Chapitre 1

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Dieu est à l’origine de toute chose. Les éléments que sont l’eau, la terre, le feu et l’air ont pour destin d’accueillir et de nourrir la vie. Cette dernière évolue sous de multiples formes, répondant à son désir d’établir un royaume prospère.

Mais un jour, Dieu créa l’Homme, créature sociable autant qu’instable, capable du meilleur comme du pire. Cette nature binaire le prit au dépourvu. Il créa le Paradis et l’Enfer afin d’accueillir leurs âmes au moment du trépas.

Pourtant, lors du Jugement dernier, la balance avait bien du mal à pencher d’un côté ou de l’autre : les Hommes étaient fils d’ombre et de lumière. Pour remédier à cela, Dieu créa la Justice, vouée à faire respecter aux Hommes les lois établies. Il créa également la Paix, la Loyauté, l’Honneur, le Courage et bien d’autres valeurs qui pourraient les rendre meilleurs. Mais rien ne semblait séparer le Bien du Mal dans le cœur des Hommes.

Ils se battaient entre eux au nom de la Paix. Des personnes étaient décapitées au nom de la Loyauté. L’Honneur ne parvenait à retenir ceux corrompus par la richesse. Le Courage n’était pas un remède contre la peur.

Alors, Dieu commença à se demander si l’espèce humaine n’avait pas été une erreur de sa part. Il envisagea de les effacer de la surface de la Terre, cette dernière arborant déjà les stigmates de leur cruauté croissante. Pourtant, dans sa grandeur, il chercha un moyen de leur faire retrouver le droit chemin.

Puis un jour, Dieu créa la Morale, valeur séparant le Bien et le Mal. Elle seule pouvait ramener les Hommes à la raison. Ange muni de vertu, elle se propagea à travers le monde, prit possession du cœur des Hommes, et rétablit le Bien comme souverain. Lors du Jugement dernier, la balance penchait enfin vers le Paradis.

Malheureusement, l’Enfer fut rapidement privé de nouvelles âmes. Lucifer ne supporta pas pareil outrage. Vexé que son père lui retire son quota d’humains dans son royaume, il se mit à échafauder un plan machiavélique afin de faire tomber la Morale de son trône d’argent.

Il décida alors de se métamorphoser en homme, espionnant ces mortels au cœur devenu pur. Il se mit à instiller la Haine dans leur être. Il crut réussir à tromper son ennemie. Seulement, les Hommes ne trouvèrent aucune raison à leur colère, qu’ils abandonnèrent rapidement. Lucifer avait une fois de plus échoué. Néanmoins, il ne comptait pas en rester là.

Et un jour, Lucifer créa l’Amour, seul sentiment capable de faire imploser le plan de son père. L’Amour justifiait tout. Le Bien comme le Mal. Il réussit par ce stratagème à rétablir son règne en Enfer, la balance du Jugement s’étant à nouveau équilibrée. Fier de son triomphe, il retrouva son père dans les Cieux pour lui faire constater son échec.

Dieu l’attendait. Installé sur son trône de cristal, il regardait son fils avancer vers lui en arborant une fierté peu contenue.

— Vois-tu, père, comme tes humains sont faibles. Ils n’ont pas hésité une seconde avant de commettre le péché de la Luxure !

Dieu ne répondit pas. Au lieu de cela, il se dirigea vers son planisphère d’où il pouvait admirer son œuvre. Lucifer le suivit, frustré du silence paternel.

— Crois-tu avoir gagné et moi perdu ? demanda alors Dieu.

— Evidemment ! répondit Lucifer d’une voix triomphante.

Dieu passa sa main droite au-dessus du planisphère, qui se mit alors doucement en mouvement. Quelques secondes plus tard, on pouvait y observer une scène se déroulant sur Terre : un ouvrier travaillait avec acharnement.

— Regarde cet homme-ci, intervint Dieu, il se donne du mal pour nourrir sa famille.

— Je ne vois pas, répondit le dieu des Enfers.

Dieu passa à nouveau sa main au-dessus de la carte qui s’activa. Nous pouvions à présent contempler un homme s’interposer entre deux autres se battant avec rage.

— Regarde cet homme-là, dit à nouveau Dieu, il prend les coups à la place de son frère.

— Je ne vois toujours pas, dit Lucifer en arborant un air supérieur.

Dieu s’approcha alors de son fils, et le prit par les épaules. Lucifer fut surpris lorsqu’il découvrit la fierté empreinte sur les traits de son père.

— Mon fils, grâce à toi l’Humanité n’est plus binaire. Il n’y a plus le Bien d’un côté et de l’autre le Mal. Les deux sont réunis à l’intérieur même de l’Amour. Le vice et la vertu cohabitent enfin sur Terre. Grâce à toi, les Hommes sont complets et libres de leurs choix. L’Amour constitue la force qui leur permet d’avancer.

Il marqua une pause avant de continuer.

— Ces Hommes que tu as vus, ne sont-ils pas différents de ceux qui vivaient avant la création de l’Amour ?

Lucifer réalisa alors.

— Leurs actions sont dictées par leurs sentiments envers les personnes qu’ils aiment, reprit Dieu en retournant à son trône. Le père travaille pour ses enfants, le deuxième protège son frère. Aucune des autres valeurs n’a eu autant d’incidence sur ces êtres mortels. Les Hommes agissent enfin les uns pour les autres et non plus pour leur propre personne.

En quittant le Paradis, Lucifer ne savait pas vraiment s’il devait être fier ou déçu. D’un côté, il avait réussi à détrôner la Morale de son père. De l’autre pourtant, il n’avait pas réussi à l’entraver. Au contraire, il l’avait même aidé !

Lucifer ne comprenait pas ces sentiments opposés qui se mélangeaient à l’intérieur de son âme. Il se demanda alors si ces valeurs, que son père avait inculquées aux Hommes, pouvaient avoir un quelconque effet sur sa personne. Après tout, lui aussi était une création de Dieu.

Ainsi, le roi des Enfers retourna dans son royaume de cendres, son esprit tourmenté par tant de pensées contraires. Il régna, comme à son habitude, sur chacun de ses sujets. Les années s’écoulèrent, temporalités éphémères ne pouvant atteindre les immortelles déités.

Un jour enfin, Dieu rendit visite à son fils dans son royaume volcanique. Il avait ouï dire que sa visite dans les Cieux l’avait fait étrangement évoluer. Les démons en parlaient d’ailleurs entre eux, se demandant si leur roi était toujours apte à régner. En effet, Lucifer n’avait plus autant d’engouement à châtier les âmes viciées. Les tortures ne lui apportaient plus autant de joie et de plaisir qu’avant, au contraire, il les remettait en question.

— Mon fils que se passe-t-il ? J’ai entendu dire que tu n’établissais plus de peine ?

— C’est que je me pose de nombreuses questions, père, répondit Lucifer. Comment expliquez-vous qu’un Dieu censé être juste et tolérant m’envoie à moi, son fils, torturer des gens qui n’en méritent pas tant ?

Dieu sourit alors et son fils fut, une fois de plus, circonspect par l’attitude inattendue de son père.

— L’apprentissage est un long chemin, Lucifer. J’ai moi-même encore beaucoup de choses à apprendre. Mais je vais te révéler un secret.

Lucifer prit un air interrogateur et contrarié ; comme à son habitude en présence de son paternel.

— Je peux moi aussi me tromper, finit par dire Dieu.

Lucifer éclata alors d’un rire franc, les éclats de voix se répercutant sur les murs de pierre.

— Cela me paraît évident, en effet, déclara-t-il en essayant de se contenir.

Dieu acquiesça, un sourire aux lèvres, avant de déclarer :

— La Morale.

— Comment ça ? questionna Lucifer.

— La Morale a percuté ton être, lui répondit Dieu. Comme l’Amour a percuté le mien. Tu ne fais plus uniquement ton devoir, tu fais ce qui est juste. La vertu te guide désormais. Si tu souhaites revenir au Paradis, les portes te seront ouvertes.

Et sur ces mots, Dieu partit, laissant un Lucifer perdu dans un flot de questions sans réponses. Il pensait se connaître et pourtant, il se surprit à vouloir revenir chez lui, dans le Ciel. Ce qu’il faisait en Enfer lui semblait immoral. Ces Hommes n’avaient rien fait qui méritât toute cette souffrance.

Il décida alors d’aller vérifier par lui-même si son travail en ces lieux en valait la peine. Il regagna la lumière, se transforma en homme et avança parmi eux dans les dédales d’une grande ville. Il assista à plusieurs scènes, jugeant chaque âme comme sa fonction l’exigeait. Il comprit la notion de binarité que son père avait évoquée. Les Hommes ne sont ni noirs, ni blancs. Ils sont gris. Parfois, un homme penche plus d’un côté, ce qui décide de sa destination finale. La balance est équilibrée, mais les âmes jugées sont bien meilleures qu’avant.

Lucifer prit conscience de l’importance de son rôle. Juger les âmes était essentiel pour que les Hommes agissent de façon morale sur Terre. Les églises arborant les fresques du Jugement dernier étaient une mise en garde compréhensible par tous. La Morale existait depuis bien longtemps, en réalité. N’était-elle pas l’ensemble des règles définissant ce qui était bien et ce qui était mal ? Dieu en avait simplement fait une doctrine permettant aux Hommes d’être libres de leurs actes. Il avait accepté de ne plus les contrôler. Ses créations évoluaient désormais seules, pouvant même remettre en question l’existence de leur Créateur.

Lucifer retourna alors dans son royaume, ses doutes enfin calmés par ses récentes prises de conscience. Ses yeux mirent du temps à s’habituer à nouveau à l’obscurité oppressante. Pourtant, au fur et à mesure de ses pas, l’atmosphère semblait s’éclaircir. Les Enfers étaient illuminés d’une lueur nouvelle apportée par une aube naissante. Après tout, Lucifer ne signifiait-il pas « porteur de lumière » ?

Nous n’avons besoin de morale que faute d’amour -André Comte-Sponville.

FIN.

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