Chapitre 6 : Le désir est l'essence de l'homme.
Le silence devenait pesant. Jules, Julie et Sarah semblaient suivre dans le ciel le Père Noël et ses questionnements.
Julie fut la première à reprendre la parole :
— Au fait, Jules sais-tu pourquoi je m’appelle Julie ?
— Non, je ne sais pas, avoua son jumeau.
— Lacan affirmait que le destin d’une vie se lit dans son prénom, ajouta Sarah.
— Ah , je ne savais pas répondit Julie. Mon prénom vient du tableau de Vigée-Lebrun : La Tendresse.
— Connais pas, marmonna Jules.
— Tu devrais : il a failli être interdit par le planning familial, car il donne follement
envie de faire un bébé, ironisa Sarah, tout en embrassant le jeune homme du regard.
Et puis j’adore sa devise, pour moi c’est le condensé de la femme mère, libre et fière :
Je n’ai jamais voulu devoir qu’à ma palette ma réputation et ma fortune
— Quand nous sommes nés, maman a appris qu’elle avait des jumeaux, elle t’a donc nommé Jules, précisa Julie.
— Cela je savais : maman le dit à tout le monde, pouffa jules !
Julie montra le tableau et le commenta :
« La tendresse n’est pas le vrai titre. Le titre initial est Le Portrait de Mme le Brun tenant sa fille dans ses bras ; le tableau date de 1787.
C’est un immense succès et l’expression de la sensibilité est si bien marquée que le tableau est renommé par le public : La tendresse !
La critique est enthousiaste : « La tendresse naturelle, ce sentiment délicat, cette douce affection de l’âme, est rendue avec un art si admirable que le tableau peut être comparé à ce que les plus grands maîtres de l’école d’Italie ont produit de plus sublime.»
Élisabeth Vigée-Lebrun fait entrer la sensibilité, l’amour maternel au cœur de l’espace public et de l’art : c’est une révolution et la victoire de Rousseau et de L’Émile.
Si nous étudions l’œuvre nous pouvons remarquer qu’Élisabeth Vigée-Lebrun est assise sur un canapé et enlace tendrement sa fille Julie.
Mère et fille regardent le spectateur et Élisabeth penche la tête vers Julie : signe de tendresse.
Au centre du tableau les mains longues et fines de l’artiste enlacent l’enfant.
Le blanc de la robe de Julie et du chemisier symbolisent la pureté et le vert foncé du canapé la Nature et la tendresse.
La mère va ajouter plusieurs symboliques dans sa tenue le noir, le gris du turban (femme mariée) et un jaune vif, couleur chaude qui symbolise la lumière et le bien être.
Pas de rouge : la couleur de la passion serait déplacée ici.
Le tableau n’est pas officiel : il est privé, naturel, Julie a une expression enfantine spontanée, que sa mère a recherché dans de nombreux tableaux.
C’est aussi un symbole de sa fierté et de sa réussite comme femme émancipée, comme mère qui ose montrer au public ses sentiments les plus intimes, comme artiste consciente de son talent.
Le tableau a fait scandale : on voit nettement les dents très blanches de l’artiste. Montrer ses dents était jugé de mauvais goût : c’est le premier vrai sourire de l’histoire de l’art et la première expression d’un sentiment authentique et pas symbolique ou religieux : Élisabeth Vigée-Lebrun adorait sa fille.
Mais la référence religieuse est présente car Élisabeth Vigée-Lebrun est une admiratrice des Vierges à l’enfant de Raphaël.
En 1789 elle peint une variante à la grecque : c’est la mode , il faut ici songer à La Mort de Socrate par David. »
Tout le monde applaudit l’exposé.
Sarah, songeuse, reprit la parole :
— Donc ce pouvoir des images était là depuis ta naissance ?
— Il semblerait, concéda Julie. Mais comment maîtriser ses fascinations ?
— Encore Descartes, soupira Jules ! La solution c’est Spinoza : le désir est l’essence de l’homme.Il faut donc vaincre le désir de l’Allégorie par un désir plus grand.
— Encore Spinoza, soupira Julie ! Mais quel serait ce désir ?
— Le désir qui fait de nous une parcelle d’une substance infiniment infinie, murmura Jules les yeux mi-clos.
— Ce désir qui fait remplacer par un robot tous ceux que l’on aime, s’inquiéta Sarah ?
Jules ne répondit pas, il rappela une vieille phrase, accompagnée d’un flot de musique céleste : Der Geist der Liebe erfüllt den Kosmos.
Il sourit et récita son poème :
Spinoza ô Spinoza
Peu d hommes sur terre
Hélas furent plus haïs que toi
Pourtant tu ne fus guère propriétaire
Pensées et lentilles tu polissais solitaire
Et tu fuyais haine passions tristes et émois
Paisible loin de toute gloire
Tu ne caressais pas l’espoir
De diriger les folles foules
Tu as toujours fui le moule
De la religion
Et dès ton enfance
Du mensonge l’avocaillon
Tu ne voulus point être de mécréance
Tu fus accusé et fort lâchement poignardé
Par un coreligionnaire car tu étais excommunié
Et pourtant c est Dieu Dieu seul
Qui occupait toutes tes pensées
Pas de fascination pour le linceul
Du Christ ni par la Thora influencé
Tu vis l’importance
De l’unique substance
Qui est infiniment infinie
Ainsi Dieu est par toi défini
Il échappe à toute transcendance
Et tout s enchaîne pure immanence
Ton monde ignore culpabilité
Finalité en dépit de ta judéité
Nulle création tu n’as proposé
Ni de Jéhovah vengeur imposé
Tu as offert à l’humanité
Une philosophique liberté
Ou plutôt la complète libération
De toutes les aliénantes et tristes passions
De Dieu nous sommes une infinitésimale partie
Nous sentons expérimentons notre éternité dès cette vie
Oui éternellement nous t’aimerons
Et ta si belle pensée nous étudierons
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