Chapitre 2 : Le Grand Saut

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Sous la lune éthérée, nous nous faisons face. Nos yeux se croisent et, en une fraction de seconde, nous semblons converser. Ses yeux me supplient d'arrêter. Je ne peux… C'est un besoin primordial qui prend le contrôle de mon corps. Comme deux bêtes enragées, nous grognons. Aucun de nous n'a peur. J'entends le râle d'une créature civilisée. Le mien. A tout instant, les frères d'armes de mon assaillant peuvent transpercer ma chair. Je connais donc l'issue du combat, sans pouvoir l'accepter. Je lui montre mes crocs. Les yeux remplis d'une rage de vivre, je rugis ! Toute l'armée se pétrifie, tremble. Elle comprend qu'en face d'elle se trouve un soldat, humain et fier. Au milieu de ces ennemis, je représente les derniers survivants de l'Humanité. Nous n'arrêterons pas ! Je vengerais tous mes frères tombés au combat !

Je bondis sur ma proie, toutes griffes dehors. A la vitesse de l'éclair, j'agrippe son cou. Je le renverse d'un uppercut. Ce monstre va subir la furie de l'Homme ! Ses os craquent sous la puissance de mes frappes. Je décoche trois autres coups. L'un lui brise la mâchoire, l'autre l'égratigne au front. Le rusé parvient à bloquer mon dernier crochet. Quelle force ! Sa manœuvre me projette à l'autre bout de la zone de combat. Mon opposant charge de toute sa force. Arrivé à quelques mètres, il saute et propulse ses jambes vers moi. Je retiens mon souffle. Je n'ai que quelques millisecondes pour effectuer une parade. Vers l'avant ? L'arrière ? Sur le côté ? Je fais un pas de côté. Il s'étale à terre, à ma merci. Je fonce vers lui pour le bloquer avant qu'il ne tente autre chose. Par une feinte habile, il m'esquive. Il me balaye au sol. Ma tête vient se briser sur la terre comme les vagues sur les rochers. Je n'entends que sifflement, tout est confus. Non. Je veux vivre ! Je hurle de rage. Je veux vivre ! Je veux vivre ! Je sens son poing sur ma figure. Mon nez se brise. Mes dents tombent, ma mâchoire se disloque. Les vibrations ne s'arrêtent pas. Il est au-dessus de moi. Il abat sur moi ses dents. Il… Argh ! Il arrache mon oreille droite ! Du sang m'aveugle, le liquide chaud coule sous mes habits. Je baigne dans une marre de sang. La douleur de mes précédentes blessure refait surface. Etonement, je n'en ai que faire.

Nos corps ensanglantés luisent sous le clair de lune. Seules nos lamentations viennent ponctuer ce déchaînement de haine. Je suis terrorisé, en position de faiblesse. Je perds ? Moi ?! Non ! D'un geste naturel, il sort son couteau, me décochant un coup brillant venant déchirer l'intérieur même de mon estomac. C'en est fini… J'affaiblis ses appuis, trop faibles. C'est un nouveau. Très jeune. Il manque d'expérience. Avec son couteau, il laboure mon visage, me marquant comme du bétail : je suis sa proie. Aveuglé, je parviens à me relever. Je titube en arrière, il se tient les côtes. Je l'ai probablement blessé quand je l'ai mis à terre. J'agite pathétiquement mes bras, comme une larve incapable. Je suis impuissant. Ses coups sont profonds. Pourquoi dois-je mourir ? Après tout ce que j'ai vécu ? Je veux mon bonheur !

Ses estafilades sont larges, précises. Je donne un coup direct. Une feinte, il se concentre trop sur ce coup. Mon autre bras libre, j'effectue une clé superbe. Il est désarmé, à terre. Je le tiens. Mon expérience prime sur sa force ! Je lui broie le visage, lui crève un œil. J'écrase sur lui toute la rancune possible, lui brise le torse, puis les bras, puis le visage et le cou. Ses camarades hésitent à intervenir. Mais c'est trop tard. Je lui brise trois, quatre, cinq, sept, neuf, treize os. Ses cris percent le silence. Je poursuis mon œuvre cruelle, sous les yeux effarés de ses camarades. Il psalmodie, beugle et couine. Je concentre toute ma rage, ma passion, ma vie dans un dernier coup. Je propulse mon poing comme un météore mais…

Je frappe à côté ! Plus rien. Plus de murmures, de bruits, de mouvements… Tous me regardent avec horreur. Quelques cris de terreur viennent briser le silence. Je me relève, claudiquant, je suis décontenancé. Tous me voient comme un monstre. Ils… Ils ont peur de moi ! Les plus vieux réconfortent les bleus. Que suis-je devenu ? Un homme qui brise les os d'un bleu ? Le visage de mon ennemi m’apparaît : si jeune, innocent et délicat. D'un soupir ample, je me tourne vers la lune. Suis-je devenu une sorte de conte ? Attendez… Non… Quand ils ne m'ont pas attaqué, au début, ils ne jouaient pas avec leur dîner, ils… Ils… Avaient peur. Tout comme moi. L'angoisse a pris possession du champ de bataille. Plus on la refoulait, plus elle se renforçait. Donc, ils sont les gentils ? Terrorisés par le cruel humain ? Comment ? Je ne suis qu'un fantassin. Justement. On a dû leur bourrer le crâne de choses, oui, de ces mensonges qui vous mènent à la guerre : les humains sont égoïstes, cruels, ils vous dévoreront tout crus, si vous n'êtes pas sages l'humain viendra vous chercher. Je suis leur croque-mitaine. Il faut bien cela pour attiser leur haine et permettre la guerre. Sans bouc émissaire, pas de raisons de se battre. Les humains ont créé les clones, les aliens ont créé des légendes. Maman, voilà ce que je suis. Je suis une légende…

Je m'avance d'un pas. Je veux tant leur parler, les apaiser, mais ma bouche ne m'obéit plus. Je ne suis contrôlé que par les instincts cruels d'un animal enragé. Je m'agenouille au sol. Je suis paralysé. C'était moi, moi le méchant ? Je veux… Je veux.. « Je veux ma maman ! ». Je sanglote. Je ne peux retenir les larmes, elles s'échappent de moi comme un flot de vie. Mon monde ! Je veux retourner dans mon monde ! Non… Cela m'est interdit. Je me frappe en plein ventre. « Accepte… La… Réalité ! ». Peu importe où je vais, tous les mondes que je crée, personne ne m'attend. Et toi, papa, tu ne seras toujours pas revenu. Je glapis. Encore et encore. Je ne peux m'arrêter. Un attroupement se forme. Les aliens se bousculent pour m'observer. Voilà comment meurt un soldat : comme une bête de foire.

Dommage. J'espérais qu'on me recouvre d'un linceul d'étoiles, le jour de ma mort. Aucun astre ne brille dans le ciel. Rien d'autre ne subsiste que le vide de l'univers, attendant qu'on le remplisse. Peut-être deviendrais-je une étoile ? De ma lumière, j'éclairerais les vivants, les guiderais vers leurs rêves et espoirs. Comme Charon, je mènerais les Hommes vers l'endroit où ils doivent être. Mais moi… Personne ne pensera à moi. Où irais-je ? Où dois-je aller ? Qui dois-je rencontrer ? Je ne serais qu'une forme sous une longue cape, muette mais imposante.

« Je suis désolé. Tellement désolé. », je murmure, ma voix faiblarde m'empêche d'être entendu par les aliens. Il se met à neiger. Les flocons de neige m'habillent d'un manteau blanc. Cette neige me réchauffe et m'appaise. C'est comme si elle domptait mon corps. Petit à petit, j'en reprends le contrôle. Mais cela ne dure pas. Mon sang écarlate vient souiller mon manteau. Une marre, un lac presque, de plasma se forme autour de moi. Je me sens couler… Je suis très fatigué. Je n'ai plus la force de me battre. Le pays des rêves chante pour moi, comme une sirène tentatrice. Je me sens glisser vers lui, dans ses bras. Mes paupières sont de plus en plus lourdes. J'aimerais tellement entendre une berceuse de ma mère. Juste là, tout près de moi, sur ce champ de bataille enneigé, j'aimerais ne pas mourir seul.

Je rampe vers mon ancien ennemi. Derrière moi, je laisse une traînée écarlate. Elle seule vient entacher le paysage somptueux que m'offre la neige. Sa manière de couvrir les corps, les montagnes… Le monde me fait un majestueux cadeau de départ. Mon avancée se fait pénible, agonisante, mais j'y parviens. Je m'allonge à côté de mon camarade mourant. Nos sangs se mêlent, comme un pacte tacite entre frères. Nous mettons quelques minutes avant de nous parler. La simple idée que l'autre est à côté nous suffit, pour un temps.

« Grand saut, hein ? Notre récit trouve ici sa fin. Tous nos rêves, espoirs et craintes. La neige balaye tout. » lui dis-je.

« La neige n'efface rien du tout. Quelqu'un, à un moment, va se souvenir de nous. Un frère, un ami, un voisin. Si notre nom ne marquera pas l'histoire, si nous ne serons pas les Héros, d'autres le deviendront. Mais nous, dans cette suite d'événements, nous aurons eu notre minute de gloire. Les livres d'histoire ne sont qu'un condensé incomplet de la vie. Tout le monde a un rôle à jouer. Même nous. Religion, race, face à l'histoire, rien n'a d'importance. Toi comme moi, nous mourrons aujourd'hui. Toi comme moi nous apprêtons à plonger dans le ciel. Grand saut, oui. » me répond-il, avec une éloquence qui fait autorité.

« Je suis un clone. Ma vie n'est qu'une chimère, une sorte de Frankenstein. Je ne suis rien d'autre que des pièces détachées. Ma mère, mon père, ils n'existent pas. Je n'existe pas. »

« Comme ça on est deux. On commence par ne pas exister, puis on né, et on meurt. Nous n'existons qu'une fraction du temps de l'univers. Quelques décennies, au mieux. Mais oui, nous laissons notre marque. Clone, humain... Tous les soldats connaissent cela. C'est notre rôle, de cesser plus tôt d'exister. Nous ne sommes que des pions sur l'échiquier des grands. Mais sans nous, il n'y aurait pas d'échiquier. Ou du moins il serait différent. Monsieur, je crois que je tombe dans le ciel. »

« Je suis désolé. Tellement, sincèrement désolé, mon ami. Sans gloire, sans peur, sans récompense. Sans espoir, sans témoin, sans dieux. Sans cruauté, sans lâcheté, sans médiocrité. Avec compassion, avec bonté, avec amour. Avec détermination, avec force, avec abnégation. Avec souffrance, avec douleur, avec chagrin. Peut-être trouverais-je un peu de bonheur dans le Nouveau Monde. Peut-être n'y a-t-il pas de Nouveau Monde. Mais nous en manquons cruellement, ici, de cette matière première. Regardez autour de vous les ravages de ce manque. Jusqu'où iriez-vous pour le bonheur ? Moi, je crois que je ferais tout. Mais je commets là une terrible erreur. Erreur avec laquelle je dois vivre chaque jour. Ceux qui ont scénarisé ma vie sont talentueux. Petit, un homme m'a sauvé. Un héros, je crois. Sur un stupide quiproquo, j'ai cru qu'il m'ordonnait de rembourser ma dette, et de sauver à mon tour. Pis, mon frère était une gemme, la fierté de la famille. Je voulais me prouver digne du nom des Merriman. Par orgueil, par erreur, j'ai causé sa mort. Vient ensuite ma religion, qui dicte que seule la guerre offre une mort digne d'aller au paradis. L'Armée, le seul choix logique. Des milliards de détails m'ont mené à cet instant précis, où, enterré sous la neige, je meurs comme Fantassin de l'Armée de Résistance Humaine. Pour me sentir heureux, trouver une éclaircie, j'ai inconsciemment construit ce mythe du « Héros de Justice ». Allez savoir ce que ça veut dire… Moi, je ne le sais toujours pas. »

Mon interlocuteur s'est envolé depuis quelque temps déjà. Son corps ne fait plus qu'un avec le paysage. Il est recouvert d'un fin manteau de neige, comme une pierre ou un arbre. Quoi de plus naturel pour un corps de chair que de retourner à la terre ? Après tout, c'est bien son droit le plus inaliénable de rentrer à la maison. Quelle étrange sensation d'être observé sur son lit de mort. Des centaines de paires d'yeux, fixés sur nous, en cet instant même. Les camarades de mon interlocuteur décédé. Ils sont toujours là, ont tout écouté. Ils devraient m'attaquer, ou partir. Pourtant, ils sont différents. La neige semble les avoir appaisés. Ou peut-être est-ce notre conversation. Quoi qu'il en soit, les frères d'arme de mon ami s'approchent, avec tendresse et délicatesse, de ma carcasse congelée. Tous ensemble, ils forment une alliance soudée, belle, comme un astre rouge marchant sur la neige. Et je sens leurs mains, oui, leurs mains qui me touchent. Les nuages, sans crier gare, s'évaporent, comme la buée d'un miroir. Les étoiles, ces fées majestueuses, resplendissent maintenant sur la neige. Enfin… Je crois que ça y est. Maman… La neige réfléchit la lueur des étoiles. Les flocons ressemblent à des fées, qui m'embrassent une dernière fois, sans chagrin toutefois. Il faut en finir. La neige me recouvre petit à petit. Mes nouveaux camarades me soutiennent, comme s'ils craignaient de perdre un vieil ami. Pendant un instant, avec ces flocons, avec cette lumière, j'ai l'impression qu'on me recouvre effectivement d'un linceul d'étoiles. Maman, j'aimerais tant que tu vois cela. Je crois enfin que, peut-être, après la guerre, je rentre à la maison…

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