Altercation
« Laisse-la tranquille, à la fin, Samy ! dit le grand lycéen blond de son léger accent québécois. C’est qu’une fille de quatrième qui aime les animaux. De quatrième ! Deux classes de moins que nous autres ! Y a rien là, en tout cas pas de quoi se mettre en diable !
— De quoi tu te mêles, le nouveau ? fit l’Algérien balèze, faisant rouler ses muscles saillants sous son chandail. Personne t’a sonné ! Cette petite conne a mal parlé de l’Aïd, c’est donc une putain de raciste ! Point final ! Pas la peine de philosopher ! J’en ai ma claque, moi, que tout le monde parle mal de l’islam et des musulmans dans ce foutu pays de bouffeurs de hallouf ! Et j’en ai ma claque qu’on se soumette aux mushrikin comme elle ou toi ! Alors mêle-toi de tes oignons, martin-pêcheur, et dis-toi bien que t’as de la chance que je m’occupe pas de toi ! »
La « petite conne » en question, une Pondichérienne au joli teint caramel brûlé que cinq ans sous le ciel de Tours n’avaient pas altéré, battit en retraite vers les gamins qui se précipitaient, tels des mouches bleues alléchées par un filet de porc de chez Mammouth, pour former un cercle dans la cour de récréation en cloître du lycée. Le jeune Canadien eut un soupir de soulagement imperceptible. Il aimait bien Rajshri, sa voisine de palier, qui avait eu un comportement adorable avec lui à son arrivée en France. D’accord, son béguin évident motivait sans doute cette gentillesse, mais est-ce que ça la rendait moins authentique pour autant ? De toute manière, il se faisait plus de souci pour elle que pour le surnom stupide que ses camarades lui avaient collé juste parce qu’il s’appelait Martin et qu’il venait du port de Rivière-au-Renard.
« Mais alors, s’écria Martin, vous pouvez pas faire autrement que de vous emmurer dans votre tendance à la victimisation, vous autres les beurs des cités, histoire de justifier votre agressivité ? Et si tu voulais bien relaxer tes hormones, tu saurais que si elle a dit qu’elle trouve ça dégueulasse, les sacrifices de moutons de l’Aïd el-Kébir, c’est pas parce qu’elle est chrétienne, mais parce qu’elle vient d’un milieu hindou, où ils sont végétalistes intégraux. Du coup, c’est qui, ici, le “putain de raciste”, petit bonhomme ?
— Qu’est-ce que tu dis, sale kouffar ? fit Samy, poings sur les hanches, le dardant d’un regard menaçant.
— Non mais oh, arrête ! s’interposa Najia la Marocaine. Et d’abord il a raison : ils ont rien dit sur Allah azza wa jall, ni sur le noble Coran, ni sur le Prophète, Salallah ‘alayhi wa salam. Faut te calmer un coup, là ! T’embêtes tout le monde à faire ta caillera ! C’est quoi, ton problème ?
— Toi, la lécheuse de culs de sionistes, ta gueule ! aboya Samy avec un geste obscène. T’entends ? Tu fermes ta gueule ! Décide-toi plutôt à mettre un voile, t’auras moins l’air d’une pute !
— Non, mais c’est bon, Najia, dit Martin. Laisse faire. Moi, je viens tout juste de le pogner, son problème : il est insécure par rapport à sa virilité. C’est pour ça qu’il fait tout ce gym, et qu’il se la joue, et qu’il agresse tout le monde autour de lui pour un rien comme un éléphant en rut. Mais s’il tient tant que ça à se défouler, peut-être qu’il préférera s’en prendre à quelqu’un de sa taille ?
— O.K., sale pédé de merde ! éructa Samy, se massant les jointures des doigts. Tu crois que je vais me dégonfler devant toi, bâtard ? C’est tout le contraire ! J’ai une tôle style Mohamed Ali pour toi avec moi !
— Ben là ! répondit le Québécois, chez qui la “parlure” resurgissait dès que l’émotion accélérait son pouls. Moé, je te dis bonne nuit parce que j’arrive avec ma baiana ! »
Resserrement du cercle ! En position ! Les murmures circonvoisins se fondirent en une rumeur. Samy envoya un direct du gauche pour évaluer la distance, puis un autre, parés par son ennemi qui s’appliquait à fuir ses coups. Pensant sans doute avoir compromis la garde de celui-ci, l’Algérien lança un crochet du droit thermonucléaire. Vif comme l’éclair, Martin se fendit bas pour esquiver ce haymaker, attrapa son adversaire par les cuisses puis, poussant des jambes sur le sol, le souleva et l’y plaqua. Le violent choc de l’occiput de la brute sur le ciment lui arracha un affreux juron. Il l’avait pourtant prévenu, ce baveux, qu’il arrivait avec sa baiana. Mais après tout, devait-il s’étonner si ce deux de pique de Samy ignorait que l’on surnommait ainsi le double ramassage de jambes au Brésil ?
Sans perdre une seconde, le défenseur de Rajshri passa en position montée : étalé de tout son long sur le fier-à-bras, les bras en amont des siens, il crocheta ses jambes avec les siennes, le réduisant pour de bon à l’impuissance. Désemparé comme un requin-marteau empêtré dans les filets du « martin-pêcheur », son rival lui bourra de coups les côtes, mais avec aussi peu de marge de mouvement, sans le poids du corps pour accompagner, il chatouillait plus qu’autre chose le Renardois, qui avait pensé à mettre son blouson en denim rembourré par cette belle mais froide journée de fin d’automne.
« Lâche-moi, kouffar ! Lève-toi et bats-toi comme un homme, pédale ! »
Ça se prenait pour le boss et ça pétait une coche pour un tate-shiho-gatame de rien du tout…
Le malendurant eut beau ramper sur le dos, se débattre des quatre fers de plus en plus fort, rien n’y faisait.
« Sale fils de pute ! Je vais te tuer !
— Ben alors ? On a du mal à respirer ? On a la chienne ? On panique ? En tout cas, c’est pas très grave puisque t’as une tôle pour moé avec toé, n’est-ce pas ? Écoute là, chum de gars, j’ai pas le goût de te faire encore plus mal. Alors si tu jures sur la tête de ta pauvre maman que tu vas nous laisser tranquilles pour l’année scolaire, Rajshri et moé, je te libère pour que tu fasses tes excuses à Najia. Sinon, je m’en vas te mettre la honte !
— Ta gueule, sheyatin[1] !!! »
Il attrapa alors le mécréant par les cheveux et tira. Celui-ci se mit à califourchon sur sa poitrine, le mouvement suffisant à libérer sa courte chevelure. Cherchant à jouer selon les règles du « martin-pêcheur », Samy tenta de saisir son bras droit.
Une erreur fatale.
Martin pesa sur le coude droit de Samy pour l’immobiliser, passa dans son dos et entoura son cou du bras gauche, puis il glissa le bras droit sous l’aisselle de son adversaire et serra les mains l’une dans l’autre. Le brouhaha environnant enfla en clameur.
Cet écœurant de Samy, apoplectique, grinçant des dents, tenta de se mettre à quatre pattes, mu par l’énergie du désespoir, mais le « kouffar », qui avait accroché les jambes à son tronc, le ramena sur le flanc gauche d’un bon tour de reins. Le Louisville Lip[2] des cours de récré, incapable de désunir les mains de son antagoniste, alla pour tirer sur son bras gauche.
Juste ce que Martin voulait. Ôtant le bras droit de dessous le sien, il agrippa l’omoplate de l’Algérien de l’autre main, s’assurant une prise solide, avant même que celui-ci eût pu s’en saisir. Il serra de nouveau les mains ensemble et appliqua une traction latérale, positionnant son coude gauche sous le menton d’un Samy qui soufflait comme un phoque.
C’était le temps d’en finir. Hercule avait vaincu le lion de Némée avec cette prise, ce chien sale n’allait pas faire exception ! Glissant l’avant-bras droit derrière la nuque du voyou, de sorte à s’agripper l’arrière-bras droit de l’autre main, le Canadien abaissa sa prise, emprisonnant dans un étau inéluctable le cou de son opposant, puis la remonta un grand coup. Lorsque les yeux et la langue de ce dernier ressortirent comme ceux d’un Looney Tune, les spectateurs acclamèrent. Il tira alors, poussant l’occiput de Samy, pour renforcer la prise, avec le tranchant de la main droite et la tête. Bientôt, l’Algérien s’affaissa comme une poupée de son.
Ce niaiseux de M. Joste, le pion, fendit l’attroupement comme s’il avait choisi ce moment précis :
« Stop ! Ça suffit ! Arrêtez ! On se sépare ! Vous m’entendez !? On se sépare ! Ah, les gredins ! Ça va vous coûter cher ! Et vous, là, le nouveau, qu’est-ce que vous avez fait ? Oh, mon Dieu, mais vous avez tué ce pauvre enfant !
— Mais non ! dit Martin, se relevant. J’y ai rien magané, rien ! Il va ben, vous le voyez ben vous-même !
— Comment ça, bien ? Il ne bouge plus ! Il est inerte !
— Ben évidemment qu’il est inarte, j’y ai comprimé l’artère carotide. Pis à c’t’heure le sang va se remettre à couler dans sa tête, et le peu de cerveau qu’il a va fonctionner comme avant – malheureusement. Là, vous voyez, il remue déjà.
— La belle affaire ! vociféra M. Joste, dont la face déjà rougeaude au naturel virait au cramoisi. Il est groggy comme trente-six Irlandais ! Vous les Nord-Américains, vous êtes tous plus racistes les uns que les autres ! Chez la CPE, et que ça saute ! »
Des huées s’élevèrent.
« Ah ben là, ça parle au diable ! cria le Québécois lésé. Je viens à la défense d’une Indienne et c’est moé qu’on traite de raciste et qu’on brime ! Vous êtes assez ben épais[3], vous !
— Vous croyez sérieusement que je suis dupe, jeune fauteur de troubles ? Je veux bien être indulgent par rapport à la remarque sur mon embonpoint, mais je ne tolérerai pas que vous me preniez pour une bille !
— Mais Monsieur... commença Rajshri.
— Chez vous, continua le surveillant, oublieux de la jeune fille, ça stigmatise à tour de bras les musulmans alors qu’ils cherchent juste à faire leur petit coin de verdure tranquille !
— Monsieur, écoutez-nous un peu ! cria Najia.
— Non mais dites donc, petite impertinente ! On ne parle pas comme ça à un adulte, encore moins à un surveillant ! Je vous dispense de discuter mes décisions !
— Ah, et pis tabarouette à la fin ! hurla Martin. Allons-y, chez la CPE, si vous y tenez tant ! En tout cas, vous êtes encore moins parlable qu’un orignal femelle en gésine !
— Vous aggravez votre cas, jeune fripouille. Ça, je ferai mon possible pour que vous vous preniez le maximum, parole de scout ! »
Le pseudo-vaurien et le pion dur de la comprenure s’éloignèrent sous les sifflets de la foule. Martin ne se remémorerait que beaucoup plus tard le regard que Rajshri, depuis la périphérie de son champ de vision, lui jetait, le même que Ruth avait dû lancer à Booz lorsqu’il avait accepté de venir en aide à une goye comme elle, malgré les cancans et l’ostracisme que cela occasionnerait.
[1] Pluriel de « sheitan », Satan en arabe. Une insulte violente de la part d’un musulman.
[2] Surnom de Mohamed Ali.
[3] Vraiment très bête.
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