Pōyviṭu, picācu !
La fierté gonfla la poitrine du Québécois comme le vent du large la voile de misaine. Lui qui se disait déjà que son chien était mort[1], il avait réussi au-delà de ses espérances !
« Ah ben là ! Je mérite pas tant de compliments ! Waylon m’a laissé dupliquer ses cassettes de “Free to Choose” et je les ai visionnées et revisionnées encore et encore. Mais j’y ai pas tout pigé jusqu’à aujourd’hui, tsé.
— Ton mérite reste entier. Moi aussi, j’ai pas tout compris à Bose, Einstein ou Curie, loin de là.
« Et dis-moi, t’as d’autres inspirations qui t’ont poussé à apprendre l’économie à part Friedman ?
— Ben, tsé, y a ce prof d’économie de l’université de Los Angeles, Thomas Sowell, qui a participé aux débats dans quelques épisodes de “Free to Choose”. J’ai jamais vu quelqu’un d’aussi bollé, à part toi, bien sûr. Il faisait passer les intervenants socialeux pour des codindes ! Il insistait en diable sur l’importance de la responsabilité personnelle. Il disait que les Noirs américains commençaient à s’en sortir dans la période qui a suivi l’abolition de l’esclavage, même pendant l’époque de la ségrégation. Ce n’est que dans les années soixante, quand le bien-être social a été mis en place et qu’on les a traités comme des bébés à partir de là, que leur situation a dégringolé pour en arriver à aujourd’hui.
— Ah non, Martin ! Je veux bien être ouverte d’esprit mais y a des limites ! Lors des années “Jim Crow”[2], c’était la grande mode de faire des feux de joie avec des Afro-Américains comme combustible, et Robert E. Howard a pu écrire “Magie noire à Canaan” sans crainte de choquer. Tu vas pas me dire qu’ils sont encore plus mal barrés aujourd’hui ! Qu’est-ce qu’un vieux phraseur blanc qui a vécu toute sa vie dans la soie y connaît, à leurs tribulations ? En plus, je… Qu’est-ce qu’y a de drôle ? »
En effet, le “friedmanien” par VHS interposé pouffait de rire en silence, plié en deux, le visage caché par la main. Puis il leva le buste et l’index, ménageant son effet quelques secondes, et lâcha :
« Thomas Sowell est un Noir américain. Il a grandi à la dure dans la Harlem des années trente. Il a même commencé sa carrière en tant que marxiste. »
Rajshri resta coite quelques secondes, décontenancée.
Et elle partit d’un immense fou rire qui sapa son équilibre, l’envoyant au sol où elle se retrouva à se rouler.
« Je vais mourir !!! hurlait-elle entre deux suffocations. Je vais mourir !!! »
Si tel était le cas, Martin n’aurait pas pu lui porter secours cette fois-là : sa propre crise de rigolade le clouait au fond de son siège.
La belle et excellente perdante finit par exhaler :
« Ah, décidément, j’ai jamais été à pareille fête ! On s’ennuie pas avec toi, Martin !
— C’est pantoute ce que matante Lorraine pense, ha ha ha !
— Alors elle doit être une plombeuse d’ambiance de première bourre.
— Au contraire, c’est une mère-la-joie, mais elle sacre gratuitement alors qu’elle sait que ma mère et moi sommes de fervents catholiques.
— Eh ben elle a tort sur tous les tableaux. Quelqu’un qui arrive à susciter mon intérêt envers une matière que je détestais il y a encore quelques minutes peut pas être un rabat-joie complet.
— Tsé, là, je serais arrivé à rien si t’avais pas eu l’esprit assez ouvert pour juger mes arguments pour ce qu’ils valent. Quand j’en discute avec quelqu’un qui penche à gauche, soit il se défile, soit il fait comme s’il entendait pas, pis y en a même une gang qui m’insulte. Albo notanda lapillo, comme dirait le pirate qui parle latin dans Astérix ! »
Rajshri se remit une frange de cheveux derrière l’oreille d’un geste caressant.
« Comme tu dis, Martin. Pour moi aussi, ce jour est à marquer d’une pierre blanche. C’est bien la première fois que je tiens avec un garçon une discussion intellectuelle qui vole aussi haut. »
Tout d’un coup, Rajshri pencha le buste, son sourire céleste sur un visage levé tout droit vers Martin et, de surcroît, dans les yeux, un éclat magique, fabuleux, tel le rai de lumière à travers une porte ouverte sur une dimension de beauté et d’harmonie.
« Et c’est la toute première fois que quelqu’un de mon âge arrive à me faire changer d’avis sur un sujet, et rien qu’avec des faits et de la logique en plus !!! »
Martin se sentait dériver vers le portail dimensionnel des yeux de la sublimissime Tamile. Sac à papier, qui était-elle ? Et d’où venait-elle ? Il était déjà tombé dans l’œil[3] de plus d’une fille dans son école secondaire[4] précédente, mais toutes ces gougounes ne cherchaient rien d’autre qu’à cruiser[5] un beau chum. Comparer ces garces, ainsi d’ailleurs que toutes les filles qu’il ait jamais rencontrées, à la féérique Rajshri revenait à comparer le plein jour et la nuit noire !
Le jeune homme n’y tenait plus ! Comme attiré par la gravité d’une étoile, son corps fit un pas en avant.
Toc toc toc ! La mère de Martin fit son entrée.
« Bonjour, les enfants. Désolée de vous déranger. Rajshri, je voulais juste te dire que j’ai vu votre voiture familiale se garer en bas.
— Bonjour, Madame ! s’écria l’interpellée. Justement, je disais à votre fils que vous pouvez être fière de lui. Il est intelligent, galant, sensible, courageux, chevaleresque, patient, généreux et j’en passe et des meilleures. Vous saviez qu’il a réussi à me faire aimer une matière que je détestais ?
— Eh ben dis donc, quelle exquise politesse, ma chérie ! Ta mère me dit toujours beaucoup de bien de toi, je vois avec plaisir qu’elle n’a pas exagéré. Allez, je vous laisse finir ce que vous faites. Attention à ne pas faire de miettes sur le plancher. »
Elle sortit sans refermer. Martin respira, soulagé du poids de la gêne. Il rassembla les affaires de classe.
« Tu me passes le plateau, Martin ? Tu vas pas pouvoir porter tout ça sans laisser tomber de miettes, ou pire, la tartine elle-même. Et ça tombe toujours du mauvais côté, ces trucs, c’est connu. Désolée de pas l’avoir terminée, vraiment.
— Bâdre-toi pas. Je ferai autre chose la prochaine fois. »
Rajshri projeta de nouveau son sourire prodigieux vers lui, la nitescence ineffable de ses yeux rallumée.
« Au contraire, Martin, n’en fais rien ! Tes tartines ont le goût de l’harmonie, de la beauté et de l’amour ! Elles gonflent le cœur de bonheur et elles font pétiller l’esprit d’émerveillement, de quoi changer une vie entière ! Je ne les échangerais pas pour tout l’or de l’empire des Chola [elle prononçait à peu près “Chowrreurr”] ! »[6]
S’il n’était pas paralysé par le regard de la merveilleuse Tamile, le jeune homme n’aurait su où se mettre. Même dans ses pelletages de nuages les plus débridés, il n’aurait jamais eu le front d’envisager que l’on pourrait déclamer un tel dithyrambe sur ses tartines au beurre d’érable ! L’embarras l’assaillait d’autant mieux que sa mère n’en perdait pas une miette depuis la salle de séjour.
Une sonnerie à la porte. Martin, lui-même sonné par la situation, n’eut même pas la présence d’esprit de devancer sa mère pour ouvrir.
« Bonjour, Graziella, lança la mère de Rajshri. Alors, ça s’est bien passé, le cercle d’étude ?
— À merveille, ma chère ! Ils ont passé leur temps à rire à gorge déployée. Et votre adorable rejetonne chante les talents d’enseignant de mon fils !
— Absolument, Madame ! s’écria Rajshri. Je persiste et je signe ! Et ne mentionnons pas son talent à la confection de tartines au beurre d’érable ! »
Les regards du père de Raj, d’une mignonne fillette à la coupe carrée et aux allures d’elfe et d’un grand slaque à la mâchoire carrée le fixèrent depuis le palier. Si seulement Martin avait pu aller se cacher au fin fond du Nunavik ! Encore plus mal inspiré que Saint Pierre pendant la Transfiguration, il lança la première niaiserie qui lui venait à l’esprit :
« Ouais ben t’as même pas fini la tienne, et quand je mangeais la mienne, tu me disais que c’était trop sucré pour quelqu’un qui fait des arts martiaux. T’en fais, toi, des arts martiaux, pour dire ça ?
— Eh ben oui, figure-toi. Ça s’appelle le kalarippayatt, ça vient du Kerala, l’État d’origine de Maman ici présente. Ils me font bien rire, tu sais, avec leur karaté et leur kung-fu, alors que le kalarippayatt en est l’ancêtre.
— Je serais curieux de voir ça. »
Derechef, d’un seul coup, la bellissime Tamile, rayonnante comme jamais, tendit le buste et le visage vers lui et réillumina la Radiance de ses yeux.
« Et pourquoi pas, Martin ? lança-t-elle, enthousiaste. Tu pourrais venir avec nous, c’est pas top secret, au contraire ! Je suis sûre que t’y apprendras plein de belles choses intéressantes !
— Ouh-ouh-ouh ! hulula la fillette, taquine. Rajshri est amoureuse ! »
Rajshri sursauta, puis lui lança la tartine, hurlant avec sauvagerie :
« Pōyviṭu, picācu !!!
— Je vais où je veux ! Na ! fit l’interpellée, tirant la langue.
— Rajshri ! cria la mère. Je t’ai déjà dit mille fois de ne pas traiter ta sœur de diable !
— De toute façon, grinça Rajshri, j’ai pas besoin de mots pour la remettre à sa place ! »
Elle s’avança, plateau brandi, vers sa petite sœur hilare.
« Hep-hep-hep-hep-hep ! fit le père, retenant son bras. Pas de ça !
— Ouh-ouh-ouh ! charria la diablotine. Elle veut faire les bisous comme à la télé ! Oh ouiiiii ! »
Rajshri, de son bras libre, lui porta un grand coup de plateau maladroit. Bien entendu, la galopine esquiva, gloussant à qui mieux mieux.
« Prina, n’en rajoute pas ! » s’écria sa mère, tandis qu’elle et son mari s’évertuaient à rétablir l’ordre sous peine de rameuter les voisins.
Le grand dadais avait gardé un regard soupçonneux sur Martin tout le long de l’algarade. Graziella Tourangeau, elle, luttait pour ne pas voler en éclats de rire, et son sourire plissait les yeux céruléens qu’elle avait légués à son fils. Elle était jolie au coton quand elle faisait ça. De toute façon, elle était toujours jolie. Souvent, pendant son enfance, son père disait à celle-ci qu’elle ressemblait à l’infirmière de V-J Day in Times Square[7] – et en général, juste après, il lui collait un baiser semblable à celui de la photo, ce qui remplissait le flo qu’il était de bonheur et de confiance en la stabilité de son petit monde.
La scène de famille se prolongeant, la reinette du Canada de discorde malgré elle lança :
— Coudonc, Raj, c’est quand, ta séance de câlique à paillettes ?
— Kalarippayatt, le corrigea-t-elle avec un sourire moins appuyé qu’à l’instant. C’est tous les samedis soir à la maternelle d’en face.
— Prina y va aussi » fit remarquer le grand flandrin.
L’expression de la belle Tamile passa en un clin d’œil de l’allégresse à l’agacement.
« Ajith, dit-elle, c’est pas…
— Je vais amener le kodak, la coupa sa sœur, et je vais prendre des photos à faire mourir de rire toute ma classe ! »
Rajshri se lança vers elle. Rigoleuse, Prina s’ingénia à se dérober, se servant du reste de la famille comme d’obstacles protecteurs. Nouveau tollé.
Le calme enfin revenu, les deux familles prirent congé. Martin ne put retenir un soupir une fois la porte refermée.
[1] Ses espoirs étaient anéantis.
[2] « Jim Crow » était un personnage fictif créé par l’acteur Thomas Dartmouth Rice, un acteur blanc qui se peignait le visage en noir pour caricaturer les Afro-Américains dans une chanson populaire appelée « Jump Jim Crow ». Le nom est devenu une désignation péjorative des Noirs américains. Plus tard, ce terme a servi à nommer les lois de ségrégation raciale en place dans le Sud des États-Unis de 1877 à 1964, appelées « lois Jim Crow » en raison de la popularité de la chanson et du personnage.
[3] Il avait déjà tapé dans l’œil.
[4] Lycée.
[5] Draguer.
[6] Empire maritime expansif, le plus riche de l’histoire tamile. À son apogée, il a unifié la péninsule indienne au sud de la rivière Tungabhadra et a tenu le territoire comme un seul État pendant trois siècles entre 907 et 1215.
[7] Célèbre photo prise à l’annonce de la capitulation inconditionnelle du Japon, et donc la fin de la Seconde Guerre Mondiale, où un marin new-yorkais, dans l’euphorie du moment, embrasse avec fougue une assistante dentaire qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam.
Annotations