Les fleurs de Yahoma
Au marché fluvial
Délices de Yahoma
Matinée gourmande
Ancien poème secret d'une maison close, Yahoma - Auteur inconnu
Yahoma était un anciennement un village de pêcheurs. Construit il y a plus de trente ans sur le fleuve Shiyuki, il était à l'origine un lieu de distribution de poissons pour les nombreux villages alentours. Grâce à la proximité du palais de Yatoro et l'essor économique depuis le début de la gérance du seigneur Kagenobu, Yahoma s'était très rapidement transformée en petite ville charmante et typique de l'île de Kyūshū.
La ville avait été bâtie sur le lit de la rivière, totalement plat. L'absence de relief et de bois avait longtemps fait de Yahoma une cible facile pour des bandits de passage, jusqu'à ce que des soldats à la retraite s'installent non loin. À peine un an plus tard, un pont avait été construit pour traverser le Shiyuki à cet endroit, et Yahoma était devenu un petit port de transit. Aujourd'hui, des taxes étaient mêmes prélevées à chaque passage de bateau.
Tsuchimikado descendit de cheval à cent mètres des portes de la ville, Yuhan sur les talons. Il y avait beaucoup de monde sur la large route de terre : des marchands tirant des charettes pleines de caisses vides, des paysans traînant paille ou animaux, quelques gardes en armure. Le grand vacarme du marché, à l'intérieur de la ville, n'était encore qu'un bruit de fond, souligné par les nouveaux arrivants.
Yuhan, le nez dans une écharpe, visait de ses yeux tous ceux qui dévisageaient la déesse. Quelques mètres devant lui, le Lotus Pourpre, dans une tenue trop noble pour passer inaperçue, marchait tête nue le buste bien droit. Au milieu d'une foule de paysans, on ne voyait qu'elle, telle un feu en pleine nuit. Avant d'entrer à Yahoma, il pressa le pas pour se mettre à son niveau.
— Madame, vous devriez remettre vos atours. Déjà on vous a reconnu, et nous ne sommes qu'à la porte de la ville.
— Tu t'inquiètes pour des broutilles, Yuhan. Nous serons déjà loin de Yahoma quand Kagenobu saura que nous étions ici.
— Je préfèrerai qu'il n'en sache rien, murmura t-il pour lui.
Le Lotus Pourpre le regarda du coin de l'œil pendant quelques secondes, puis dans un long soupir exagéré, remit en place le drap qu'elle portait en quittant le palais. Elle dissimula ainsi son visage et ses cheveux, et Yuhan fut rapidement plus serein : la déesse de la beauté n'attirait plus qu'un regard sur deux.
Ils traversèrent le marché aux poissons en s'attardant parfois sur les étals. Il s'agissait surtout de ne pas paraître suspect. Mais Yuhan avait déjà l'impression d'avoir trahi leur présence : les rares chevaux qu'il voyait n'étaient rien de plus que des bêtes de somme. Comme la déesse n'en faisait qu'à sa tête, il se contentait simplement de la suivre, paré à toute éventualité.
Tsuchimikado se dirigeait vers le rivage. Elle donna les rênes de sa monture à Yuhan et descendit sur le pont flottant. Plusieurs navires de pêche y étaient amarrés. Aucun ne lui convenait : il s'agissait essentiellement de toutes petites jonques, incapables d'accueillir plus d'un pêcheur et ses paniers. Tandis qu'elle remontait tout le pont, Yuhan, trois mètres plus haut sur la terre ferme, longeait la rivière sans la quitter des yeux.
Elle arriva alors, presqu'au bout, près d'un vaisseau de bonne taille. C'était une jonque comme les autres, à ceci près qu'elle pouvait transporter un groupe entier de passagers. Un homme était à bord. Les cheveux grisonnants sur les côtés, il avait arraché les manches de ses vêtements pour être plus à son aise et portait un chapeau de paille qui lui couvrait une partie du visage. Tsuchimikado l'interpella. L'homme chercha d'abord du regard la femme qui venait de l'appeler avant de s'approcher de la déesse.
— Vous faîtes tâche dans le paysage, si vous voulez mon avis.
— Cela tombe bien, puisque je ne souhaite pas m'éterniser ici. Je veux rejoindre la côte.
— Vous possédez deux magnifiques chevaux, dit-il en jetant un coup d'œil un peu plus haut. Chevauchez vers l'ouest pendant six jours, et vous pourrez voir l'océan.
— Ou vous pouvez m'emmener à bord de ce bateau et me permettre d'atteindre ma destination demain avant le coucher du soleil.
— Je suis pêcheur, pas passeur.
Il quitta le navire pour monter sur le pont et s'approcha suffisamment près de la jeune femme pour que Yuhan porte la main sur son épée. Il prit une grande inspiration et baissa les yeux jusqu'à ce qu'ils disparaissent sous son couvre-chef.
— Vous êtes bien loin de chez vous.
Comme elle ne répondit pas, surprise, le pêcheur poursuivit.
— Je n'avais pas prévu de repartir aujourd'hui, mais contre rémunération, je peux changer mes plans.
— Combien voulez-vous ?
— Nous verrons une fois embarqué. Mais je ne peux pas prendre vos chevaux. Les nouvelles vont vite par ici, madame. Les gardes ne tarderont pas à chercher deux braves destriers au milieu des bourriques de paysans.
Tsuchimikado se retourna pour interroger son gardien du regard. Yuhan, qui n'entendait la discussion qu'à moitié, supposa que l'inconnu négociait le trajet. Il acquiesça, indiquant qu'il mettrait le prix qu'il faudrait. La déesse pinça ses lèvres sous son écharpe, puis fit à nouveau face au pêcheur.
— Quand partons-nous ?
— J'ai à faire avant. Évitez de faire un tour en ville, il serait dommage qu'on vous arrête pendant que j'ai le dos tourné.
Il salua Tsuchimikado d'un bref regard enjôleur, avant de remonter le pont vers le marché. La jeune femme trouva quelques marches pour rejoindre Yuhan. Lorsqu'elle lui rapporta la conversation, l'étranger ne put s'empêcher de penser que la déesse faisait preuve d'un sens fantasiste de la confiance. Il ne cessait de lui répéter de se couvrir pour ne pas attirer l'attention, mais elle obéissait lorsqu'il s'agissait de se débarasser de deux bons chevaux.
Tsuchimikado détacha de sa selle son nécessaire à écriture, et Yuhan s'empressa de le recouvrir d'une étoffe.
— Un tel objet ici ne nous amènera que des problèmes.
— Que vais-je faire en l'attendant alors ?
— Trouvez-vous de nouveaux vêtements. Prenez ce que vous trouverez de moins cher. Je m'occupe des chevaux.
Unissant le geste à la parole, il ne tendit à Tsuchimikado que quelques piécettes de cuivre. La déesse baissa les yeux pour regarder sa tenue, puis dans un autre soupir dont elle avait le secret, s'en alla quérir de nouveaux habits. Quant à Yuhan, depuis un moment déjà, son regard était attiré par une maison de plaisir, à peine dissimulée au milieu d'une ruelle. Il alla attacher les montures dans une petite loge d'étable non loin, remonta son écharpe sur son nez, et s'engagea dans le passage.
***
Le soleil se couchait déjà. Kagenobu n'avait pas vu la journée passer. Le général Uchimune, sur qui il avait d'abord passé ses nerfs, l'avait tenu occupé jusqu'au dîner. Il avait fait envoyer deux mille hommes et chevaux vers l'ouest, un peu après avoir envoyé deux éclaireurs dans chaque village de la province de Yatoro.
Dans la chambre du Lotus Pourpre, le seigneur avait fait une découverte qui l'avait mis hors de lui. En plus d'une lettre indiquant que Tsuchimikado Aiko avait quitté le palais pour ne pas avoir à épouser son souverrain, il avait trouvé les restes d'une correspondance en chinois que la déesse de la beauté lui avait caché. Parfois de simples notes amoureuses, parfois de longs billets enflammés, Kagenobu avait même déniché un court papier au contenu luxurieux. Comme si toute sa raison avait disparu, il avait d'abord massacrer les servants qui l'accompagnaient, avant de transformer le mobilier en piles de débris. La chambre divine du Lotus Pourpre ressemblait désormais au palais d'un yōkai particulièrement déchaîné.
Cela faisait une journée entière qu'elle avait disparu. Kagenobu, accoudé à la balustrade d'un balcon surplombant ses jardins, surveillait avec calme les militaires installer le couvre-feu en ville. Le ciel, encore largement coloré d'orange, n'avait pas cessé de se couvrir de nuages tout au long de la journée. C'était comme si les dieux partageaient avec lui sa colère. L'un des leurs lui avait tourné le dos et méritait une punition céleste pour surpasser le déshonneur.
Derrière lui, un volet coulissa et un messager fit un pas sur le balcon en s'inclinant. Il attendit de très longues secondes que le seigneur daigne se tourner vers lui.
— Pourquoi me dérangez-vous encore ?
— Nous avons reçu un message du groupe de Yahoma il y a peu.
— Le Lotus Pourpre a été retrouvé ?
— Non, dit le messager après avoir déglutit. Mais le sergent en faction là-bas précise que deux chevaux trop beaux pour appartenir à la population se trouvaient en ville plus tôt dans la journée.
Kagenobu se tourna vers ses jardins, appuyant ses deux mains sur la rambarde. Dans le coucher du soleil, on aurait dit qu'un démon s'emparait toujours plus de son esprit, entourant son corps d'une aura sanguine. Sur le balcon, l'un était effrayant, et l'autre était effrayé. Après quelques instants, il reprit la parole, sifflant presque entre ses dents. Sa voix n'était plus qu'un murmure de haine à peine audible. Le messager hésita même à lui demander de répéter.
— Je veux toutes les troupes sur le départ. Apprêtez mon cheval.
Sans être sûr d'avoir bien compris, le messager se retira en gardant bien la tête baissée. Kagenobu bouillonait. Il sentait son cœur battre jusque dans ses tempes. Ses mains tremblaient, il avait même l'impression que ses jambes ne pourraient pas le supporter s'il se déplaçait un peu trop vite. Le seigneur, les yeux larmoyant de rage, ferma les poings et fracassa la barrière de bois en hurlant.
Ma lame infidèle
Dans le cœur de mon amant
Sur un coup de tête
Le grand voyage du Lotus Pourpre - Tsuchimikado Aiko
Annotations
Versions