en famille désormais plus rares, la mère avait endossé le rôle de médiatrice et dès lors, un accord bannissant la politique de toute conversation avait été conclu pour éviter les conflits. Germaine Ternier avait été emportée par un cancer du sein qui s'était rapidement généralisé en 2001. Depuis, les deux hommes avaient gardé des rapports courtois, s'appelant de temps en temps, ne se voyant que deux ou trois fois l'an, pour Noël et les anniversaires.

Quelques idées de destination lui vinrent à l'esprit mais Jacky préféra stopper là les divagations pour ce soir. La nuit lui porterait peut-être conseil... Il avala un somnifère avec la dernière gorgée de whisky et monta se coucher.

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