Chapitre XXIV

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Comme le lui avait conseillé son ami, Jacky esquiva les premiers écueils par la droite. À mi-parcours entre son point de départ et l’arbre mort, il décida de redresser vers la gauche. Après quelques coups de pagaie sans effet, il accéléra le rythme. Mais il avait beau ramer aussi vite que possible, le canoé filait droit sur la souche, absorbé par le courant. Il redoubla d’efforts et parvint à dévier son cap de quelques degrés... Voyant le tronc approcher, Jacky comprit qu’il était resté trop longtemps sur la partie droite, réconfortante car abritée des obstacles.

— Et merde… Quel con ! pesta Jacky contre lui-même, regrettant sa complaisance dans la facilité pour reculer l’affront des difficultés.

Yves l’avait pourtant prévenu… Mais Jacky s’était laissé séduire par les sirènes des eaux trop calmes, dont le charme envoutant masquait leur funeste dessein. Le vrai danger résidait dans cette première partie du parcours, trop rassurante, et la sagesse dans le fait de s’en séparer à temps.

Jacky tenta alors une manœuvre désespérée en plongeant sa rame gauche à la verticale. Instantanément, l’embarcation vira sur elle-même à bâbord. L’étrave dépassait désormais la cime et quelques mètres séparaient encore le kayak du peuplier, laissant présager une lueur d’espoir. Ragaillardi par l’instinct de survie, Jacky rassembla toutes ses forces en ramant de l’autre côté, pour ramener la périssoire dans l’axe. Il y parvint juste à temps, frôlant la souche d’un peu trop près pour éviter quelques éraflures sur le visage par les derniers rameaux.

Ouf. Tu t’en sors bien mon salaud !!!

Soudain, un bruit sourd suivi d’un sifflement caractéristique... La poupe avait percuté la dernière branche. L’instant d’après, propulsé par l’air fuyant de la coque crevée, l’arrière du canoé dériva vers la gauche, offrant tout le flanc droit à l’énorme vague se formant à cet endroit. Ne contrôlant plus rien, Jacky paniqua. Il n’eut même pas le temps de remplir ses poumons d’air avant de chavirer.

Privé de la vue, la tête en bas et balloté par le courant, Il fallut un moment à Jacky pour analyser la gravité de la situation. Le déclic eut lieu quand son casque heurta le fond. Il manquait d’air et devait réagir rapidement. Il s’accorda néanmoins le temps nécessaire car à défaut de réussir son retournement, il risquait la noyade. D’un puissant coup de rein, Jacky refit surface au beau milieu de remous diluviens, conscient de la précarité de son équilibre. Emporté par l’élan, il ne parvint pas à se stabiliser en position assise et bascula de l’autre côté. Comprenant son erreur, il inspira profondément avant de replonger.

À nouveau la tête en bas, Jacky s’apprêtait pour une seconde tentative lorsque quelque chose lui agrippa le bras. Il sursauta. L’instant d’après, Jacky réalisa que ce n’était rien d’autre que la main salvatrice de son acolyte, qui avait remonté le courant pour lui porter secours. D’une robuste traction vers le haut, Yves l’aida à se rétablir.

— Waouh ! Merci mon commandant… lâcha Jacky à bout de souffle.

— Ça va ? Rien de cassé ?

— Quelques égratignures par ci par là, mais ça ira… Punaise, j’ai bien failli boire la tasse !

— Quand je t’ai vu tomber, j’ai foncé mais tu ne t’en sortais pas si mal ! En revanche, ton kayak…

Sur ce modèle, l’air était réparti en trois chambres indépendantes. Une à l’avant, pour caler le sac et les jambes ; une à l’arrière, contre laquelle on s’adossait ; enfin, un boudin englobant l’ensemble émergeait juste au-dessus du niveau de flottaison et régulait l’assiette de la coque. C’est ce dernier qui avait été touché par la branche et la stabilité s’en trouvait corrompue. Ce voile de plastique en apesanteur, juste sous la surface de l’eau donnait à l’embarcation des allures de radeau de la méduse, le Raptor battait de l’aile.

De titanesque à Titanic, il n’y a qu’un hic !

— Il nous faut accoster et monter le camp au plus vite pour faire le point, asséna Yves.

Côte à côte, ils se dirigèrent vers la petite plage de galets où Yves s’était posté pour attendre Jacky. Yves alluma le feu pendant que Jacky installait l’abri. Comme un pied de nez du destin, la pluie cessa alors qu’il nouait la dernière cordelette à un arbre. En hissant le kayak de Jacky au sec, ils constatèrent que la déchirure était conséquente… bien plus large que les rustines fournies dans le kit de réparation. Sans dire un mot, Jacky sortit son couteau et découpa un morceau de son poncho. Le plastique huilé du vêtement de pluie manquait d’adhérence. Il en ponça toute la surface en la grattant de sa lame, en prenant soin de ne pas la traverser. Bien qu’Yves s’abstînt d’intervenir, Jacky savait que son instructeur l’observait du coin de l’œil. Ce genre de petit bricolage lui était familier et, considérant son acclimatation en bonne voie, Jacky tenait désormais à prendre les choses en main lorsqu’il s’en sentait capable. Enfin, il badigeonna le pansement de fortune de colle néoprène et l’appliqua sur le boudin.

— Ça m’a l’air viable, qu’en dis-tu ? s’enquit Jacky.

— Ma foi, je n’aurais pas fait mieux…

Jacky sourit en se relevant et chacun se dirigea vers son sac pour en faire l’état des lieux suite au dégât des eaux. Ils étendirent leurs affaires pour les sécher. La cartouche de cigarettes presque neuve était bonne à essorer. Jacky préleva une Gitane Maïs du paquet entamé, la déposa dans sa poche et jeta tout le reste au feu sans regret. En revanche, la découverte de ses cahiers d’écriture trempés le plongea dans un profond désespoir. L’aventurier plumitif s’installa et, avec une délicatesse infinie, effeuilla les pages une à une patiemment, sans déchirer la moindre feuille… Quand il eut terminé, le quatrième cahier vint rejoindre ses acolytes à distance raisonnable du feu, reliure vers le ciel et tranches au sol en éventail. C’en était presque drôle : traiter des cahiers à quatre-vingt centimes, vierges de toute transcription, avec autant d’égard… Qu’en aurait-t-il été s’ils avaient regorgé de trésors aphorismatiques, de fulgurances, d’un journal de bord ? Jacky comptait bien que ce fût le cas dans quelques années, justement, et c’est en cela que ces cahiers vides n’avaient pas de prix.

Yves avait préparé le repas, et l’assiette de riz tendue sortit Jacky de sa rêverie. Ils terminèrent avec des biscuits secs et une infusion de corossolier. Repus, Jacky sortit la dernière cigarette de sa poche avec solennité. Installé dans son hamac, il l’alluma religieusement en contemplant la bannière étoilée. Ses volutes bleutées se mêlaient aux nébuleuses célestes pour former tantôt un dragon, tantôt une licorne ou encore un papillon. Les seules limites au farfelu étaient celles de son imagination et rien qu’en cela, Jacky savait que la cigarette lui manquerait de temps en temps.

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