JEPD

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Ah, quand même. Je pensais que le film t’avait pué au nez.

— Au contraire, il est génialissime ! Le scénar est original mais fidèle à l’âge hyborien des histoires de Howard, et il en recycle avec bonheur des éléments. Et je mentionne même pas la zique magnifique de Basil Polédouris ! Et puis j’adore la manière dont le réalisateur, John Millius, raconte mille et une choses avec de longues séquences malgré leur quasi-absence de dialogue, ou peut-être grâce à elle ! Mais j’aurais sans doute pas tenu plus de cinq minutes dans la même pièce que lui.

— Ben là ! T’es devenue folle comme un balai pour un détail ?

— Ah, les Anglais disent que le diable se cache dans les détails. S’ils savaient à quel point ils ont raison ! Après tout, c’est par rapport à un détail que le diable a tenté nos ancêtres primordiaux. C’est vrai, quoi, qu’est-ce qu’ils auraient raté s’ils avaient laissé le fruit défendu tranquille, à part une expérience gustative douteuse ? Au lieu de ça, il a fallu qu’ils commettent le crime de lèse-majesté ultime.

— Attends là, tu veux dire que tu la prends au pied de la lettre, l’histoire d’Adam et Ève ? Le jardin, le serpent qui parle, la pomme, tout ça ? »

La surdouée leva les yeux au ciel.

« Mais bien sûr que non, Martin : il n’est question nulle part de pomme dans le récit, ça parle juste d’un fruit. Ça aurait tout aussi bien pu être une tomate, une goyave ou une mangue.

— Mais là, tu penses que cette affaire-là s’est passée pareil que ça le raconte ?

— Bien sûr. Pourquoi ? Pas toi ? »

Autant ne pas éluder le problème, ça ne servait à rien avec elle, il l’avait appris. Elle aimait la sincérité, et lui aussi, d’ailleurs.

« C’est pas très scientifique, tout ça, tsé veux dire ?

— Je veux, mon neveu. Si on parle d’une période où le Créateur agissait de manière active dans le monde, c’est pas plus scientifique que de taper des kilomètres de programmes sur un Minitel pour connaître les noms des techniciens qui l’ont assemblé, l’usine d’assemblage ou l’âge du capitaine. Il manquerait plus que l’Être suprême ne puisse surpasser les limites de Sa création, non ?

— Mais c’est qu’une légende des origines. C’est allégorique.

— Où est-ce que t’es allé pécher ça ?

— Ça n’a pas pu se passer comme ça parce que nous savons que l’homme descend du singe.

— Ah carrément ? fit-elle avec un sourire taquin. La science est avant tout une question d’observation en temps réel. T’as déjà vu un singe engendrer un homme, toi ? Ou bien tu connais quelqu’un qui en a déjà vu un ? »

Il devait bien y avoir une faille à ce raisonnement de flo, mais laquelle ?

« Après, c’est vrai que tout le monde peut pas se payer un spatio-temps XB27[1]. Alors si tu veux aborder ça sous l’angle de la science historique, tu peux aller à la préfecture me dégoter mon arbre généalogique pour que je voie si j’ai un ancêtre commun avec Bertrand le chimpanzé du zoo de la Flèche ? Non ? Alors qu’est-ce que t’en sais, qu’on descend de Bobo plutôt que d’Adam ? »

Tabarouette, ces sectes protestantes lui avaient encore plus magané le cerveau qu’il le craignait ! Ça le mettait sur le gros nerf.

« Mais Raj, on peut pas juste prendre au pied de la lettre des légendes d’un peuple nomade de l’âge du bronze, en ignorant complètement la science ! Ou bien on finit fou comme de la m… enfin, je veux dire… on tombe dans le fanatisme le plus déjanté ! »

Rajshri soupira.

« Primo, Martin, je lis pas la communication que l’Être suprême nous a faite “de manière littérale”, mais en tenant compte de la grammaire et du contexte littéraire, historique, social, etc. Secundo, je m’étonne que t’ergotes là-dessus alors que t’es catholique. Nous croyons au même Livre sacré !

— Ben notre instructeur de catéchisme nous disait en gros que ce livre-là n’a pas été écrit par Moïse, mais par des religieux juifs du sixième siècle, soit douze cents ans après lui.

— Ah d’accord, la théorie JEPD ! Ton instructeur de catéchisme était dans les patates, comme tu dis. Tu sais, mon père a toujours travaillé dans des bibliothèques, d’aussi loin que je me souvienne, alors j’en ai pas mal profité, tu penses bien. J’ai pu peser le pour et le contre à ce sujet quand on habitait à Tirunelveli, et crois-en ta servante, Julius Wellhausen, celui qui a rendu cette théorie célèbre, était un fumiste, comme d’ailleurs tous ceux qui ont soutenu cette thèse après lui.

« Le matérialisme était la grande mode au dix-neuvième siècle chez les intellos, comprends-tu, Martin ? Ça fait que ces gens-là ont lu les livres de Moïse à travers ce filtre du diable. Ils sont partis du principe que l’Empereur de toutes choses, pour autant qu’Il existe, n’a absolument rien fait de bien ni de mal dans l’univers depuis le début, qu’Il en a rien à faire de nous, en gros. Et bien sûr, ça implique qu’Il aurait jamais rien dit aux humains, et donc que tous ceux qui affirment le contraire sont des zozos ou des virtuoses du pipeau ! Et de là, ils ont dégoté plein de soi-disant preuves de leur théorie tout en ignorant celles qui allaient pas dans leur sens. En gros, leur truc, c’est l’équivalent des “Pourquoi ? Parce que !” des cours de récré ! Ccī ! Même ma petite sœur fait plus ça ! Pas trop mal pour des universitaires, n’est-ce pas ?

« D’accord, ça se voit que les livres de Moïse comprennent des parties collationnées à partir d’autres auteurs. Mais qui te dit que ces auteurs n’étaient pas Jacob, ou Abraham, ou Noé, ou même Adam ? Hein ? Jean Astruc est le premier à avoir formulé la théorie de sources d’origines différentes. Sa méthode était défectueuse, mais attention, Martin : c’était un fidèle catho, et ça l’aurait horrifié s’il avait pu prophétiser ce que ses successeurs du siècle suivant feraient de sa théorie.

« Ces gens-là tenaient les Hébreux pour des débiles et des moins-que-rien, plus proches du singe que le reste de l’humanité, Martin. Ils ont donc prétendu qu’ils ont pas su écrire avant le roi David. Mais même le premier quidam venu qui a vu Les Dix Commandements de Cecil B. de Mil sait que Moïse a reçu une éducation égyptienne poussée en tant que fils adoptif de la fille du Pharaon. Non mais franchement, pour qui est-ce qu’ils prennent les gens ? Non seulement les Hébreux auraient été trop arriérés, même après des siècles au contact des Égyptiens, pour assimiler suffisamment de leur art pour l’utiliser à leur propre avantage, mais en plus les Égyptiens auraient même pas été fichus d’apprendre à Moïse à écrire ? Attends, mais t’as vu le racisme mal assumé !? »

Le jeune catholique tenait une pistache en suspens entre le bol et sa bouche bée. Voilà un mot chargé en émotions de lâché. Il comprenait la passion qui animait la dalit : un jour, il s’était chicané avec une gang de langues sales qui avaient traité les Algonquins de « fourreurs robineux », de poivrots profiteurs du système – heureusement que le brasse-camarade[2] qui s’en était suivi n’avait jamais atteint les oreilles de ses parents ! Mais Rajshri avait porté, sans probablement s’en rendre compte, un coup de boutoir à tout ce qu’il tenait pour acquis et sacré. En effet, son instructeur en catéchisme – un bon Jack, un chum débonnaire au coton, une des dernières personnes qu’il aurait taxées de racisme – lui avait dit que Sa Sainteté Jean-Paul II fondait une partie de sa théologie sur cet enseignement. Le Saint Père lui-même ! Un de ceux dont la bonté l’avait le plus inspiré dans la vie !

« Je suis pas mal perplexe sur ça, Raj. »

Elle eut un sourire de compréhension.

« Tu es honnête, dit-elle. Ça doit faire beaucoup à assimiler. »

Ne voulant pas risquer d’éprouver de la rancune contre une fille comme elle, il préféra ramener la jasette sur le sujet précédent.

« T’as le feu sacré contre le racisme, et je respecte ça au coton. Mais du coup, ça t’a pas achalé que ce soit James Earl Jones, un Noir, qui interprète le rôle de Thulsa Doom ? »

Elle éclata d’un rire incrédule.

« Tu me fais marcher ou quoi ? Pourquoi ça me hérisserait le poil qu’un Noir tienne un super rôle dans un super film juste parce que c’est celui du grand méchant ? Mes copines fantasmaient sur les muscles d’Arnold Schwarzenneberg, là…

— Schwarzenneger.

— Voui, voui, si tu veux. Elles fantasmaient sur les muscles de Shouarzennezennejaire, là, mais moi, ça m’intéressait de voir Dark Vador à l’écran.

— Quoi ? C’était James Earl Jones, l’interprète ? Ah ben là ! Je croyais que c’était David Prowse.

— Oui, c’était lui, mais à cause de son accent de terroir anglais à couper au couteau, George Lucas l’a fait doubler par James Earl Jones. C’est pas trop connu parmi les fans de La Guerre des Étoiles. Il a pas voulu qu’on le mette dans le générique de fin dans les deux premiers épisodes, il trouvait son rôle trop peu important. Mais c’est lui.

— Il a eu ben tort !

— Tu l’as dit ! Mais mon frère m’a dit qu’il est au générique de la gousse d’ail jetée contre un mur et qui revient.

— Quoi ???

— Le retour du jet d’ail, voyons, Martin ! » dit-elle, mimant le geste.

Ils éclatèrent de rire.

« Je te parie que le moment où il a compris qu’il avait intérêt à mettre son nom au générique, c’est quand il a dit…

— …“Non, Rajshri, je suis ton père !” » fit une voix de basse profonde derrière les jeunes gens.


[1] Vaisseau à remonter le temps de Laureline et Valérian dans la série de bandes dessinées qui porte leur nom.

[2] L’algarade.

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