Nouvelle
Je ne sais plus depuis quand je marche. J’arpente ce parterre blanc de mes grosses chaussures de ski, mes pieds poussant la neige épaisse à mesure que j’avance, créant une trace continue derrière moi. Peut-être pourrais-je retrouver mon chemin grâce à ça, si tant est que l’envie de rentrer me vienne. Car pour le moment, ma seule envie est de marcher. De m’éloigner de tout. J’aimerais tout oublier de ces derniers jours, mais ils me hantent. Je revois encore et encore ce moment où je décroche le téléphone, apprenant de la part d’un policier cette nouvelle qui m’a instantanément détruit. Depuis ce moment précis, ma vie n’a plus aucun sens. Pourquoi… Pourquoi elle ?
Elle s’appelait Aurore. La première fois que je l’ai vue, en un regard qu’elle m’a lancé, elle a fait chavirer mon cœur. Je ne croyais pas au coup de foudre avant cela, mais son magnifique visage, ses longs cheveux de feu parfaitement coiffés et surtout ses yeux vert émeraude, m’ont changé. Je ne comprenais pas ce sentiment si fort que je ressentais, à l’encontre d’une fille que je venais tout juste de rencontrer. Mais ce sentiment n’est depuis lors jamais parti. Ce jour-là, nous avions parlé toute la soirée. Le sourire qu’elle me montrait fit monter en moi une étrange chaleur, colorant mes joues et me rendant confus, ce qui la faisait rire encore plus. J’étais totalement sous son charme et elle le savait. À la fin de cette même soirée, alors que nous étions seuls, j’ai pris mon courage à deux mains et je l’ai embrassée. Ma crainte d’avoir fait quelque chose de mal, pensant que je ne lui plaisais pas, s’est immédiatement dissipé. En effet, elle a tout de suite répondu à mon baiser, profitant de la proximité pour m’enlacer. Depuis ce jour, nous ne nous sommes jamais quittés.
Les années passèrent, notre amour l’un envers l’autre ne faisait que grandir. Elle a fini son cursus d’art, son plus grand rêve de devenir artiste professionnelle était de plus en plus proche. Elle était douée, surtout pour dessiner ou peindre son animal favori, le loup. Elle a toujours adoré cette bête indomptable, et je trouvais qu’il lui correspondait parfaitement, tant dans son caractère que dans son regard. Ses yeux émeraude montraient cet air sauvage et fier, caractéristique des loups. Elle m’a même dit un jour que si la réincarnation existait, elle deviendrait sans conteste l’un d’eux.
Après cinq années passées ensemble, nous avions finalement acheté notre maison. Un petit coin de paradis, légèrement coupé du monde, où elle pouvait exprimer son art sans la moindre perturbation. Mais notre maison était grande, elle avait une chambre en trop, qui allait bientôt être occupée par un nouveau membre de notre petite famille. Lorsqu’elle m’a appris qu’elle était enceinte, j’étais l’homme le plus heureux du monde. J’ai immédiatement été aux petits soins avec elle, faisant mon maximum pour répondre au moindre de ses désirs.
Un jour, il y a un mois de cela, Aurore était partie visiter un musée, qui avait accepté de mettre en exposition quelques-unes de ses œuvres lors d’une journée. C’était une occasion en or pour elle de se faire encore mieux connaître, elle en était ravie. Elle a donc décidé d’y assister, malgré son petit ventre rond qui commençait à prendre de l'ampleur. Je n’ai malheureusement pas pu l'accompagner à cause de mon travail. En rentrant chez moi assez tard, j’ai constaté qu’elle n’était pas encore là. Je me suis d’abord inquiété, mais je me suis finalement rassuré, me disant que cela lui prenait plus de temps que prévu. Mais plus les minutes passaient, plus mon inquiétude revenait à la charge. J’avais une boule au ventre inexplicable, je sentais au fond de moi que quelque chose n’allait pas.
Puis le téléphone a sonné. En décrochant, je me suis retrouvé avec un policier à l’autre bout du fil. Il prit toutes les précautions possibles avant de m’annoncer la nouvelle. Aurore est décédée dans un accident de voiture. Notre bébé aussi. J’avais lâché le combiné alors que le policier parlait toujours. Je n’arrivais pas à y croire. Je ne pouvais pas y croire. Sur le moment, je ne réagissais plus à rien. Ma vie venait d’être détruite par de simples mots. Mon cœur s’est brisé. J’ai tout perdu en l’espace d’un instant. La femme de ma vie et mon futur enfant. Lorsque j'ai finalement pris conscience de ce que je venais d'apprendre, je me suis écroulé au sol dans un cri de douleur déchirant ma voix, couvrant de mes mains mes yeux, pleurant toutes les larmes de mon corps. Ma vie n’a plus aucun sens désormais.
Plus tard, j’ai appris les circonstances. Alors qu’elle était sur la route du retour, Aurore a percuté en face-à-face une autre voiture. L’homme qui la conduisait était alcoolisé et roulait en contresens. Elle n’a pas pu l’esquiver et a subi le choc de plein fouet. Elle est morte sur le coup. Comment puis-je vivre après ça ? Comment ce chauffard a pu s'en sortir indemne ? Bien qu'étant en prison maintenant, il mène une vie tranquille alors que je sombre dans le désespoir… Je le maudis. J'aimerais tant me venger.
Voyant que je ne pouvais pas m’en remettre, mes amis m’ont emmené avec eux passer un week-end dans un chalet. Je n’ai pas retenu le nom de notre destination, mais tout ce que je sais, c’est qu’il se situe en montagne, dans une forêt enneigée éloignée de tout. Mes amis me disent que c’est pour me changer les idées et je les remercie de se soucier de moi, mais je sais que je ne pourrais jamais surmonter ça. Et donc, alors qu’ils déballent leurs affaires, je suis parti discrètement pour marcher un peu dans la neige.
Depuis le temps, je suppose qu’ils s’inquiètent de ne pas me trouver, mais je voulais être seul. Je n’ai pas envie qu’ils me retrouvent. En regardant le magnifique paysage enneigé autour de moi, cette épaisse forêt de sapins blancs et le sol immaculé, je me dis que ce serait un bel endroit pour disparaître à jamais. Le visage de ma bien-aimée hante mon esprit. Je la revois encore et encore, me remémore tous nos moments passés ensemble. Je n’ai qu’elle en tête depuis que je l’ai rencontré, mais aujourd’hui cela me détruit. Je me souviens de son sourire angélique, ses yeux perçants. Je sens des larmes couler sur mes joues froides, formant des sillons légèrement chauds, dont les gouttes tombant de mon menton finissent leur course sur le sol, creusant légèrement la neige lors de l’impact dans un son brisant le silence pesant de ces bois. Un bruit encore plus fort rompt le calme alentour. Je viens de m’écrouler à genoux, déformant le tapis blanc immaculé. Mon visage couvert de mes mains, je crie. Je reproduis ce même cri, qui avait déchiré ma voix ce jour-là. Le désespoir s’est emparé de mon corps entier, mon âme est noircie de douleur et d’envie d’en finir avec cette vie qui n’a plus aucun sens. J’ai tenu un mois sans toi, Aurore. Mais je ne serais pas capable de tenir plus longtemps. Pardonne-moi pour le geste que je m’apprête à faire. C’est le seul moyen pour que je me sente mieux. Je dois te rejoindre.
Mais alors que je me perds dans ces pensées sombres, j’entends un son provenant d’un peu plus loin devant moi. Relevant la tête, écartant mes mains, mon regard tombe sur celui d’un animal. Un loup se tient devant moi, sans bouger. Il ne paraît pas menaçant, il me fixe juste. Je fais alors de même. Puis je remarque un détail qui me pétrifie. Le temps s’arrête, alors que j’observe les yeux de l’animal. Ce sont ses yeux. Ces yeux vert émeraude que je connaissais si bien. Ce regard sauvage et fier. Je ne peux y croire. Mes yeux sont encore embrumés de larmes, mais je suis certain de ce que je vois. Entre mes lèvres et malgré moi, je souffle son prénom. Aurore.
La louve se met alors à hurler dans un magnifique son résonnant dans mes oreilles. Une réponse à ce hurlement provient alors de plus loin dans la montagne. Après un dernier regard vers moi de ses yeux émeraude, la louve fait demi-tour et disparaît rapidement entre les arbres.
Je n’arrive toujours pas à réaliser ce qu’il vient de se passer, mais cette rencontre restera à jamais gravée dans ma mémoire. Je souris. Pour la première fois depuis un mois. Une larme coule de ma joue, tombant sur le sol blanc, mais celle-ci est différente. C’est une larme d’espoir. Je me relève doucement, continuant de fixer là où se trouvait la louve. Puis je décide alors de rebrousser chemin à mon tour. En un regard, cette louve a fait renaître en moi l’envie d’avancer.
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