II.
Merilda ralentit l’allure lorsqu’elle arriva sur le parvis du pavillon de chasse de sire Otte-Guillaume. Les sabots de son percheron remuèrent les gravillons, interpellant quelque palefrenier qui s’empressa de se présenter.
— Madame.
La sentinelle sauta de sa selle. Elle se tourna vers le jeune homme, puis le dévisagea pour y reconnaître les traits confus d’un souvenir.
Le petit page qui s’occupait des chiens…
Il avait bien grandi depuis, et changé de fonction. Si une lueur de nostalgie passa dans les yeux de Merilda, elle fut bien soulagée que l’éphèbe ne partage pas son émotion. Sans doute avait-il été trop petit pour se rappeler d’elle.
— Permettez, dit-il d’une petite courbette avant de récupérer les rênes de la monture. Sa Majesté vous recevra dans le salon.
— Merci.
Sans plus attendre, Merilda s’avança vers la bâtisse de pierre que le soleil faisait rayonner. Revoir ces fenêtres élégantes, ce toit d’ardoises et ce fronton sculpté aux scènes de véneries provoqua en elle quelque chose qu’elle s’efforça d’ignorer. Malgré l’arrivée de l’hiver, l’air était doux, comme à l’époque. À croire que cette clairière baignée par le jour était insensible au passage du temps.
La Garache traversa les deux grandes portes, le cœur battant. Elle reconnut aisément le vestibule, comme figé dans le passé : carrelage de marbre en damier, encoignures d’acajou aux pieds canins, lustre central aux éclats cristallins. Quand il faisait très beau, les perles précieuses qui pendaient des bougeoirs projetaient de magnifiques reflets arc-en-ciel partout dans la pièce. Un caprice de Sa Majesté, qu’il avait commandé pour rendre leurs après-midis plus…
Merilda fronça les sourcils et pressa le pas. Elle fit bientôt son entrée dans le salon et le parquet lustré grinça légèrement sous ses bottes. Sire Otte-Guillaume, entouré de nombreux gentilshommes, remarqua dès lors son arrivée. Malheureusement pour lui, le sourire maladroit qu’il s’aménagea ne gagna pas l’empathie de la femme-louve, dont l’expression resta terriblement froide. Le roi fit alors crisser ses doigts sur sa petite barbe de trois jours, quelque peu embarrassé. D’un raclement de gorge, il capta l’attention de ses sujets et leur annonça :
— Que ces messieurs me pardonnent, j’ai à faire avec une vieille connaissance. Faites-donc sa fête à ce bon sanglier qui nous a donné tant de fil à retordre.
Le salon se vida ainsi, déversant son flot d’aristocrates aux couleurs bigarrées dans la salle de réception. Le calme retomba peu à peu dans la pièce, puis lorsque les portes furent closes, la sentinelle s’avança silencieusement vers le balcon en terrasse qui offrait une vue dégagée sur les bois. Lui non plus n’avait pas changé, tout comme ce petit étang dont le voile ondulait à l’écoulement régulier d’une fontaine sculptée.
— Merci d’être venue, dit tout bas le roi.
— J’ignore si tu es audacieux ou simplement culotté de m’avoir fait demander, répliqua la Garache sans perdre de vue les fourrés au lointain.
— Je t’en prie, Merilda…
— Non, Otto. Je croyais que nous avions été clairs : nous ne devions plus nous voir. Plus jamais.
Cette fois-ci, elle fit volte-face pour planter son regard dans celui du souverain. Ses yeux en amande le dardaient de reproches – et de déception. Sa frange sombre et fournie ne faisait qu’accentuer la dureté de ses prunelles.
— Je n’ai pas eu le choix.
— On a toujours le choix.
Sire Otte-Guillaume entrouvrit les lèvres, confus, mais ne trouva rien à répliquer. Merilda secoua alors la tête et s’adossa contre la porte-fenêtre du balcon.
— Comment va Son Altesse ta femme ? siffla-t-elle.
— Nous ne sommes pas là pour parler d’elle.
— Alors vas-tu me dire pourquoi je me retrouve de nouveau ici ?
— Merilda… C’est ma fille.
Un pli ennuyé apparut sur le front du roi, qui eut le mérite d’adoucir quelque peu la sentinelle. Sire Otte-Guillaume la rejoignit près de la fenêtre, comme pour inciter à la confidence. Merilda se surprit à observer son gracieux justaucorps doublé de chamois, aux délicates passementeries d’or et d’argent. Elle dut se faire violence pour ne pas apprécier l’odeur musquée que l’homme dégageait, secrète, timide. Un parfum dont elle seule connaissait l’existence.
— Il n’y avait qu’à toi que je pouvais me confier, continua-t-il. Olivia… Elle a transmuté.
— Quoi ? s’exclama la Garache.
Merilda n’avait pu retenir son inquiétude. Olivia, elle la connaissait depuis sa naissance, voilà dix ans en arrière – sans pour autant que la petite princesse n’ait la moindre idée de son existence. La sentinelle l’avait souvent observée de loin chaque fois qu’elle passait au château d’Ojançon, souriant tendrement à ses jeux sur le chemin de ronde. Bien qu’elle eût interdiction formelle de s’en approcher sur ordre de la reine, elle appréciait véritablement cette gamine, certainement car elle était la fille de l’homme qu’elle avait aimé. Mais voilà cinq ans, Son Altesse Ermentrude n’avait plus supporté sa présence ponctuelle, aussi discrète soit-elle. Adieu les cheveux châtains et les yeux aux couleurs de l’automne de cette sublime enfant. Adieu sa voix, ses rires. Adieu cette petite odeur de louveteau, aussi ténue et délicate que celle de son seigneur de père. Merilda perdait définitivement tout contact avec les deux personnes les plus chères à son cœur.
— Tu as bien entendu, soupira sire Otte-Guillaume. Comme tu le sais, Olivia a toujours éprouvé des… difficultés à gérer ses émotions. J’avais pourtant sommé ses bonnes de la ménager, mais sa gouvernante… J’ignore ce qui s’est véritablement passé. Tout a commencé par des éclats de voix, et le pire est arrivé : croyant, sans aucun doute, se débarrasser de cette pauvre femme pour quelque temps, Olivia l’a poussée dans les escaliers. Mais c’est bien morte qu’on l’a retrouvée en bas des marches.
— Seigneur, murmura la sentinelle.
— Dès lors, la lycanthropie s’est éveillée en elle. Le soir-même, dans le secret de sa chambre, je l’ai vue se changer en loup-garou. Elle n’a cessé d’hurler à l’agonie, a même failli… Juste ciel, j’ai dû prendre la fuite et l’enfermer à double tour. La situation ne fait qu’empirer depuis. La nuit tombée, j’interdis à tous l’aile du château qui donne sur sa chambre, mais des rumeurs commencent à circuler dans les salons, les cuisines, les écuries. Le secret ne doit pas s’ébruiter.
Merilda hocha la tête d’un air entendu. Rares étaient les personnes à connaître la tare honteuse de la famille royale séquagnoise, et elle en faisait partie.
— As-tu essayé la lavande pour calmer les crises ? s’enquit-elle.
— Bien évidemment. Mais rien n’y fait, elle hurle à s’en rendre folle. N’y a-t-il pas… quelque chose d’autre, qui puisse la soulager ? Merilda, je sais que ton cas n’est pas tout à fait similaire au sien, mais tout de même, toi aussi tu fais partie de la famille des garous.
— Navrée, Otto, mais une fois le syndrome de la lycanthropie déclenché, il n’y a pas de retour en arrière possible comme avec les garaches.
— Et… Et l’aconit ? Tu crois que…
Merilda rejeta aussitôt la proposition d’un geste de main.
— Tu la tuerais.
— Par l’Être Suprême, il doit bien y avoir un moyen de renvoyer cette malédiction d’où elle vient !
— D’où elle vient ? répéta la sentinelle avec un sourire narquois. Mais elle vient de ton propre sang, mon cher. C’est toi qui lui a transmis cette tare. Comme tes ancêtres te l’ont transmis. Il fallait bien que cela arrive un jour.
Sire Otte-Guillaume accusa le coup. L’air accablé, il porta la main à son front.
— Vraiment, poursuivit Merilda, je ne vois pas quoi te conseiller. À part, s’il le faut, te procurer des extraits de lavande pure par tonneaux et en embaumer le château tout entier. Bonjour la discrétion…
— De toute façon, cette plante ne sert à rien.
— Détrompe-toi : d’ordinaire, elle sait merveilleusement bien repousser les garous, mais chaque individu possède ses propres particularités et ses propres résistances.
— Merilda, je suis dépassé…
Un silence s’installa lentement dans le salon, simplement rompu par le chant joyeux et incongru d’une mésange sur la terrasse. La femme-louve plissa les lèvres : malgré son air détaché, elle ne pouvait nier qu’elle aussi ressentait un certain embarras vis-à-vis de la situation. Savoir Olivia en si mauvaise posture faisait siffler en elle le serpent de l’angoisse, tout comme voir le roi si démuni. Leurs séparations, bien que mouvementées, n’avaient en rien changé l’intérêt qu’elle pouvait porter à ses ennuis, surtout si ceux-ci concernaient le secret de son sang, qu’elle avait juré d’emmener avec elle jusqu’au tombeau.
Un secret qui avait été la cause de tout, et principalement de leur tendresse.
— Écoute, finit-elle par chuchoter, si ta femme me l’autorise… Je peux aller la voir. Nous, les garous, ressentons souvent une forme d’apaisement lorsque nous sommes entourés de nos pairs. Comme je te l’ai dit, chaque individu a ses propres particularités, alors, je ne te promets rien. Mais je peux essayer. Parler à quelqu’un comme moi lui fera grand bien.
Sire Otte-Guillaume releva un regard ému vers Merilda.
— Ermentrude comprendra la nécessité d’un tel échange. Quant à moi… je n’éprouverai pas plus grand plaisir que de savoir ma petite Olivia entre tes mains.
— Ne te fais pas de fausses idées, s’empressa de répliquer la femme-louve. J’agis… en souvenir de nos histoires révolues. Mes consœurs n’auraient pas hésité un instant à supprimer ta fille dès lors qu’elles auraient su sa nature de loup-garou.
— C’est pour cela que tu étais la seule à qui je pouvais en parler.
Dans un bruissement léger de tissu, le seigneur de Séquagne approcha sa main de celle de Merilda. Après une seconde d’hésitation, la sentinelle le laissa nouer ses doigts aux siens, appréciant la chaleur de sa peau. Un frisson lui remonta l’échine alors qu’elle plongeait dans ses yeux : au fond, tout au fond de ses prunelles, ondulait la fourrure d’un loup assoupi. Sans doute ne se réveillerait-il jamais – c’était, tout du moins, ce que s’efforçait d’empêcher son hôte. Mais là, dans la sérénité de ce pavillon de chasse où tant de souvenirs résidaient encore, Merilda se demanda un instant quel genre d’homme il deviendrait en épousant la bête. Cette simple pensée fit monter le rouge à ses joues, qu’elle chassa aussitôt en s’écartant.
Et toi qui pensais avoir enterré ces vieux sentiments…
— Bien, déclara-t-elle. Si tu n’as plus rien à me dire, alors, je pars.
Elle prenait déjà le chemin du vestibule quand sire Otte-Guillaume lui lança :
— Merilda.
La sentinelle se maudit de s’arrêter.
— Merci d’être venue. Et… pardonne-moi pour tout.
Elle se maudit davantage de repartir sans se retourner.
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