/12/ Trou de balle
Charly me sert très fort, me permettant de constater la puissance phénoménale présente dans ses pattes pourtant bien maigres. Elle finit enfin par me lâcher et je me rassois sur ma chaise, alors que je la vois toute souriante.
« J’ai jamais pu faire de câlin à quelqu’un en forme humaine. ‘Fin pas en étant en forme animale. ‘Fin tu vois c’que j’veux dire.
— Non je vois pas du tout ! Et maintenant que je suis au courant, tu pourrais tout m’expliquer ?
— Ouuuuuui mais tu saiiiiiiis je suis très fatiguée ! J’ai beaucoup couru et je me suis fait plantée quand même ! Je suis pas en état, je dois me reposer ! »
Elle reprend sa voix pour jouer avec moi. J’aurais peut-être préféré que ce soit le capitaine qui me sauve finalement…
« Bon, et si on reprend notre jeu alors ? Je te pose une question, tu m’en poses une ? »
Je l’arrête immédiatement alors qu’elle s’apprête à parler :
« Pas mes mensurations ! »
Elle ferme alors la bouche, vexée, et décide de réfléchir à une autre question.
« Il te voulait quoi l’autre con ? J’veux dire, moi aussi j’ai un ex ou deux qui ne m’aiment pas des masses, mais aucun n’a essayé de me tuer. Pas en étant sobre en tout cas.
— C’est… c’était un malade. Un malade mental. Le genre pervers narcissique tu vois. Je sais pas pourquoi, mais il faisait une fixette sur moi. Depuis qu’on s’est rencontré, il veut que je lui appartienne. Et il n’a pas l’air d’avoir apprécié que je me barre du jour au lendemain sans lui laisser de mot…
— Mmhmm. Un vrai dégénéré. Il manquera à personne.
— C’est à mon tour de poser la question.
— T’es vachement dure en affaire ! » dit-elle en souriant, me laissant apercevoir ses crocs. J’essaye de poser une question aussi large que possible pour ne pas avoir à supporter son interrogatoire :
« Explique-moi ce qu’il se passe. Pourquoi vous êtes tous des animaux qui parlent ?
— Bon… Hé bien c’est pas sorcier à vrai dire. La nuit, tous les habitants se transforment en animaux. Quand on nait et jusqu’à nos 15 ans, on est complètement normaux. Mais après, on découvre notre nouvelle forme. Et à partir de ce jour-là, on se transforme en cet animal chaque nuit, dès que le soleil se couche et que la lune apparaît. Notre animal fétiche est choisi d’une manière pas toujours très claire. Pour le cap’taine, il était fou amoureux de la mustang de son père, et le logo de la voiture c’est un cheval. Henson a toujours été un loup solitaire, très discret. Moi j’adorais la course et j’ai toujours été très speed et rapide.
— Et vous ne savez pas pourquoi ?
— Pas vraiment… Les vieux disent que c’est une vieille malédiction que nous a lancé une tribu amérindienne à l’époque des colonies. Et cette tribu, selon la légende, ce sont les Ohanzees dont je t’ai parlé tout à l’heure, comme le "cerf" noir que tu as vu. Mais c’est tellement génial que ça ne ressemble pas à une malédiction, plutôt une bénédiction ! On aime tellement être des animaux que depuis des décennies, on a décidé de vivre la nuit pour profiter de notre forme !
— Ça explique beaucoup de choses…
— À moi ! »
Rrrrrrh, elle a beau m’avoir sauvé la vie, elle n’en reste pas moins insupportable.
« Euuuuuuh… Maintenant que ton ex est mort, tu vas quitter le village ? »
C’est vrai ça. Je pourrais très bien retourner à Chicago. Recommencer ma vie là-bas. Mais….
« Non. Cet endroit est effrayant, mais… Ma curiosité me pousse à rester. Puis je me sens bien ici. Avec la mer. La forêt. En contact avec la nature. Puis j’ai un travail, et une maison ! Même si je voulais retourner à Chicago, j’aurai pas d’argent ni d’endroit pour dormir. Donc non… je vais devoir te supporter pendant un moment. »
Ma phrase qui se voulait légèrement méchante semble au contraire lui faire plaisir à en juger par son sourire… Une vraie gamine.
Les connexions se font petit à petit dans ma tête. Je comprends par exemple que Henson était lui aussi un être humain, mais sous la forme d’un loup. Il a d’ailleurs grogné sur mon ex, je suppose qu’il n’est pas si méchant que ça.... Bon cela n’excuse pas ses tentatives de voyeurisme, ni même les traces sur ma porte, mais cela a le mérite de me rassurer.
Mais oui ! Cela explique les griffures dans les placards de ma cuisine ! Grand Ours est sûrement… un ours ! Ils n’ont vraiment pas cherché son surnom bien loin finalement.
Les pièces du puzzle se connectent entre elles dans mon esprit. Toutes ces choses bizarres avaient donc des explications rationnelles ! Non… Tout ça n’est pas rationnel. Tout ça n’a même aucun sens. Mais on va dire qu’il y a tout de même une certaine logique derrière ces évènements qui m’étaient inexplicables. Une logique qui est valable que dans cet endroit complètement fou.
Charly me regarde alors que mes yeux fixent le vide pendant quelques secondes.
« Bon… Tuuuuu as d’autres questions ?
— J’en ai sûrement plein, mais là tout de suite je pense que tu as répondu aux principales…
— Dans ce cas, que dirais-tu qu’on aille chez toi ?
— … De quoi tu parles ?
— Hé bien, je ne veux pas déranger monsieur et madame Murphy plus longtemps ! Et je me sens si faaaaaiiiiiiiible ! »
Mais elle n’arrêtera donc jamais ? C’est le moment que décide les deux concernés pour revenir dans la chambre, le mari toujours sur le dos de la femme. Est-ce qu’ils nous écoutaient pendant tout ce temps ? La zèbre prend la parole.
« Oh non Charly, tu ne nous déranges pas le moins du monde. Et il vaut mieux que tu restes au lit.
— Maiiis vous avez qu’un seul lit, vous allez dormir où ?
— Ne t’inquiète pas, notre canapé est un clic-clac.
— Maiiiiiiiis je suis guéri et je me sens mieux, je peux partir !
— Oooooh non reprend monsieur Koala. Nous devons attendre ta transformation pour vérifier que ta plaie ne change pas ou ne s’aggrave pas pendant que tu redeviennes humaine.
— Maiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis !... »
Charly n’a plus aucun argument. Je souris à monsieur Murphy qui me le rend, comprenant bien qu’il m’a enlevé une épine du pied. Elle m’a p’tet sauvé la vie, mais j’ai pas envie de la supporter elle et sa drague chez moi ! Madame Murphy continue : « Allez, Emily va rentrer chez elle maintenant, tu as besoin de te reposer ! Et elle aussi. »
Charly fait la même tête qu’une enfant qui boude. Un enfant guépard qui boude. Difficile de réaliser qu’elle m’a sauvé la vie et a tué quelqu’un il y a à peine un quart d’heure. Elle tente une nouvelle fois de contester, mais le couple de docteurs me pousse à sortir de la chambre, et je comprends bien qu’ils font ça pour m’aider à m’extirper de cette situation difficile. J’entends juste avant de sortir monsieur Murphy « Je vais devoir prendre ta température Charly, alors arrête de faire l’enfant cinq secondes ! » Tout de suite après résonne un grognement de mécontentement suivit d’un petit « Psst ! T’as pas le choix de toute manière ! » du Koala. S’en suivit le début d’un combat que je ne pus qu’entendre en souriant légèrement alors que madame Zèbre me raccompagne jusqu’à la porte.
« Si jamais tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais où on habite Emily. On se doute tous que ça ne doit pas être facile pour toi.
— Merci, c’est très gentil de votre part ! Mais je suppose que tous les habitants ne sont pas aussi bienveillants que vous, n’est-ce pas ? »
Elle semble quelque peu gênée et détourne le regard quelques instants.
« Je ne vais pas te mentir, un certain nombre d’entre nous ne voient pas d’un bon œil ton arrivée. Et je doute que cet événement ne calme leurs craintes… Je sais qu’elle peut être un petit peu embêtante, mais je te conseille de rester avec Charly. Tout le monde l’aime dans le village, donc si elle t’aime bien, les gens auront tout de suite plus confiance en toi. »
Elle n’a pas tort… Et je sens bien qu’elle ne compte pas me lâcher de toute manière. Puis face à un guépard, c’est pas comme si je pourrais m’enfuir de toute manière.
« Merci pour votre aide madame Murphy. Je tâcherai de me rappeler de vos conseils ! »
Je sors de la maison et me retrouve dans la rue, seulement éclairée par les lampadaires qui se trouvent sur le trottoir, après le petit espace d’herbe bien tondue qui se trouve devant chaque maison. Tout de suite, je suis frappée par un violent silence. Je sors immédiatement du petit monde dans lequel j’avais réussi à m’immiscer -non pas sans difficulté-. Est-ce que tout ce qui vient de se passer était réel ? J’ai soudainement un énorme doute, comme si je venais de me réveiller d’un rêve complètement fou.
Je me mets à marcher et regarde autour de moi, comme pour vérifier que je suis bel et bien dans le monde réel. Pas de doute possible, c’est bel et bien ma rue. Les mêmes résidences jumelles, la même forêt menaçante tapie dans l’obscurité, la même lune familière qui éclaire le ciel. Rien n’a changé. Seul objet inconnu dans ce décor : la voiture de mon (ex) ex. Une vieille caisse rouge, qui roule encore grâce à une sorte de miracle. Je suppose qu’un dépanneur viendra la récupérer plus tard, s’ils y pensent.
Comment pourrais-je réussir à réaliser ? Réaliser que l’homme qui m’a fait tant de mal et m’a causé tant de cauchemars et d’insomnies ne pourra plus jamais me causer de problèmes ? Je suppose que c’est encore beaucoup trop tôt. Son corps doit être encore chaud, s’il n’a pas déjà été brûlé. J’imagine que dans tous les cas il est toujours chaud.
Je parviens déjà à en faire de l’humour ! C’est bon signe.
Je vais m’en sortir.
Je reprends ma clé dans ma poche et ouvre ma porte. Ma maison semble terrifiante et inhospitalière, plongée dans le noir. Pourtant, je sens mon corps rempli d’une étrange chaleur. De la joie ? Un sourire se dessine sur mon visage alors qu’un vent de liberté me fouette de son air vivifiant. C’est sûr maintenant. Je suis une femme indépendante et personne ne pourra m’empêcher de vivre ma vie comme je l’entends. Le dernier obstacle a été dégagé. Et en grande pompe.
Demain je vais ouvrir la bibliothèque. Ma bibliothèque. Et gagner ma vie pour me payer ma nourriture et me faire plaisir à moi.
Je dois penser aux horaires… Je voulais l’ouvrir à midi, mais je vais plutôt le faire à 15h. Comme ça je vais pouvoir y rester plus longtemps le soir et la nuit pour m’habituer aux horaires nocturnes. Et chaque semaine, je retarderai l’heure d’ouverture et de fermeture pour finir par être complètement intégrée dans leur cycle de vie si particulier. Mais j’y pense, s’ils vivent la nuit, ils ne sont pas en manque de vitamine C ? … Je ne suis pas sûre de me poser les questions les plus importantes, mais tout ça m’intrigue énormément !
J’allume les lumières et observe le salon et ma cuisine avec une nouvelle perspective. Un regard plus libre, réalisant bien mieux que tout cela m’appartient. Appartient est un bien grand mot, je ne suis que locataire après tout. D’ailleurs le loyer est retiré de la paye ? Bref. Je ne me sens pas encore complètement chez moi, mais ça va venir. Une fois que j’aurai réarrangé et décoré, je serai vraiment chez moi. Mon premier chez moi.
Pour ouvrir si tard, il faut que je me lève tard. Et pour que je me lève tard, je dois me coucher tard ! Tant mieux, je n’ai clairement pas envie de dormir. Je vais écrire tout ce que j’ai vécu ! Et cela me fait penser à quelque chose. Il ne faut surtout pas que mon livre s’appelle "Oddly Bay", sinon cela va attirer de l’attention sur la ville. Je m’enferme donc dans ma chambre et commence à écrire en cherchant dans quel endroit placer mon histoire pour être sûre que personne ne reconnaisse cet endroit. J’ai qu’à la mettre en… France ! Il y a la mer et puis tout le monde aime les histoires qui se passent en France !
Mes doigts pianotent le clavier pendant des heures, jusqu’à ce que je m’endorme sans même m’en rendre compte.
Au réveil, mes yeux s’ouvrent sur un trou de balle.
Littéralement.
Celui qui se trouve dans mon mur, celui d’hier. Même si le fait d’avoir un engin de mort dans ma chambre ne me réjouit guère, il me permet tout de suite de réaliser que tout ce que j’ai vécu a bien eu lieu. J’ai fait des rêves tellement fous qu’au réveil, je me perds un peu entre la réalité et les histoires que mon subconscient s’amuse à écrire pendant mon sommeil.
J’ai rêvé que mon ex se transformait en loup, comme Henson. Il attaquait Charly, comme elle l’avait attaqué, puis qu’il me sautait dessus avec ses crocs ensanglantés juste après. Même dans mes rêves et mort il continue de m’emmerder cet enfoiré !
On est dimanche. Dernière occasion de me reposer avant de commencer à travailler demain. Je vais bosser sur mon bouquin et lire, ça va me faire du bien.
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