Famille
Les pas résonnèrent dans le vide de la pièce, un long moment, avant qu'elle ne le rejoigne enfin. Son parfum de roses la précédait. Il n'avait jamais osé lui dire que cela lui rappelait l'odeur des parfums pour salle de bain.
Encore quelques marches, et elle était là. Astoria portait l'une de ses éternelles robes blanches, de celles qui la grandissaient, faisaient paraître sa silhouette encore plus fragile qu'elle ne l'était déjà, et soulignaient la grâce de ses mouvements éthérés.
Drago lui avait toujours trouvé des allures de fantôme. Elle était très belle, cela, il ne pouvait le nier. Evidemment, puisqu'elle ressemblait à Daphnée. Mais elle avait une façon de se déplacer, de se mouvoir, et même de respirer, avec une retenue qui l'effaçait presque du plan matériel. Comme si elle n'avait jamais osé pénétrer la réalité. Comme si elle avait toujours vécu derrière un voile, à l'abri de l'existence et de son contact, trop effrayée pour vivre vraiment.
En la voyant ainsi, s'approchant de lui avec le même espoir insensé luisant dans ses yeux humides, Drago se surprit pour la première fois à la prendre en pitié. C'était encore une preuve qu'il avait changé, s'il lui en fallait une.
Astoria s'arrêta à quelques mètres de lui. Ils étaient dans le salon, debout de part et d'autre de la table basse en verre. Astoria gardait ses mains pieusement croisées devant elle, et la chaleur du feu ne semblait pas la toucher. Rien, en fait, ne semblait la toucher, à part lui. Drago réalisa qu'il se retrouvait un peu en elle. Lui aussi n'avait vécu que dans l'ombre d'une même personne pendant des années. Il lui en avait coûté de sortir de cette ombre, et aujourd'hui encore, il allait en payer le prix. Mais tout valait mieux que cette vie de fantôme.
- Vous vouliez me parler ? demanda-t-elle.
Il soupira. La moindre de ses paroles l'agaçait, il n'y pouvait strictement rien. Auparavant, il aurait réagi comme le connard qu'il avait toujours été. Mais aujourd'hui, il tenta de se contenir :
- Asseyez-vous.
Elle obéit sans poser de questions. Son visage portait ses interrogations pour elle. En sept années de mariage, Drago n'avait jamais demandé à lui parler. Il voyait l'inquiétude dans ses yeux, il voyait aussi ses espérances, et il s'en mordait déjà les doigts. Non, vraiment, aujourd'hui, il n'avait pas le droit d'être un connard.
- Je veux divorcer, annonça-t-il.
Le choc la frappa, comme un verre qui se brise. Cela pouvait paraître étrange, mais Drago estimait qu'en venir droit au but était le meilleur moyen de la préserver. Il lui devait bien ça, après toutes ces années. Il lui devait... de la prévenance.
Pendant de longues secondes, elle le dévisagea comme si elle était incapable d'y croire. Comme s'il avait prononcé le pire des blasphèmes existant sur Terre, et qu'il allait se confondre en excuses. Puis elle commença à pleurer. Son corps fut pris d'un long frisson, et ce fut la première fois que Drago la vit afficher une émotion pleinement humaine.
- Vous ne pouvez pas..., articula-t-elle en niant corps et âme. Vous ne pouvez pas...
Drago s'agenouilla auprès d'elle et lui prit les mains. Jamais, depuis la naissance de leur fils, il n'avait fait un tel geste envers elle.
- Astoria, dit-il doucement, je suis désolé que les choses se soient passées ainsi entre nous. Ce n'était pas un mariage, dès le départ. Ça n'aurait jamais pu marcher, et j'en suis désolé, vraiment. Je sais... ce que tu ressens, ou ce que tu crois ressentir... Je sais que j'ai heurté tes sentiments. Je sais que je me suis montré inutilement froid, hostile, égoïste et cruel. Ce mariage était un désastre, mais j'y ai en grande partie contribué.
- Vous voulez partir avec elle ? Votre maîtresse ? C'est bien ça ?
Il y avait de la colère en elle. Elle se débattait, comme sortie d'un long sommeil. Son tutoiement ne l'avait même pas choquée.
- Elle m'a quitté, répondit Drago sans perdre son calme. Il y a plusieurs mois déjà.
Astoria s'effondra. Elle dégagea ses mains pour l'enlacer, pour fixer son visage comme s'il était sur le point de disparaître :
- Mais alors pourquoi ?
- Parce que nous n'aurions jamais dû nous marier.
A cet instant, Drago comprit enfin comment les mots pouvaient assassiner l'esprit. Jamais il n'avait eu autant conscience de faire du mal à quelqu'un. Et pourtant, ce n'était pas les occasions qui avaient manqué. Il espérait seulement qu'aujourd'hui, ce serait une libération.
- Je sais que c'est terrible à entendre, Astoria... Mais toi et moi, nous le savons depuis des années. Nous l'avons toujours su. Avant même que je ne te conduise à l'autel. Tu savais les raisons pour lesquelles je t'ai épousée. Tu savais pour Daphnée.
Il essuya une larme sur la joue de sa femme :
- Et tu savais que je ne t'aimais pas.
- Je...
- Comme tu ne m'as jamais aimé.
Il lut l'incompréhension, puis l'indignation, le désir de nier dans le regard d'Astoria. Il l'interrompit avant qu'elle ne parle :
- Je sais que tu crois le contraire. Et ce n'est pas ta faute. Pendant sept ans, tu n'as fait qu'essayer d'être ce qu'on t'avait appris à être. Une bonne épouse. Une parfaite Sang-Pur. La digne épouse de l'héritier des Malefoy. Et le substitut de ta sœur, puisque c'était ce que ton mari désirait.
Il caressa ses cheveux, s'efforçant d'être délicat sans vraiment savoir comment s'y prendre. Il avait l'impression que seuls les mots pouvaient sauver cet instant. Et sauver la femme en face de lui, comme lui-même avait été sauvé :
- Mais ce n'était pas une vie pour toi, Astoria... Tu ne peux pas vivre dans l'ombre de ce que d'autres ont décidé pour toi. Tu as le droit d'avoir tes propres aspirations, tes propres rêves...
- Mon rêve, c'était toi ! dit-elle avec plus de force qu'elle n'en avait jamais témoignée.
Drago secoua la tête :
- Tu mérites quelqu'un qui t'aime autant que tu le mérites. Quelqu'un qui te traitera décemment, avec attention, et respect... Je me suis conduit de la pire des façons avec toi. Je nous ai offert une torture qui n'était absolument pas nécessaire...
- Ça m'est égal...
Elle sembla soudain trouver une résolution nouvelle :
- Je ne vous laisserai pas faire... Et vos parents ne vous laisseront pas faire !
- Mes parents m'ont dicté ce que je devais faire pendant bien trop longtemps.
- Ils vous déshériteront ! Ils vous dépossèderont de vos biens ! Ils vous banniront de cette maison, de votre travail, et vous n'aurez plus rien !
- Ce n'est pas un problème, objecta-t-il. J'ai déjà un nouveau travail. Et une nouvelle maison dès maintenant, si je le désire.
- Qu'est-ce que vous voulez dire... ?
Elle avait véritablement l'air épouvantée à présent. Drago s'écarta un peu d'elle pour la laisser respirer :
- J'ai passé mon ASPIC en septembre dernier. Je me suis vu offert un poste de professeur de Potions à Durmstrang. Leur professeur part en retraite cette année, et je devrai le remplacer à la rentrée prochaine.
- Mais, votre poste...
- J'ai démissionné hier.
Astoria parut trop choquée pour répondre. Elle se mit à respirer rapidement, et Drago tendit les mains sans savoir s'il devait la toucher ou non. Finalement, elle glapit :
- Vous allez nous quitter ! Vous allez nous quitter ! Seigneur, et votre fils ?!
Drago acquiesça doucement :
- Je remplirai mes devoirs envers lui. Je ne chercherai pas à te le prendre, mais je ne l'abandonnerai pas non plus, si c'est ce que tu redoutes. Je demanderai une garde partagée. Je viendrai le voir pendant mes vacances, ou il me rendra visite, comme tu préfères. Et lorsqu'il sera assez grand pour entrer à Poudlard, on s'organisera équitablement.
- Vous... Comment vous... Comment pouvez-vous aborder de tels sujets en restant si horriblement calme ?
Il lui reprit les mains et mit toute sa résolution dans son regard :
- J'ai pris ma décision, Astoria. Elle est prise depuis longtemps. Je sais que tu n'en as pas encore conscience, mais c'est ce qu'il y a de mieux pour toi, moi et Scorpius. J'en ai assez de vivre dans les ombres. Je serai un vrai père pour Scorpius. Et toi, tu seras libre.
Astoria serra ses mains très fort :
- Je ne veux pas être libre...
Alors, Drago lut dans l'esprit de sa femme, comme il ne l'avait jamais fait auparavant. Il y avait de la supplique dans sa voix. Et surtout, une véritable terreur de vivre.
- Il le faudra, dit-il de la voix la plus douce possible. Tu peux encore faire de grandes choses. Tu peux prendre ta vie en main.
Il savait que ses mots n'avaient pas le moindre sens pour elle pour l'instant, aussi la laissa-t-il pleurer sur ce qu'il lui avait annoncé.
- La presse et le pays tout entier vous détruiront si vous me quittez..., finit-elle par articuler.
- Tu ferais vraiment ça à Scorpius ?
Il vit l'hésitation dans son regard. Elle cherchait encore à se battre, une dernière excuse, un dernier rempart, mais elle ne trouva rien. Drago n'avait plus devant lui qu'une enveloppe vide de toute volonté. Alors il dit :
- Nous allons divorcer dans le calme, et entre adultes consentants. J'ai déjà contacté un avocat qui m'a dit que tout pouvait être réglé d'ici quelques mois. Tu ne préviendras pas la presse, tu ne préviendras personne, pas même Scorpius. Mes parents seront mis au courant lorsqu'ils seront devant le fait accompli. Je partirai dès que les démarches seront terminées.
Astoria ne répondit rien. Drago se redressa, hésita, puis l'embrassa sur le front :
- Je suis désolé, Astoria, dit-il. Pour tout ce que je t'ai fait. Je te promets d'être meilleur père qu'époux.
Et il la laissa seule, car il n'y avait plus rien à ajouter.
℘
Dans la bibliothèque, Drago relisait son édition des Contes Macabres de Poe. En faisant cela, il avait conscience de se scarifier sur des cicatrices à vif. Mais c'était une souffrance bienfaisante. La douceur du papier lui rappelait la peau d'Hermione, et la passion qu'ils avaient en commun.
La porte s'ouvrit à ce moment-là, et la gouvernante entra avec Scorpius :
- Oh, monsieur, excusez-nous..., s'exclama-t-elle aussitôt. Je ne savais pas que vous étiez là.
Drago demeura sans réponse, à fixer l'enfant qui préférait dévisager la pièce, plutôt que son père.
- Nous reviendrons plus tard, ajouta-t-elle. Allez viens, Scorpius.
Elle fermait déjà la porte, quand Drago la retint :
- Non ! Attendez. Laissez-le moi.
Surprise n'était pas un mot assez fort pour décrire l'expression qui se peignit sur le visage de la vieille femme. Mais elle ne posa aucune question. Elle invita doucement l'enfant à entrer et se retira en inclinant la tête.
- Approche, dit Drago.
L'enfant demeura sur place. Il le fixait à présent, et semblait en proie à un dilemme terrible. La désorientation se lisait dans tous les membres de son petit corps frêle, la crainte de désobéir, et le malaise de ne pas se sentir à sa place. Il avait peur.
Drago avait peur lui aussi. Il laissa cette peur l'atteindre et s'emparer de lui. Jamais il ne l'aurait permis auparavant. Mais il contemplait à présent cette petite version de lui-même, ces cheveux blonds, ces yeux verts hérités de sa mère, et surtout, le mélange de peur, de respect, d'admiration et d'amour dans ce visage trop petit pour les ressentir... Assis dans son fauteuil, Drago sentait peser sur lui la peau de son père, et elle le dégoutait comme un manteau trop lourd et trop sale. L'enfant ne bougeait toujours pas. Alors, Drago fit un bref signe de tête vers l'étagère la plus proche de lui :
- Tu vois le livre avec la couverture rouge, sur le dernier rayon à droite ? Et si tu allais le chercher ?
Scorpius demeura immobile encore quelques instants, puis il prit conscience que c'était un ordre et il courut jusqu'au rayon de ses petites jambes agitées. Il sortit le livre et vint le tendre au-dessus de l'accoudoir. Drago ne s'en saisit pas. Il indiqua le titre :
- Tu sais lire, n'est-ce pas ? Et si tu me lisais le titre ?
L'enfant retourna le livre. Ses petits sourcils se plissèrent de concentration tandis qu'il déchiffrait :
- Les contes de Grimm.
- C'est très bien. Tu connais les contes de Grimm ?
Scorpius fit non de la tête.
- Oui, je me doutais que tu ne les connaitrais pas ceux-là. Pourtant, ils sont presque aussi biens que ceux de Beedle le Barde. Tu voudrais que je te les lise ?
L'enfant pouvait difficilement dire non à cela. Drago le savait, mais pour une fois, il ne se sentait pas coupable de ses manipulations. Il saisit le livre que Scorpius lui tendait avec déférence et l'ouvrit à la première page du premier conte. Il fit mine de commencer à lire, puis s'interrompit :
- Il y a des images, précisa-t-il sur le ton de la confidence. Bon, elles ne bougent pas, mais tu les verras sans doute mieux d'ici.
L'enfant hésita quelques instants. Quelques instants seulement. Après quoi, il fit le tour du fauteuil et se hissa maladroitement sur les genoux de son père. Drago écarta le livre devant eux et commença à lire :
- Il était une fois, dans un pays lointain...
Et alors, irrésistiblement, il sentit glisser de ses épaules la peau de Lucius Malefoy.
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