Chapitre XXX
À l’issue d’un dédale de couloirs interminables, on fit entrer Bébert dans un bureau fastueux, à l’image des jardins de Levallois-Perret visibles depuis les fenêtres panoramiques. Rien à voir avec les arrières salles de commissariats miteuses où, menotté au radiateur, il avait essuyé quelques gardes à vue dans sa jeunesse. Loïc Rollman remercia les deux policiers du 10ème arrondissement venus les récupérer en voiture boulevard Magenta et s’installa dans son fauteuil. Il décrocha son téléphone, commanda des cafés puis, d’une main tendue avec bienveillance, désigna la chaise de l’autre côté du bureau :
— Asseyez-vous, je vous en prie…
Bébert obtempéra en silence.
— Bien, reprit le capitaine. Commençons par le commencement : nom, prénom, date et lieu de naissance, je vous prie ?
— Bertrand Grasson, né le dix-sept août soixante-huit, à Vitry le François.
Installée à un deuxième bureau, plus petit, Lisa Grandeau retranscrivait l’échange sur un ordinateur sans intervenir.
— Vous avez une pièce d’identité sur vous ?
— Non, désolé. Avec ce déguisement, je n’ai pas de poches intérieures et j’avais peur de perdre mon portefeuille pendant la manif…
— Ok, bon… C’est déjà, en soi, une infraction mais passons… Quels sont vos rapports avec Jacques Ternier ?
— (…)
— Jacky Pavé, si vous préférez, insista le capitaine.
— Jacky… Oh, eh bien… on habite des villages voisins. Vous savez ce que c’est, les petits villages, tout le monde connaît tout le monde !
— Vous êtes amis ?
— Non, pas vraiment, enfin vous voyez… On trinque ensemble à l’occasion au café de Mailly mais de là à dire qu’on est amis…
— Alors comment se fait-il que vous ayez les clés de chez lui et que vous y passiez toutes vos journées ?
— Euh…
La bave aux lèvres, le prédateur posa les deux mains sur la table et s’avança, l’air menaçant, sans quitter sa proie des yeux :
— On est en planque depuis trois jours… Vous y avez même dormi la nuit dernière !
— Oui, enfin… Je fais quelques travaux de rénovation.
— Comment ça quelques travaux ?
—Ben, vous savez bien… Comme ça, pour aider.
— Comme ça, pour aider ? Et vous n’êtes pas amis ? Vous vous foutez de ma gueule !
— Non, enfin…
Le capitaine recula au fond de son siège et reprit d’un ton mielleux :
— Ecoutez, Monsieur Grasson... Comme je vous l’ai dit lors de votre interpellation, plus vous coopérez, plus vite ce sera réglé… Je répète ma question : quels sont vos rapports avec Jacky Pavé et pourquoi avez-vous les clés de chez lui ?
— Bah… Disons qu’on s’est rapprochés juste avant son départ. Il me laisse occuper la maison gratuitement en échange de quelques travaux… Comme je suis au RSA, vous comprenez…
— Je comprends, oui… À propos, où est-il parti ?
— Ben ça… J’en sais trop rien, mentit Bébert.
— Vraiment ? s’exclama le capitaine. En date du 2 mai dernier, il vous a envoyé une demande d’ami Facebook. Cette invitation a été postée quelques minutes après son message d’adieu et provient de la même adresse IP… Celle-là même qui nous a permis de localiser son domicile ! Vous avez accepté cette invitation le 3 mai à huit heures trente-six et vous maintenez qu’il vous a laissé les clés de chez lui sans vous dire où il partait ?
— Aucune idée ! Vous savez, moi et la technique, ça fait deux…
Excédé, Rollman se montra condescendant :
— Monsieur Grasson… Nous sommes à la Direction Générale de la Sécurité Intérieure, ça vous dit quelque-chose ? Les renseignements généraux, la DST, les services secrets si les anciens noms vous parlent plus ! Quoi qu’il arrive, nous trouverons sa destination, vous comprenez ? Même s’il faut perquisitionner le domicile, éplucher son historique de navigation, fouiller ses poubelles, interroger chaque membre de votre équipe de bras-cassés, réquisitionner les fichiers-départ de tous les aéroports, contacter Interpol, placarder sa photo dans tous les lieux publics, ou vous séquestrer ici jusqu’à ce que vous crachiez le morceau… ON VA TROUVER !!! OK ??? termina-t-il en hurlant après avoir monté le ton au fur à mesure des énumérations.
— Dans ce cas… z’avez pas besoin de moi, riposta Bébert en le défiant du regard.
—Hum, je vois qu’on a affaire à un petit malin… Réfléchissez, Monsieur Grasson. Vous pourriez nous faire gagner à tous un temps précieux. Comme ça, chacun retourne à ses occupations : vous à votre manif, moi et Lisa à notre paperasse, et tout le monde est content !
— Oh, vous savez… moi du temps, j’en ai à revendre ! Et j’balancerai pas le mec qui m’a tendu la main pour me sortir de la panade !
Rollman eut un sourire pincé avant de s’écrier, en direction de la porte :
— BERTIER !!!
Un jeune préposé passa la tête dans l’encadrement.
— Oui, capitaine ?
— Prenez Jadot avec vous et descendez-moi ce Monsieur au « frigo ». On verra si une nuit à philosopher avec les cafards sur la notion de temps à revendre le fait changer d’avis.
— Eh, mais… j’ai au moins droit à un coup de fil ! protesta Bébert.
— C’est ça, ouais ! Avec un transat et un mojito aussi, tant qu’on y est ? rétorqua l’autre d’un ton sarcastique. On n’est pas dans une série américaine ici, mon gars. Je vous l’ai dit, c’est la DGSI… Allez, au trou !
Le passage à la fouille révéla un billet aller-retour Reims-Paris, trente-cinq euros en espèces, un téléphone portable, un sachet de tabac, un paquet de feuilles à rouler éclaté, et un gramme de résine de cannabis.
— C’est quoi, ça ? demanda le dénommé Jadot avec un rictus narquois en présentant la boulette à Bébert.
— À en juger par ton air satisfait, tu m’as l’air de le savoir tout aussi bien que moi...
— Confisqué ! lança le jeune agent sèchement, vexé par tant de familiarités.
— C’est ça ouais, suce-moi l’autre… Tu me diras s’il est bon, flicard de mes deux !
— Eh ! Oh ! Un peu de respect l’artiste ou je te colle un outrage ! intervint Bertier volant au secours de son collègue apprenti. Pour ta gouverne, toutes les saisies sont vouées à la destruction !
Bébert refoula le « Mon œil !» qui lui démangeait la gorge et se renfrogna. Pour marquer le coup, Bertier reprit d’un ton railleur :
— Allons Monseigneur, n’en parlons plus. Rhabillez-vous et donnez-moi vos lacets, je vous prie. Monsieur Jadot va vous accompagner jusqu’à votre suite cinq étoiles…
Recroquevillé la tête entre les mains, Bébert broyait du noir. Désireux d’y voir plus clair, il tentait de rassembler ses idées. Tout était allé trop vite. À chaque respiration, les chuintements de la couverture de survie lui rappelaient avec effroi que le « frigo » portait son nom à merveille. Hélas, pas le moindre cafard en vue pour tailler le bout de gras. Plusieurs heures s’écoulèrent avant que le bruit d’une clé fouillant la serrure ne vînt briser le silence. Le garde lui tendit un sandwich, une bouteille d’eau et ressortit sans un mot. Bébert but quelques gorgées pour réhydrater son gosier desséché mais l’appétit lui manquait. Dépité, il se pelotonna en chien de fusil sur le banc de béton et plongea dans un sommeil agité. Le confort précaire, le manque d’alcool et le spleen inspiré par sa situation hantèrent sa nuit de songes caverneux. À chaque réveil furtif, il rêvait d’une horloge, d’un radio réveil, d’un croissant de lune aperçu au travers d’une lucarne crasseuse ou même d’un sablier... N’importe quel objet permettant de se situer dans le temps, car cet enfoiré s’écoulait ici plus lentement que n’importe-où ailleurs !
Une bière, bordel... il me faut une bière !
La dernière qu’il avait bue avec les copains, juste avant son arrestation, revêtait des allures de madeleine de Proust. Combien d’heures s’étaient écoulées depuis ? À combien d’années remontait une période de sobriété aussi longue ? À défaut de pouvoir mesurer le temps, il lui fallait l'oublier et seule la bière pouvait l'y aider ! Un nouveau bruit de clé le sortit soudain de sa léthargie :
— Allons-y, Monsieur, lança le garde. Le capitaine vous attend.
De retour à la surface, Bébert fut aveuglé par la lumière du soleil inondant la bâtisse. Au moins, le doute était levé : il faisait jour. Bébert s’était naïvement imaginé une météo en symbiose avec son humeur pour démarrer cette journée, nuages grisâtres et lueur blafarde mais contre toute attente, ce putain de dimanche était en pleine forme !
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