Chapitre 1: La femme seule
Gladys avançait d’un pas vif dans la rue déserte.
Elle n’aimait pas rentrer si tard chez elle, mais elle avait dû rester plus longtemps que prévu au bureau. Harassante journée où s’étaient enchainés réunions et colloques, pour finir par n’accoucher que d’une souris. Tout ce travail n’avait permis que de trancher sur le troisième point de l’alinéa deux ! Elle avait calculé qu’il restait encore pas loin d’une centaine de points similaires à étudier. De quoi les occuper pour les six mois à venir. Et augurer bon nombre d’heures supplémentaires non payées, comme à l’accoutumée.
Elle releva le col de son manteau. Il faisait froid, et la fine bruine qui tombait n’arrangeait rien. Ses pas résonnaient sur le trottoir désert. Elle ne put s’empêcher de sentir ce frisson glacé qu’elle éprouvait à chaque fois en pareille situation. Peut-être aurait-elle dû accepter l’invitation de William à la raccompagner chez elle, après tout. Elle savait quelle idée il avait en tête. La moitié des femmes de l’office étaient déjà passées dans son lit, après tout. Elle avait même été flattée un instant de ses avances. Elle aurait pu accepter. À cette heure-ci, elle se reposerait au chaud chez elle. Avec un thé fumant sur la table basse. Et les mains libidineuses du Casanova en costume trois-pièces partout sur son corps.
Brrrrr. Jamais de la vie !
Elle accéléra le pas, traversa un carrefour désert. Les feux clignotaient et ne passaient plus à cette heure tardive que des ambulances ou des voitures remplies de fêtards avinés. Si seulement elle avait trouvé un taxi. Mais cette espèce-là devait avoir signé un pacte secret : abondants lorsqu’on ne les désire pas, disparaissant par magie dès qu'on en a besoin. Elle se promit de se décider à passer un jour son permis. Ou de s’acheter un scooter. Ou un vélo. Des patins à roulettes, une planche, bref quoi que ce soit qui lui permettrait de ne plus revivre des situations comme celles-ci.
Encore trois blocks, et elle serait chez elle.
Un bruit, derrière elle. Métallique, il résonna dans la ruelle. Elle lutta contre l’envie de prendre ses jambes à son cou. Étaient-ce des pas qu’elle avait cru entendre, tout à l’heure ? Et cette impression désagréable des cheveux sur la nuque qui se hérissent, comme lorsqu’on sent que quelqu’un dans notre dos nous regarde ? Elle inspira profondément et se retourna d’un bloc, prête à hurler sur l’importun.
Effrayé, un chat sauta de la poubelle qu’il venait de renverser et s’enfuit ventre à terre trouver refuge sous une voiture.
Idiote !
Elle resta immobile un instant, le temps de reprendre son souffle et de laisser les battements de son cœur redevenir réguliers. Quelle idiote ! Se faire une frousse pareille, toute seule, comme une grande. C’est décidé, demain elle irait s’inscrire à l’examen du permis de conduire. Et s’acheter une bombe poivrée, par la même occasion.
Elle se calma petit à petit, projeta son esprit dans son appartement douillet qu’elle affectionnait tant. Situé à l’angle de la septième avenue et de Christopher street, il se trouvait en plein milieu de Greenwich Village, au troisième étage d’un immeuble ancien.
Elle avait toujours adoré ce quartier. Animé, cosmopolite, il lui ressemblait, jeune fille du Missouri débarquée deux ans plus tôt dans la Grosse Pomme. Elle ne possédait pas grand-chose, mais ces quarante mètres carrés étaient son refuge, et elle les avait aménagés à son goût. Discutable, aux yeux de certains, mais c’était le sien. Nostalgique de l’ambiance des polars des années cinquante, elle avait reproduit avec soin ce qui s’approchait le plus du repaire d’un détective miteux comme les films en produisaient à cette époque. Tout y était, du vieux bureau usé par les années à la bouteille de whisky à moitié vide, en passant par une antique machine à écrire et des étagères pleines de dossiers et de livres.
Parce qu’elle aimait lire. Des policiers, bien évidemment. Elle en possédait des dizaines, des centaines peut-être, elle n’avait jamais eu le courage de les compter. Et autant de films. De vieux films, d’époque, pas ces versions modernes, numérisées et stériles. Elle appréciait d’entendre le son crachoté par les hauts parleurs de sa télévision, de voir les traces d’usure de la pellicule, les éclairs de lumière zébrant l’écran, les taches qui noircissaient un instant un coin de l’image.
Elle passait chaque soir à regarder un de ces chefs-d’œuvre, pelotonnée dans son canapé en cuir râpé, un plaid sur les jambes. Et s’il pouvait pleuvoir sur les carreaux de sa fenêtre, elle ne s’en sentait que mieux.
Cette pensée la ramena à son présent. Elle avait hâte de rentrer chez elle. Plus encore qu’à l’accoutumée. Elle cherchait quel film elle allait visionner tout à l’heure. Quel livre elle lirait avant de se coucher.
Elle s’immobilisa, pétrifiée.
Un homme se tenait de l’autre côté du carrefour qu’elle s’apprêtait à traverser. Il la regardait. Sans bouger. Elle pensa un instant changer de trottoir, faire demi-tour. Mais elle savait qu’il ne fallait jamais fuir. Sous peine de risquer de se transformer en bête traquée. L’instinct animal coulait en chaque être humain, elle en avait déjà fait l’amère expérience.
La pluie s’était mise à tomber plus drue à présent. Si seulement elle avait acheté cette fichue bombe de poivre. Ou si elle avait cédé à William-le-charmeur.
Elle observa l’inconnu. Il faisait de même. Il portait un chapeau mou qui lui couvrait en partie le visage. Un imperméable descendait jusqu’à ses mollets et il tenait à la main une cigarette sur laquelle il tirait par instants, une lumière rouge illuminant alors ses traits. Si elle n’avait été si terrifiée, elle aurait pu sourire en se disant que l’homme devant elle ressemblait en tous points à ses héros.
Quelque chose la frappa, comme un coup de poing dans l’estomac. Malgré la pénombre environnante et la pluie qui déformaient sa vision, elle s’aperçut avec effroi que l’inconnu n’était qu’une silhouette faite de noir et de dégradés de gris, comme sortie tout droit de son imagination.
Il porta une dernière fois sa cigarette à sa bouche, avant de la jeter au loin. Il traversa le carrefour, droit dans sa direction. À présent, elle aurait voulu fuir, courir, hurler. Mais elle ne pouvait détacher ses yeux de cette forme qui s’approchait d’elle.
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