XI
- Je peux plus. Il faut que je réfléchisse. Si tu refuses de me parler, je ne peux pas t’aider.
Installé de l’autre côté de la table, le peintre n’ose même pas regarder Frances dans les yeux. Sa conscience lui échappe jour après jour. Il fixe la trace de brûlé sur le bois qui les sépare, sans toucher à sa bière. Sa compagne a presque fini la sienne.
- Howard.
Au prix d’un effort surhumain, il lève la tête et affronte son regard, abattu. Une gorgée de bière tiède lui arrache une grimace.
- Je suis pas fou, lâche-t-il en détournant les yeux. Je ne sais pas ce qui se passe, mais je suis pas fou. C’est réel.
- Qu’est-ce qui est réel ? interroge Frances, en soufflant tristement un nuage de tabac.
- La chose sur les toiles ! Pour l’instant elle est à l’intérieur de moi, mais elle veut sortir. Elle m’absorbe. De l’intérieur, dans mes rêves. Et quand elle m’aura totalement bouffé elle pourra sortir, et toutes les autres saloperies qui la suivent pourront sortir aussi. Je le sais, je le sens.
- Oh Howard… S’il te plaît. Il faut que tu voies quelqu’un. Quelque chose ne va pas…
Jambes croisées, elle écrase son mégot dans un cendrier déjà rempli à ras bord. Son regard navré instille une bouffée de haine dans l’esprit du peintre. Elle ne le croit pas. Il n’aurait jamais dû lui en parler. D’un geste soudain, il s’empare de sa bouteille de bière et la jette de l’autre côté de la pièce. Elle explose au contact du mur, répand une bruine de liquide, une grêle de verre sur le sol. De stupeur, Frances bondit de sa chaise.
- Mais t’es cinglé !? Qu’est-ce que tu fais ? hurle-t-elle, effrayée.
- Ferme ta gueule ! Maintenant tu fermes ta gueule ! Je suis pas fou ! braille Howard, le regard embué de larmes de haine et de peur.
- Je veux t’aider ! Tu as besoin d’aide ! Il faut qu’on comprenne ce qui t’arrive, c’est pour ton bien. Notre bien à tous les deux ! Je t’aime Howard…
Sa voix éraillée se brise sur ces mots. Frances est tiraillée entre l’envie de le prendre dans ses bras et de s’enfuir en courant. Elle ne reconnaît plus l’homme qu’elle a en face d’elle. Lui-même ne se reconnaît pas. Il se laisse lourdement tomber sur sa chaise et allume une cigarette de ses doigts tremblants.
- Je ne t’aime pas, dit-il dans une expiration, son regard trouble braqué dans celui de sa compagne. Mais j’ai besoin de toi. Je sais pas si j’y arriverai seul.
Elle porte les mains à sa poitrine, pour mieux éprouver le coup de poignard. Ses grands yeux noirs s’humidifient à leur tour, sans qu’une seule larme ne daigne couler sur ses joues. Plus que la tristesse, Howard peut ressentir sa déception jusque dans son âme. Ce sentiment occulte momentanément la peur et l’angoisse qui le traquent sans répit. La douleur n’en est pas moins forte. Sans un mot, la femme se dirige vers la chambre et en ressort quelques minutes plus tard, valise à la main. Le peintre ne la quitte pas des yeux. Il ne cherche pas non plus à la retenir.
- Dans une semaine, je veux que tu sois parti. J’abandonne, lâche-t-elle sans se retourner, main sur la poignée.
Un grincement de porte et voilà Frances partie de chez elle, laissant Howard seul avec sa cigarette, qui se consume entre ses doigts jusqu’à lui mordre la peau.
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