/6/ Un gibier particulier
Je pousse la porte qui produit un grincement plutôt désagréable. Les quelques personnes présentes tournent toutes leurs têtes dans ma direction avant de me dévisager. Le même regard que la capitaine -ou que le loup maintenant que j’y pense-. Ils me déshabillent complètement avec leurs yeux, fouillant probablement au fond de leur mémoire pour savoir s’ils m’ont déjà vu quelque part. Mais non mes cocos, je suis la nouvelle de la ville, que cela vous plaise ou non !
Devant moi se trouve un comptoir qui fait presque toute la longueur du bâtiment avec des tabourets visés dans le sol. Ce genre d’endroit ne m’est pas inconnu, il y a beaucoup de diners à Chicago. Avec la mode du rétro, de nombreux restaurants ont ouvert en essayant de donner une ambiance 60-70. Mais je sens bien que ce n’est pas le cas ici. Ils n’ont pas recréé la vieillesse, tout est juste vraiment vieux.
Ce n’est absolument pas un reproche négatif ! On voit que tout est bien entretenu, tout propre et que les propriétaires chouchoutent cet endroit. Mais on sent que le mobilier et les murs ont un vaincu. Comme toute la ville à vrai dire, ce qui lui donne son charme si particulier, si réel et authentique.
Un couple de vieux se trouvent sur ma droite, tout au fond, sur des tabourets, accoudés au comptoir. Je sens bien que c’est leur place attribuée et qu’ils viennent régulièrement. Et de par la façon dont ils me jugent, je devine que le moindre changement dans leur routine monotone doit faire l’effet d’une fausse note, un bruit strident brisant leur parfaite mélodie journalière aussi bien huilée qu’un coucou suisse.
Derrière le comptoir brillant où sont posés avec minuties du sucre et d’autres ustensiles, je vois une grosse femme. Encore une fois ce n’est pas péjoratif, je me contente de décrire la première chose qui me voit. Et elle, on ne peut pas vraiment la louper… Au moins 300 pounds. Elle a un long tablier blanc usé qui lui descend jusqu’aux genoux, longeant les deux bosses de sa poitrine et l’amas de graisse qui se trouve sur son ventre. Je ne peux pas vraiment la juger, si je travaillais dans un endroit comme ça, je prendrais sûrement du poids moi aussi.
Elle a les cheveux blonds, presque châtains, reliés derrière sa tête en formant une sorte de chignon négligé, laissant en libertés quelques mèches rebelles qui se baladent. Elle n’a pas l’air méchante du tout, son regard sur moi est plutôt… vide. Comme une vache qui regarde passer un train. Même si j’ose espérer être un peu plus mignonne qu’un train…
Elle semblait être en train de parler à un adolescent avec un sac sur le dos. Je descelle quelques traits de famille entre leurs deux visages. Ils ont tous les deux de bonnes joues, bien que ce garçon qui je pense être son fils est plus maigre. Une fois qu’il m’a scanné de haut en bas, jugeant probablement que je n’étais pas une menace, il se retourne puis fais un bisou sur la joue de sa mère par-dessus le comptoir avant de venir vers moi. Je m’écrase pour le laisser passer et il sort sans dire un mot.
Le long des fenêtres, de part et d’autre, se trouvent des tables avec des sièges à première vue bien confortables. Je vois qu’au fond à gauche se trouve une fille en train de manger je ne sais quoi. Elle ne s’est pas tournée vers moi ? Ou peut-être ne l’ai-je pas vu faire, tout simplement.
J’ai le choix entre aller à droite vers le couple de vieux que ma simple présence semble déranger au plus haut point, où aller à gauche vers une fille qui semble concentrée dans sa mastication. Je choisis donc la gauche sans grande surprise. Je m’assois sur un siège, face à une table elle aussi brillante. Que c’est confortable ici. Je réalise qu’une petite musique tourne en fond sonore, une vielle chanson qui pourrait sortir tout droit d’un juke-box. Mais non, ce sont bien deux petites enceintes accrochées dans les coins qui propagent ces mélodies d’un autre siècle.
L’inconnue est derrière moi, je ne peux pas la voir. J’entends juste ses couverts toucher son assiette à une vitesse assez impressionnante. Un véritable appétit de loup… Mes jeux de mots ne s’améliorent pas avec le temps moi.
La dame sort de derrière le comptoir en se tordant dans tous les sens pour passer, ce qui semble lui demander un effort surhumain, comme si elle n’avait pas fait cela depuis des années. Excusez-moi si je préfère des sièges confortables à des tabourets sans dossiers !
« Que voulez-vous ? »
Bonjour c’est pour les chiens ? Ou les loups du coup… Bon j’arrête.
Elle aurait pu au moins me laisser regarder le menu… Ah il n’y en a pas. Je tourne la tête et vois qu’au-dessus du comptoir sont écrits quelques plats pour le petit-déjeuner. J’en ai déjà pris un, mais manger dans un diner, ça ne se refuse jamais ! La femme de bouge même pas, même si elle m’empêche de voir la totalité du menu…
« Mmmmhm je vais prendre des pancakes s’il vous plait ! Avec un milkshake aux fruits rouges ! »
J’essaye d’être un peu enthousiaste pour la décoincer… Maiiiiis elle part sans rien dire en cuisine. Faut me le dire si je vous fais chier !
Les gens étaient plus aimables à Chicago ! Dans les commerces en tout cas, car dans la rue, c’est une autre histoire. On te pousse, voir on te fait tomber sans même s’excuser. Au moins ça ne risque pas de m’arriver ici vu qu’il n’y a personne dans les rues.
J’attends quelques minutes en observant le diner. J’aperçois de vieilles plaques de publicités en fer sur les murs. Coca-Cola, Budweiser, Miller Lite, Corona, et d’autres boissons en tout genre. Pour des cigarettes aussi. Quelques représentations d’Elvis Presley ou d’autres monuments du Rock. Harley Davidson également. Cet endroit n’a vraisemblablement pas bougé depuis au moins 40 ans, si ce n’est plus. Ou alors aurais-je traversé un portail spatio-temporel ?!
Perdue dans mes pensées, je n’entends pas la cuisinière qui revient et pose une grande assiette remplie de pancakes recouverts de sirop d’érable avec des carrés de beurre. Elle dépose également mon milkshake. Sans rien dire, elle retourne ruminer derrière son comptoir.
Bon Dieu que ça a l’air bon ! Les diners, c’est vraiment le top ! Je pense à sortir mon téléphone pour le prendre en photo, puis je repense à mon envie de me déconnecter. Puis on me juge déjà suffisamment comme ça. Je vais me contenter de savourer ce second petit-déjeuner qui ravit déjà mes narines.
***
Elle a beau être peu accueillante, cette dame sait clairement cuisiner comme une chef ! Les pancakes sont bien moelleux et succulents, surtout avec le sirop d’érable ! Quant à ce milkshake, il est extrêmement frais et a un goût surprenant. Je veux dire, c’est le goût qu’on attendrait d’un milkshake, sauf qu’il est encore meilleur que cela à quoi on pourrait s’attendre. Vraiment délicieux !
Je n’ai bu que quelques gorgées quand j’entends des cris dans la rue. Pas des cris de peur, mais de joie, accompagnés d’un ronronnement mécanique. Je tourne la tête pour voir quelle est la cause d’un tel raffut dans un endroit si calme que cette ville.
Je vois rouler -doucement- un gros 4x4 blanc plutôt sale, les pneus laissant une trace de terre sur le bitume. Le conducteur a la tête par la fenêtre et hurle de joie alors que sur le toit se trouvent trois autres personnes debout, levant les bras au ciel. Quelques volets s’ouvrent dans la rue et des habitants se mettent à crier aussi. Dans cette cacophonie inattendue, j’arrive à comprendre quelques mots.
« Bien jouer les gars !
— Belle bête !
— Continuez comme ça ! »
Les quatre personnes dont tout le monde fait l’éloge sont habillées en camouflages. Des chasseurs, je présume ? Leur équipement semble plutôt militaire, après je n’y connais pas grand-chose. J’avais presque oublié ce que cela faisait, d’entendre autant de bruit d’un seul coup. Tous les habitants de la rue étaient aux fenêtres et criaient de joie. Le vieil homme au bar se mit à crier aussi « Un de moins ! Bon débarras ! »
La serveuse/cuisinière semble aussi joyeuse. Non pas qu’elle sourit, mais son timbre de voix a changé vers quelque chose de plus heureux : « Continuez comme ça les gars ! »
Et moi je suis là, sans rien comprendre à la situation. Je retourne ma tête vers la fenêtre pour savoir qu’elle est cette fameuse bête que les chasseurs ont tuée.
Il y a une masse obscure accrochée à l’attelage du 4x4. Elle laisse une trainée de sang presque noir sur le bitume. Je me concentre pour comprendre ce que c’est. Elle est si foncée qu’il est difficile de discerner une tête. J’aperçois quatre longues pattes -vraiment longues !- qui sont attachées entre elles et un corps ainsi qu’une petite queue. Elle est donc accrochée par la tête -une corde autour de son cou-. Je réalise que c’est un cerf, les bois massifs frottant contre le sol et provoquant un son horrible. Mais où sont les yeux ?
Ils s’ouvrent soudainement. Tout blanc. Sans pupilles ni iris. Mais je sens qu’ils m’observent. La bête se met soudainement à remuer dans tous les sens en poussant des brames terrifiants ! Ce cerf se débat de toutes ses forces alors que son corps est trainé pitoyablement sur le goudron. Les rires des habitants s’intensifient alors que la surprise me fait reculer sur mon siège qui n’a pas de rebord. Une peur m’envahit, sans que j’arrive à savoir si elle est due à l’allure terrifiante de cette bête où bien son regard.
Il me regarde à nouveau en poussant un cri encore plus grave. Je me sens vraiment mal… Ma tête commence à tourner alors que les rires et les applaudissements fusent juste devant le diner. Je recule encore, comme par réflexe, cherchant à éviter le danger puis tombe par terre.
Tout du moins cela aurait été le cas sans l’arrivée d’une personne. Elle m’a attrapé sous les bras avant que je me fracasse le crâne par terre. Je ne comprends pas exactement ce qu’il se passe, mais je sens qu’elle me porte et me repose sur mon siège. Après quelques klaxons, le 4x4 continue sa route, crachant une grosse quantité de fumée noire qui recouvre l’étrange bête.
Je ferme les yeux un instant, pour essayer de me calmer. Mon cœur est mis à rude épreuve depuis que je suis ici. Si je ne me fais pas bouffer par un loup, c’est une crise cardiaque qui me tuera. J’entends quelques bruits de pas, puis vois que quelqu’un s’assoit en face de moi. Une dizaine de secondes après, je retrouve mon calme. J’ouvre enfin complètement les yeux et vois la fille qui se trouvait derrière moi un peu plus tôt. C’est elle qui m’a attrapé ? Mais tout est allé site vite, comment a-t-elle fait…
« Merci » bafouillé-je.
« Je t’en prie », répondit-elle en souriant.
Elle a l’air d’avoir à peu près mon âge. Ses cheveux sont plus courts que les miens -ils lui recouvrent les oreilles et descendent jusqu’au début du cou-. Moi mes cheveux sont marron foncé, presque noir, mais elle, c’est un magnifique châtain. Les traits de son visage sont légèrement plus fins que les miens, comme son corps d’ailleurs. Elle n’est pas maigre, juste légèrement plus fine que moi. Ses yeux sont de la même couleur que ses cheveux, rendant son visage très harmonieux et agréable à regarder.
Elle est en débardeur noir avec au-dessus une veste kaki à fermeture ouverte, signe que l’été n’est pas encore complètement installé et que le vent peut vite donner froid.
Je ne sais pas vraiment quoi dire. Trop d’idées me traversent la tête. C’était quoi cette bête ? Comment tu as été aussi rapide ? C’est quoi le problème de cette putain de ville ?!
« Bon hé bien je vais commencer dit-elle. Moi c’est Charly, ravie de te rencontrer ! »
Je dois avoir l’air bien conne, muette, encore sous le choc. Cette bête était si étrange… Comme une erreur de la sélection naturelle, une abominable création ratée de dame nature, un monstre.
« Tu sais, c’est normal de ne pas tout comprendre. Je serais sûrement tout aussi paumée que toi à ta place.
— Alors tu veux bien m’expliquer ? »
Elle sourit et détourne le regard, gênée. Forcément, ça aurait été trop simple n’est-ce pas. Charly voit que mon assiette est vide, puis tourne sa tête vers la dame derrière le comptoir avant de lui faire un geste de la tête. Cette dernière répond de la même façon avant d’aller en cuisine. Purée si toutes mes journées commencent comme ça, je vais pu passer les portes au bout d’un mois.
« Je vais te dire honnêtement. Si tu veux vivre une vie normale. Avoir un copain normal, des enfants normaux, une maison normale avec un chien normal et des plantes normales. Tu devrais partir. Et le plus tôt sera le mieux. »
Cela ne sonne pas comme une menace. On dirait tout simplement un conseil d’ami.
Est-ce que j’ai envie de vivre une vie normale ? Pour ce que j’en ai expérimenté, c’était vraiment à chier... Ou peut-être était-ce seulement à cause de mon connard d’ex. Quel fils de pute, je lui tordrai bien le cou rrrrrrrrrrh !
Non, je ne dois pas penser à lui. Est-ce que je veux d’une vie normale ? Je pense rapidement aux héros de mes histoires sur Wattpad. Auraient-ils préféré vivre une vie normale et banale, ou bien de folles aventures comme celles que je leur écris. Les connaissant, l’appel de l’adrénaline les aurait empêchés d’avoir un travail banal et monotone. Mais bon je ne suis pas un héros de livre moi, je ne suis que… Bah moi quoi.
J’ai déjà manqué 3 fois de m’évanouir alors que je suis là depuis moins de 24h. Donc à première vue, l’adrénaline n’a pas un très bon effet dans mes veines. Mais quand même. Mais quand même je veux en savoir plus sur tout ça ! J’ai plein de choses à découvrir ici vraisemblablement, c’est une occasion en or ! Sans même parler du fait que je n’ai nulle autre part où aller.
Si les personnages que je décris peuvent être des héros, pourquoi pas moi ? Pourquoi ne pourrais-je pas être l’héroïne de ma propre histoire après tout ?! Vivre des aventures, des mystères, des énigmes, … Je m’emballe peut-être un petit peu trop pour un loup et un cerf aux yeux blanc.
On n’est pas dans une de mes histoires. Il n’y a pas d’elfes, de démons ni même de super pouvoirs et encore moins de sirène-griffons strip-teaseurs -oui je suis fière de cette idée-. Je veux dire, qu’est-ce que je risque concrètement ? Il y a des policiers ici, je suis plus ou moins en sécurité… ‘fin vu l’aide qu’il m’a apporté hier, je suppose que cette affirmation n’est pas vraiment un bon exemple.
Je repense à une phrase qui m’avait beaucoup marqué lors de la lecture d’une histoire sur Wattpad :
« Mieux vaut profiter au maximum de la vie, quitte à se mettre en danger, plutôt que de se contenter d’une existence monotone en sécurité. »
Suis-je censée me trouver un copain, faire des gosses et me laisser vieillir pour mourir à l’hôpital ? Peut-être serais-je heureuse… Mais je pense que c’est trop tard désormais. Si je retourne vivre normalement dans un tout petit appart, je regretterai toute ma vie de n’avoir pas tenté cette aventure. Je le sens dans mes tripes. Je me suis enfoncée trop loin pour faire demi-tour désormais. Je dis ça alors que je ne suis là que depuis vingt-quatre heures, mais… Tous ces éléments étranges. Toutes ces mises en garde. Cela ne peut pas être qu’une simple blague ou une coïncidence. Il se passe quelque chose ici, j’en suis sûre. Et si je pars, sans savoir quoi, je vivrai et mourrai avec ce regret.
Et il n’y a rien de pire que les regrets.
« Ma décision est prise, dis-je d’une voix déterminée. J’habite ici désormais. Et je n’irai nulle part. »
Charly me regarde l’air neutre. Visiblement je ne l’ai pas impressionné plus que ça. Puis elle se contente de soupirer et de me répondre avec un petit sourire en coin :
« Bienvenue à Oddly Bay dans ce cas. »
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