La mort pourpre
Yuhan courait dans les couloirs du palais, l'impératrice sur les talons. Derrière eux, les quatre soldats vérifiaient toutes les pièces à la recherche de retardataires. Après la réunion, les ministres et les derniers civils avaient été escorté à l'extérieur. Shao Yin ne voulait pas que les dirigeants tombent avec la cité. Xinshui était peut-être à feu et à sang, mais il n'était pas impossible de la reconstruire.
Ils arrivèrent à la chambre de la déesse. Le gardien en ouvrit les portes sans aucune gêne, préférant laisser de côté les bonnes manières afin de ne pas perdre de temps. Tsuchimikado entra derrière lui et referma les portes. Elle se dirigea vers le nécessaire à écriture. Yuhan, qui n'avait jamais vu cette pièce, la balayait du regard.
— Je ne comprend pas. Pourquoi l'empereur ne vous a pas demandé de quitter le palais ?
— Kagenobu continuera de me chercher s'il ne me trouve pas ici. Si jamais la défense du palais tombe, il me ramènera au Japon.
— Pour vivre une nouvelle fois une vie de malheurs ?
— Je ne compte pas partir avec lui. Plutôt mourir. Xinshui est ma nouvelle patrie.
— Si vous vous donnez la mort, pourquoi mourrai-je ? s'exclama Yuhan.
Le Lotus Pourpre s'assit à son bureau et ouvrit la boîte noire. Elle en sortit la plume, du papier et de l'encre.
— Vous croyez que c'est le moment ?
La déesse ne répondit pas. Elle écrivit rapidement un nouveau poème, puis rangea la feuille dans un tiroir. Tsuchimikado se leva, s'approcha vivement de Yuhan comme elle ne l'avait jamais fait ; durant leur voyage, elle avait toujours réussi à maintenir une certaine distance entre eux.
— Je vous en conjure, Yuhan... Protégez-nous...
Yuhan fut alors pris d'un sentiment grandissant de responsibilité en ressentant la fragilité de l'impératrice. Elle qui était si froide et distante, elle montrait enfin sa faiblesse et sa terreur. La main sur le ventre, Tsuchimikado n'était plus qu'une déesse à protéger : elle portait la vie. Investi de responsabilités toujours plus grandissantes, le garde baissa la tête et acquiesça. Il avait une véritable raison de se battre désormais.
***
Kagenobu attendit que ses hommes brisent les portes du palais pour entrer. Quelques archers se trouvaient à l'intérieur, mais heureusement pour lui, ils manquèrent leurs cibles. À couvert, le seigneur ordonna la charge de ses hommes pour investir le bâtiment.
Il explora rapidement les couloirs, sans s'arrêter à toutes les pièces, comme s'il savait où il allait. De temps à autre, un soldat ennemi tentait de lui barrer la route : en bon guerrier, il s'en débarassait sans commune mesure. Des cris s'élevaient à travers tout le palais : ses hommes prendraient bientôt possession de toute la demeure. Mais il n'était pas là pour prendre Xinshui, et tuer l'empereur ne l'avait pas ralenti dans sa quête.
En entrant dans une nouvelle aile du palais, Kagenobu manqua de peu de recevoir une flèche en pleine tête au détour d'un couloir. Il porta alors un regard enragé en direction du tireur, protégé derrière une statue de marbre. Trois autres soldats se trouvaient derrière lui, lourdement armés. Instinctivement, le seigneur sut qu'il se trouvait au bon endroit.
Sans laisser le temps à l'archer de tirer à nouveau, Kagenobu chargea seul dans le corridor. Pendant qu'il combattait, il ne ressentait plus la douleur. Un voile sanguin recouvrait sa vision, teintant le monde d'une unique couleur. Il ne se sentait jamais plus vivant qu'en donnant la mort.
Dans une démonstration brutale de technique, Kagenobu tua deux soldats en deux coups d'épée. L'archer avait lâché son arme pour dégainer une lame pendant que le dernier le protégeait. Le japonais échangea quelques coups avec lui, sans forcer, avant de le désarmer et de lui trancher la gorge. L'archer, au bord de la crise de nerf, leva son épée et s'élança. Il s'empala sur celle de Kagenobu, qui n'eût qu'à tendre son bras devant lui.
Alors que le corps de l'archer tombait mollement sur le sol, les portes au fond du couloir se refermaient derrière un nouveau soldat. Dans une armure plus légère, il inspirait l'assurance et l'aplomb d'un bon guerrier. Kagenobu l'observa verrouiller la serrure et jeter la clé un peu plus loin. Dans un japonais presque parfait, l'homme le mit en garde.
— Ici se repose l'impératrice Tsuchimikado. Qui êtes-vous pour oser troubler sa Majesté ?
— Je suis le seigneur de Yatoro, Kagenobu Kamei ! Le Lotus Pourpre m'a été dérobé et je viens simplement le reprendre.
— Les dieux n'appartiennent à personne. Si vous quitter était sa volonté, vous vous devez de la respecter.
— S'ils n'appartiennent à personne, alors votre empereur ne peut l'avoir. Il ne le pourra plus de toute façon.
Yuhan fronça les sourcils. Ainsi, Shao Yin avait péri. Il dégaina son épée, faisant ainsi face à Kagenobu. Après quelques instants pour se jauger mutuellement, ils entamèrent le duel.
Le garde impérial était un combattant hors pair. À chaque fois que le japonais parvenait à placer une botte, son ennemi la déviait avec aisance avant de contre-attaquer. Aucun de ses adversaires, par le passé, n'avait réussi à tenir aussi longtemps face à lui. Kagenobu pratiquait l'art de la joute depuis son enfance et n'avait jamais connu la défaite. En cette première nuit d'hiver, il ne la connaîtrait pas non plus.
À force de tuer, le sang s'était accumulé sur l'arme du seigneur. Après avoir été déstabilisé lors d'une parade, le manche lui glissa des mains, sans pour autant lui échapper. Pendant ce bref moment d'inattention, Yuhan parvint à le toucher en le frappant à la jambe. Blessé, Kagenobu posa un genou à terre en poussant un grognement de douleur. Le garde prit son épée à deux mains et la leva au dessus de sa tête.
— Les dieux ne pardonnent pas à ceux qui se dressent devant eux, prononça Yuhan d'une voix sentencieuse.
Mais lorsqu'il s'apprêta à abattre son adversaire, une flèche se ficha dans son épaule. Surpris, ne comprenant pas d'où venait le tir, Yuhan arrêta son ultime attaque. Kagenobu profita de cette diversion pour reprendre son arme en main. Il se redressa et transperça son ennemi, enfonçant sa lame dans son ventre jusqu'à la garde.
Yuhan sentit le froid de l'hiver s'introduire en lui. Ou n'était-ce que le glacé de l'acier qui tranchait ses entrailles. Déjà il ne sentait plus ses jambes. Il lâcha son épée et porta ses mains à la blessure, tandis que Kagenobu le laissait tituber. Le japonais s'était saisi d'une nouvelle épée et alla exécuter l'archer qui avait mis fin prématurément au duel. Yuhan tomba à genou, puis sur le côté. Il resta conscient encore quelques instants, puis rendit son dernier souffle, les yeux posés sur la porte de la chambre de l'impératrice.
***
Les bruits du combat s'étaient soudainement tus dans le couloir. Tsuchimikado avait toute confiance en Yuhan, mais face à Kagenobu, elle ne put que craindre pour leurs vies à tous. Debout derrière son lit, elle reculait pas après pas, sans s'en rendre compte. À chaque seconde qui passait, la déesse n'en pouvait plus de ce silence insoutenable.
Une clé tourna finalement dans la serrure et la porte s'ouvrit sur la figure ensanglantée de Kagenobu. Tsuchimikado le reconnut dans l'instant et fondit en larmes. Le seigneur japonais, après s'être assuré que plus personne ne se mettrait en travers de son chemin, se retourna pour fermer la porte.
Mais la déesse de la beauté ne voulait pas se laisser faire. Pendant qu'il avait le dos tourné, elle réunit ce qui lui restait de force pour rejoindre son nécessaire à écriture. Elle l'ouvrit et se saisit de l'un des deux flacons d'encre scellés, et fit sauter la cire. Kagenobu lui fit face et mesura le danger.
— Avaler un peu d'encre ne vous tuera pas, Aiko.
— Vous voyez de l'encre, j'y vois le seul poison capable de tuer un dieu.
À ces mots, Kagenobu se figea. Il crut un moment qu'elle n'osât pas vider le contenant. Dans l'esprit du Lotus Pourpre, retourner vivre dans l'enfer de Yatoro n'était tout simplement pas envisageable. Shao Yin avait donné sa vie pour elle, Yuhan avait donné sa vie pour elle, et des milliers de soldats avaient péri pour la protéger. En vidant la fiole de son poison, elle se sentit profondément ingrate de les avoir laissé faire. En sentant son immortalité la quitter, elle repensa à ces années perdues auprès de Kagenobu, ces longues correspondances avec son merveilleux amant, et son dernier grand voyage, auquel elle mettait fin de manière si égoïste.
Kagenobu se précipita et rattrapa le corps sans vie de la déesse avant qu'il ne touche le sol. Le monde s'éclaircit devant ses yeux, alors que la mort venait de lui prendre la seule chose qui comptait pour lui. Toute trace de rage dans son esprit disparut tandis qu'il caressait le doux visage de Tsuchimikado. Des larmes perlaient aux coins de ses yeux, des larmes de tristesse, pour la première fois depuis longtemps. Depuis toujours. Quelque part dans sa poitrine, son cœur se brisa. Inconsolable, il se leva vers le bureau pour se saisir de la deuxième fiole. Il découvrit alors qu'elle était vide.
Pendant le reste de la nuit, Kagenobu Kamei pleura pour la première fois de sa vie.
Le courroux du monstre
Surgit uni à l'hiver
Le Lotus maudit
Le grand voyage du Lotus Pourpre - Tsuchimikado Aiko
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