Chapitre 4 (4/4)
Comme à son habitude, le soleil tapageur rayonnait sur l’île. Les matinées fraîches laissaient quelques heures de répit, avant qu’il ne fasse si chaud, qu’il n’était pas rare de trouver un endormit sous une épaisse feuille de palmier.
Astark, qui tenait sur ses deux jambes, sans pouvoir gambader, parlait d'une voix grave, qui lui était étrangère. Le grain qui vibrait dans sa gorge l’incommodait et il toussait régulièrement. Lassour ne manquait pas de le reprendre.
— Cesse, tu ne fais qu'irriter ta gorge déjà mal en point. Là, là-bas, ramasse cette herbe.
Astark se baissa difficilement, sans plier les jambes, raide comme un piquet.
— Plie les genoux ! s'égosilla le guérisseur pour la cinquième fois de la matinée. Tu dois te muscler, cesses de prendre des gants, où tu resteras infirme toute ta vie, renchérit-il, espérant faire peur au jeune homme.
Celui-ci acquiesça en répondant d'une voix rauque.
— Vous ne semblez pas plus disposé que moi, rétorqua-t-il agacé par les remontrances constantes.
Lassour ne répondit pas, il pointa simplement un fruit sur l'arbre.
— Sa couleur orangée est la même que les mallises, ce qui distingue ce fruit, c'est sa peau tachetée de noir. — Il prit le fruit entre les mains — Regarde bien, c'est un carcot, son écorce est utilisée en infusion pour lutter contre les infections.
Astark ne répondait pas, son esprit se libérait d'une emprise stagnante qui l'avait baigné depuis sa sortie. Ses pensées écartaient le cocon de sécurité pour tourner dans le méandre de sa réflexion. Des flashs de la prison lui revenaient parfois, les souvenirs de son passage étaient flous, disparates, la raison de sa présence en un tel lieu aussi. Il redoutait presque de découvrir quelles horreurs il avait pu faire pour y atterrir. Des images plus vivides des côtes d'Arathor hantaient ses rêves, un homme mort, une épée dans le torse. Un rire nasillard qui le réveillait dans une terrible fureur.
Il prit la peine de répondre au vieillard qui, malgré son caractère acéré, prenait soin de lui.
— C'est ce que vous m'avez donné hier, je m'en souviens. C'est amer, vous n'avez pas de sucre ? demanda-t-il sans vraiment attendre de réponse.
— Du sucre ? Heh, c'est une île ici, si tu veux du sucre et ce genre de choses hors de prix, c'est à Castel-Neuve qu'il faut te rendre.
Il continua sa tirade, Astark avait décroché et observait une herbe aux fleurs violettes. Les pétales tiraient vers un blanc nacré, une petite carapace bleue nichait au milieu. Elle déploya deux ailes et s'envola dans un grondement impressionnant pour sa taille.
Cette journée et les suivantes ne furent pas différentes, à ceci près que le vieux guérisseur veillait, comme il l'avait promis, à l'éducation d'Astark. À cet effet, il lui posait le soir venu de nombreuses questions, sur les plantes, leurs effets, comment les reconnaître, les cultiver, les combiner. Chaque fois qu'il se trompait, le lendemain, il avait le droit à un nouveau cours.
La jeunesse avait retrouvé son corps, ses jambes gambadaient comme elles auraient dû le faire. Après de nombreuses questions sur l'alicalé, auxquelles il répondit juste, ils évoquèrent son passé.
— Je vous l'ai déjà dit, Lassour. Je ne me souviens de presque rien, le Gardien Corbeau, l'ancien... Akor, se reprit-il aussitôt sous le regard impétueux de Talkir qui écoutait. Ce dont je me souviens nettement, ce sont les trois disciples qui pointaient leurs baguettes sur moi, fit-il en les défiant du regard, pour mettre fin à la discussion.
Lassour soupira, comme chaque fois qu'ils évoquaient le sujet.
— As-tu pris une décision au sujet de l'inscription d'Astark à l'académie, finit-il par dire en regardant Talkir.
Ce dernier fit la moue.
— Quand cesseras-tu de me harceler avec ça ? J'ai déjà le plus grand mal à les empêcher de remplacer le siège d'Akor au conseil. Demander une telle chose ne ferait que me discréditer davantage, répondit-il sèchement, clôturant la question sans y répondre.
— Eh bien, il ne nous reste donc plus qu'à espérer le retour prochain d'Akor. Son caladrius s'est envolé hier matin, ajouta-t-il plein d'espoir.
Talkir haussa les épaules.
— Il sera parti chasser, voilà tout. Ne placez pas trop d'espoir en lui Lassour, je crois que le conseil a raison, voilà plus de dix ans qu'il est parti, je crains qu'il ne revienne pas.
— Peut-être pas de mon vivant, mais tu ne dois pas cesser de croire. Abandonne son siège s'il le faut, mais tu dois croire à son retour, le pria-t-il.
Sans doute pour éviter une peine supplémentaire, à un vieillard attendant la mort, Talkir acquiesça. Il était évident, pourtant, qu'il n'y croyait plus.
Les souvenirs qu'Astark se faisait d’Akor lui évoquaient l'image d'un homme dans la force de l'âge, une barbe grisonnante et des yeux vifs qui avaient capté son attention. Celui-ci émanait une grande force physique, mais aussi d'esprit. Il faisait partie de ces hommes qui semblent à même de faire plier le monde, sans jamais se tordre en retour.
— Il dégageait une grande force quand je l'ai vu la première fois, c’était le seul saint d’esprit. Il me semble qu’il cherchait quelque chose, ajouta-t-il en se remémorant leur première rencontre.
Talkir lui fit un regard noir, furieux de le voir relancer le sujet. Astark l'ignora et reporta son attention sur Lassour.
— Du peu que je me souvienne, il s'était lamenté d'être si proche, au point qu'il le cria.
— De toute évidence, ce qu'il cherche en ce lieu doit-être d'une importance capitale. Bien supérieur, à un conseil qui rechignerait à éduquer un jeune homme prometteur, rabâcha-t-il en posant ses yeux noirs dans ceux de Talkir.
La main de Lassour tremblait, il la porta sur son bras pour l’en empêcher. Cela faisait plusieurs semaines que la douleur l’assaillait sans relâche. Talkir fit un soupir, Astark l'avait imaginé s'emporter une nouvelle fois, il n'en fit rien.
— Lassour, j'essaierai, mais je ne risquerai pas ma place et celle de mon maître pour tes lubies, finit-il par dire, a moitié vaincu.
Lassour accepta en acquiesçant avec un sourire.
— Mes lubies sont celles de ton maître avant tout.
— L'est-il seulement encore après s'être absenté si longtemps, se lamenta Talkir, épuisé d'attendre celui qui les avait laissés tomber. Vous me demandez de croire un homme, qui s'est envolé du jour au lendemain. Il ne nous a rien laissé si ce n'est un caladrius qui ne répond à rien ni personne, et un gamin à moitié mort, conclut-il en désignant Astark de la tête.
Ce dernier ne répondit pas, la culpabilité qui sommeillait depuis son arrivée se réveilla cependant. Au fond de son regard se lisaient des excuses informulées.
— Pardonne-moi, reprit Talkir, visiblement désolé. Je ne voulais pas ̂être désobligeant envers toi, je suis juste frustré par la situation.
— Pas autant que moi, rétorqua froidement Astark, sans savoir pourquoi il était tant en colère.
Un silence aussi lourd que les murs de la maison s'était installé, Lassour le brisa de sa voix grave.
— J'emmènerai Astark à l'académie, ainsi, ta place sera sauve, nul ne verra rien à te reprocher.
Talkir resta silencieux quelques instants, son visage juvénile reflétait le grand dilemme qui l'habitait. La colère prit fugitivement ses traits, pour se transformer en peine.
— Et penses-tu que je souhaite te voir risquer ce qu'il reste de ta vie, à briser les tabous de notre peuple, demanda Talkir d'une voix qu'il voulait neutre.
— Certaines situations ne posent que de mauvaises options, le choix n'en reste pas moins indispensable, conclu Lassour en se levant. Nous irons nous y présenter demain. Assure-toi d'être lavé et correctement habillé, ajouta-t-il à l'attention d'Astark.
Ce dernier hocha la tête, avec l'impression d'être balotté entre les différentes opinions que chacun se faisait de lui, sans pouvoir y faire quoi que ce soit. Talkir soupira, mais ne répondit pas, son silence approuvait la décision du vieux guérisseur.
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