Chapitre XV
Ils débouchèrent sur un boulevard périphérique saturé vers huit heures et il leur fallut presque une heure de plus pour rejoindre la porte de Gentilly depuis Bercy. Yves était au volant. Rêveur, Jacky observait à travers la vitre passager la moue stressée des franciliens, pressés d'arriver en retard. Confortablement installée à l'arrière, Françoise pianotait sur son smartphone.
— Waouh !!! s'exclama-t-elle soudain. Excellent ton post d'adieu, mon Jacky !
— Merci votre sainteté, répondit Jacky en inclinant la tête avec un rictus narquois.
Reprenant son sérieux, il se tourna vers Françoise et s’accouda sur l’appui-tête.
— Content que ça te plaise... J'y ai mis toutes mes tripes, tu sais…
— C'est sans doute pour cela que ton texte sonne juste. J'ai toujours aimé ta plume. Tu sais qu'il y a déjà cent-cinquante-sept likes ?
— Ça alors ! Je n'ai pourtant que vingt-trois amis.
— Faux ! Tu en as maintenant trente-et-un. On dirait que les participants à l'assemblée des douze ont accepté ta demande. Tiens donc… Iris n'aime pas, elle adore !!! taquina Françoise. Elle a préféré l'émoticône "cœur" plutôt qu'un simple pouce levé...
Décontenancé, Jacky préféra changer de sujet l'air de rien. Bien qu'il fut incollable sur le principe des réseaux sociaux, il mima l'ignorance et demanda :
— Mais même avec trente-et-un amis, comment peut-on arriver à cent-cinquante-sept mentions "J'aime" en moins de vingt-quatre heures ?
— Eh bien il faut croire que la majorité de tes amis l'ont assez apprécié pour le partager et que les amis de tes amis ont fait de même... Allez, un petit cœur de plus, j'adore et je partage... Cent-cinquante-huit !
L'heure de pointe passée, la circulation se fluidifia quelque peu sur l'autoroute A1 et à neuf heures trente, ils pointaient à l'enregistrement des bagages. Quand Jacky la serra dans ses bras avant de pénétrer en zone d'embarquement, Françoise ne put retenir quelques larmes ; elle avait toujours détesté les adieux. Cette fois, il n'eut pas le cœur de l’affubler d'un sobriquet ridicule alors qu'elle l'implorait d'être prudent. Yves lui promit d'être là avant la fleur puis l'étreignit longuement avant de l'embrasser une dernière fois. En passant le portique des douanes, les deux compères se retournèrent pour un ultime signe de la main avant de disparaître.
En Duty Free, Jacky ne put s'empêcher d'acheter une cartouche de cigarettes...
— La dernière… Ce n'est pas au bord du fleuve que j'en trouverai ! se justifia-t-il alors que son ami le regardait de travers.
— Pas de problème... C'est ton fardeau, pas le mien. Ceci étant, non seulement ça te rajoute du poids mais en plus, ça te rends moins apte à le porter. Je doute que tu persistes à vouloir réduire ta capacité pulmonaire après une journée à crapahuter dans la jungle par trente degrés avec une trentaine de kilos sur le dos ! rétorqua Yves d'un ton moralisateur.
Jacky se renfrogna sans broncher. À la caisse, entre le logo de l'American express et celui de la Visa, un petit écriteau annonçait timidement : « Paiements en espèces acceptés » Merci, trop sympa ! ironisa Jacky pour lui-même en sortant les billets de son portefeuille, excédé par la mansuétude de cette pancarte. Ils patientèrent encore une bonne demi-heure en salle d'embarquement avant de monter à bord. N'ayant jamais pris l'avion, Jacky n'en menait pas large. Yves le remarqua et lui tendit un anxiolytique. Jacky l'avala sans poser de questions et se cala au fond de son siège. Il manqua d'arracher les accoudoirs pendant le décollage mais l'émotion passée, un peu défoncé par le cachet, il se détendit et s’endormit rapidement.
Dans une légère nuée bleutée, les roues arrières du vol CY 6842 d'Air Caraïbes rebondirent en douceur avant d'épouser le tarmac de l'aéroport de Cayenne-Félix Éboué à quinze heures trente et une précises, heure locale. En descendant l'escalier métallique sa veste polaire à la main, Jacky eut instantanément la sensation de suffoquer. Le réacteur à quelques mètres tournait encore au ralenti. Après quelques instants, il comprit que la chaleur ne venait pas de là, il s'agissait de la température ambiante. Même au cœur de la grande saison des pluies, le thermomètre stagnait autour de trente degrés nuit et jour, et l'air chargé d'humidité rendait l'atmosphère étouffante.
— Tu veux une clope ? le taquina Yves.
Touché, Jacky ne releva pas. En détournant le regard, il aperçut la file de taxi en attente. D'un signe de la main, il héla le premier qui fut sur eux l'instant d'après.
— Sé moun-yan bonjou ! (Bonjour Messieurs !) Mon nom est Jean-Philippe. Alors, où est-ce qu'on va ? s'enquit le chauffeur en chargeant les sacs dans le coffre, avec un sourire lui balafrant le visage d'une oreille à l'autre.
— Hôtel des palmistes, s'il vous plaît, répondit Jacky en prenant place à l'arrière.
— T'as réservé aux Palmistes ? s'étonna Yves. Eh bah dis-donc, tu nous soignes mon Jacky ! Ceci dit, un peu de confort urbain avant le départ, je ne dis pas non...
Jacky répondit par un clin d'œil. Une vingtaine de kilomètres séparait l'aéroport du centre-ville. En chemin, ils traversèrent le quartier de La Crique, surnommé "Chicago" par les locaux, plus proche de la favela brésilienne que du quartier sensible tel qu'on l'entend en métropole. Des dealers vendaient leur saloperie au grand jour pendant que les gamins faisaient le guet pour repérer les flics. Le taximan savait comment éviter les ennuis : filer bon train et regarder droit devant soi, ne pas jouer les curieux. On était loin des documentaires carte postale sur la Guyane que Jacky avait visionné avant le départ. À peine plus loin dans l'avenue, des toxicos fumaient leur crack juste en face du commissariat. Jean-Philippe leur expliqua que c'était l'endroit le plus sûr pour eux. Rien à voir avec une quelconque provocation, ça leur évitait juste de se faire braquer. Les flics des stups manquaient d'effectifs. Ils concentraient leurs investigations sur les trafiquants et considéraient les consommateurs comme des malades, pas comme des criminels. Yves n'en revenait pas. Cayenne n'avait plus grand chose à voir avec la ville qu'il avait quitté trente ans plus tôt. Enfin, ils arrivèrent place des Palmistes. Le taxi les déposa juste devant l'hôtel et annonça :
— Voilà Missieux. Ça fait twente cinq Euwos, si'ou plé...
Jacky tendit deux billets de vingt et laissa la monnaie en pourboire. D'inspiration coloniale, l'architecture du bâtiment cachait un intérieur sobre et raffiné. Un jaune lumineux et un gris souris savamment harmonisés inondaient le hall d'accueil et les parties communes, rappelant de manière subtile les couleurs de la façade. Les deux chambres individuelles que Jacky avait réservées pour trois nuits étaient voisines. Ils se donnèrent rendez-vous vers dix-neuf heures. Dégoulinant de sueur, Jacky se précipita sous la douche avant de se vautrer sur son lit en caleçon. Léthargisé par la fraîcheur de l'air conditionné, il zappait d'une chaîne à l'autre en attendant l'heure dite. Yves frappa à la porte un peu en avance.
— T'es prêt ?
— Euh... Pas tout à fait, comme tu peux le voir !
— Allez, habille-toi... Je t'emmène dîner dans une petite gargote sur le vieux port, chez Luciana. J'ai jeté un œil sur internet, ça n'a pas changé de nom et je serais curieux de voir ce qu'est devenue la tenancière... Le coucher de soleil est magnifique vu de là-bas.
— Allons-y, j'ai une faim de loup !
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