Chapitre 8

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La lumière blafarde de l’écran de son téléphone était la seule chose qui illuminait la chambre sombre de Kenny. Il était allongé sur son lit, un bras replié derrière la tête, scrollant sans vraiment regarder ce qui défilait sous ses yeux. Des publications sans intérêt, des visages souriants, des soirées où il n’était pas, des messages auxquels il ne répondait pas.

Le bruit de verre brisé au rez-de-chaussée le fit se raidir instantanément. Son père était réveillé.

Il ferma les yeux et expira lentement. Peut-être qu’il ne monterait pas ce soir. Peut-être que…

La porte s’ouvrit brusquement, cognant violemment contre le mur. L’ombre massive de son père vacilla dans l’encadrement, sa silhouette instable trahissant l’alcool qui coulait encore dans ses veines. Kenny serra la mâchoire en voyant la ceinture de cuir enroulée autour de son poing.

T’es encore en train de rien foutre, hein ? grogna son père, sa voix pâteuse et venimeuse.

Kenny ne répondit pas. Il avait appris à ne pas répondre. Mais cette fois, son père avança d’un pas, la ceinture se déroulant lentement.

Regarde-moi quand j’te parle, sale petit merdeux.

Kenny saisit son téléphone sur la table de chevet au moment où le premier coup fendit l’air. Il roula sur le côté, esquivant de justesse la lanière qui s’abattit sur le matelas. Il ne réfléchit pas. Il courut.

D’un bond, il fut sur ses pieds, se précipita vers la porte et dévala les escaliers en trombe. Son père cria derrière lui, mais il ne s’arrêta pas. Il connaissait ce jeu. S’arrêter, c’était perdre.

La porte d’entrée claqua derrière lui alors qu’il s’élançait dans la nuit.

Son souffle était court, sa peau brûlante. Il serra son téléphone dans sa main tremblante et chercha un nom dans ses contacts. Nathan.

Il porta le téléphone à son oreille, sa voix rauque de colère et d’épuisement.

Hé, je peux passer chez toi ? Juste cette nuit.

Un silence. Puis la voix de Nathan, un peu hésitante mais pas surprise.

Ouais, viens.

Kenny baissa la tête et continua d’avancer, ses pas résonnant sur l’asphalte. Ce soir, il oublierait. Pas d’insultes. Pas de coups. Pas de hurlements. Juste une soirée normale, une illusion de tranquillité.

Mais ce ne serait que pour ce soir. Demain, tout recommencerait.

Et pourtant, alors qu’il marchait, son esprit dériva ailleurs. Archie. Ce mur recouvert d’insultes. Cette silhouette recroquevillée dans les couloirs. Cette soumission silencieuse qui durait depuis des années. Depuis le début.

Kenny sentit une vague de nausée le prendre.

Comment en étaient-ils arrivés là ?

Comment lui en était arrivé là ?

Il savait ce qu’Archie ressentait. Il connaissait chaque putain de blessure invisible. Et pourtant, il avait choisi de les lui infliger.

Kenny s’arrêta un instant sur le trottoir et observa son reflet dans la vitre d’une boutique fermée.

Son père.

Il voyait son père.

Et cette prise de conscience lui glaça le sang.

Le vent frais de la nuit fouettait le visage de Kenny alors qu’il marchait d’un pas rapide dans les rues faiblement éclairées. Ses mains étaient enfoncées dans les poches de son sweat, ses doigts crispés sur son téléphone. Son père ne le suivrait pas. Il en avait la certitude. Cet homme était trop lâche pour quitter son canapé imbibé de sueur et d’alcool.

Mais maintenant qu’il était dehors, libre de cette violence pour quelques heures, il sentait quelque chose d’autre s’insinuer en lui. Un poids.

Il savait qu’il était allé trop loin. Mais il ne pouvait pas faire marche arrière. Pas maintenant.

Tout le monde harcelait Archie. Tous. C’était devenu une routine, un jeu cruel auquel ils participaient sans même y penser. Archie ne disait jamais rien. Alors tout le monde se permettait. Même Nathan, son propre ami.

Kenny expira lentement et pressa le pas. Il se forçait à ne pas réfléchir, à ne pas laisser certaines images lui revenir en tête. Mais elles étaient là. Le regard d’Archie, ce matin, quand il arrachait ces affiches. Son dos courbé sous le poids du monde. Son téléphone vibrant sans cesse, inondé d’insultes.

Il arriva enfin devant la maison de Nathan. Il frappa trois fois et attendit.

’Sup, mec, lança Nathan en ouvrant la porte, un sourire fainéant aux lèvres.

Kenny entra sans un mot et se laissa tomber sur le canapé. Nathan lui tendit une canette de soda qu’il attrapa machinalement. L’écran de télévision diffusait déjà un jeu de combat, et Kenny saisit une manette, prêt à se noyer dans autre chose que ses pensées.

Tu sais ce que j’ai fait aujourd’hui ? lança Nathan, son ton goguenard trahissant son amusement.

Kenny ne leva même pas les yeux de l’écran.

Non, dis.

J’ai donné une bombe de peinture à Adrien. Il s’est un peu amusé dans le quartier Roserio… Il marqua une pause avant d’ajouter avec un sourire en coin : Si tu vois ce que je veux dire.

Kenny sentit son estomac se tordre. Il voyait très bien ce que ça voulait dire.

Les insultes noires sur le mur d’Archie, ce mur qu’il avait sûrement essayé de nettoyer en panique avant que quelqu’un ne le voie. Son silence, toujours.

Kenny ne sourit pas. Il savait que Nathan attendait qu’il rie, qu’il réplique une connerie. Mais il ne pouvait pas défendre Archie. Pas devant Nathan. Pas devant les autres.

Alors il se contenta de hausser les épaules et de répondre :

C’est même du gâchis pour la peinture, vu l’état de la baraque.

Nathan éclata de rire et lui donna un coup d’épaule.

Kenny porta sa canette à ses lèvres, mais il ne but pas. Il s’en voulait. Un peu.

Le silence qui suivit le rire de Nathan fut lourd, ponctué seulement par le bourdonnement lointain de la télévision et le cliquetis intermittent des manettes de jeu. Kenny prit une grande inspiration, puis posa sa canette sur la table basse. Ses yeux se perdirent quelques instants dans le vague, se demandant s'il y avait une chance de revenir en arrière, de réparer un peu le mal qu'il avait contribué à créer. Mais il savait, au fond de lui, que le chemin pour changer était bien plus difficile qu'un simple sourire ou une remarque anodine.

Finalement, le jeu reprit son cours, mais Kenny ne parvint pas à se concentrer. La tension persistait en lui, une douleur sourde qu'il ne pouvait ignorer. Même si pour l'instant il essayait de se divertir, de se perdre dans l'illusion d'une soirée normale, il restait hanté par le souvenir des regards de Kenny, par les mots qui avaient marqué Archie, et par sa propre incapacité à intervenir vraiment. Il savait que, malgré tout, le quotidien ne changerait pas, et que chaque jour serait une répétition de ce cycle brutal. Alors, au fond de lui, une question demeurait sans réponse : était-il encore possible de ne pas devenir comme son père ?

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