Matinale
La nuit se passa sans encombre : Imala accepta d’être soignée par Sor’a pendant que Veena s’occupait de Shad, groggy quoiqu’intact de toute blessure physique. Toutes trois rejoignirent leur Arbre-maison. La naissance de Sor’a avait marqué la fin de la vie dans la tanière de Shad, un ourson était beaucoup trop encombrant. Le chêne qui les abritait était tellement vieux que ses racines formèrent, pour un temps, une cavité idéale pour un ourson en pleine croissance. Shad, le loup d’Imala avait accepté de prendre un peu de recul, le temps que l’ourson comprenne le fonctionnement du Lien. Le trio dormait dans les hauteurs, Yick aussi.
Comme tous les matins, Veena se leva à l’aube. Pendant que Yick dormait, elle pouvait faire le point sur la nuit avec son puma Flin avant de rejoindre Kelpi son dernier lié. Pour elle, il était très important d’accorder une attention individuelle à chaque Lié. Elle s’estimait privilégiée et voulait que ses Liés en soient conscients ; qu’ils ne pâtissent pas du lien avec les autres Liés.
Les Yorubeks n’habitaient pas auprès de la grande eau ou du fleuve. C’était la terre des Dourouz, des guerriers peu accueillants envers les étrangers. Pourtant, pour la première fois de mémoire de Yorubeks, Veena s’était liée à un animal de la grande eau. Et cet animal remontait le fleuve chaque matin pour nager avec sa Liée.
En chemin, elle repensa à sa rencontre avec Kelpi. Pour la énième fois, l'adolescente rebelle avait été punie pour avoir tenté de contacter sa grande sœur en plein enseignement. En conséquence, les Matriarches lui avaient donné pour mission de surveiller le fleuve, une tâche peu intéressante car rien ne s'y passait jamais mais une mission suffisamment éloignée de ses soeurs pour qu'elle ne puisse les contacter. Têtue, elle avait décidé de le faire le plus loin possible du village, à la lisière des Terres Dourouz. Chemin faisant, elle s’était remémoré la leçon du chaman sur ce peuple. Les Dourouz lui avaient parus incohérent. Ils se considéraient comme lésés par le fait que les Yorubeks aient la possibilité de se lier aux trois éléments Eau Air et Terre alors que chez eux la quasi-totalité des liens étaient offerts par un animal issu de l'eau. En même temps, de mémoire de chaman, chaque fois que l'un d'eux s'était lié à un autre élément, il avait été poussé à quitter son village. Quel peuple étrange avait-elle eu le temps de penser avant de poser ses yeux sur l’immense ruban d’eau tumultueuse : le fleuve.
A peine l'avait-elle scruté que son cœur avait bondi; une forme blanche approchait fendant les flots. Son cœur tempêtant, elle avait couru à travers la forêt. Elle devait voir cette forme de plus près. Son âme le réclamait. Elle s’était jetée à l’eau. Le fleuve était tabou : trop dangereux aux yeux des Yorubeks. Une masse blanche s’était glissée sous la jeune fille emportée par les flots, la main brune de Veena avait agrippé l’aileron blanc et leurs esprits fusionnés en un seul : Veena s’était liée à un Dauphin blanc.
Depuis, Kelpi était l’oxygène de Veena. Si Imala se perdait parfois à l’orée des mondes que son esprit entrevoyait (heureusement guidée par ses liés Marv’ et Alya : tortue et chouette, des totems spirituels connectés à la Terre elle-même), si Sor’a accaparée par la Danse et par la beauté de la Vie pouvait oublier de se nourrir (mais Ptor son ours et Silk la loutre n’oubliaient jamais), pour Veena le risque était son émotivité. Elle s’imprégnait des émotions des êtres qui l’entouraient et son empathie avait souvent créé des drames au début de son Lien avec les prédateurs Flin le puma et Yick le faucon.
Kelpi était son ancre. Il lui avait permis de trouver un équilibre entre l'agressivité du chasseur et son empathie naturelle. Son intelligence lui permettait de comprendre intimement sa Liée et sa sérénité apaisait durablement les dégâts qu’occasionnaient le quotidien dans une communauté (sans parler du lien entre les Trois) pour un être trop réceptif.
Ce matin-là, Kelpi était inquiet. Il ne pouvait pas le cacher à Veena, même sans empathie, le Lien entre eux était si fort que les émotions et les sentiments de l'un étaient limpides pour l’autre. Un échange de pensée à une vitesse vertigineuse commença dès que Veena pu le ‘toucher’.
- Les Dourouz ont été attaqués émit Kelpi
- Comme souvent. Ce n’est pas la cause de ton inquiétude même si certains sont liés à des membres de ta tribu répondit Veena
- Tu es ma seule tribu Veen’
- Oui, je sais. Les dauphins blancs vivent très loin dans la Grande Eau. Tu les as abandonnés pour moi…Tu sais très bien ce que je veux dire : d’autres espèces de dauphins, que tu fréquentes régulièrement, sont liés à des Dourouz
- Aucun de nous ne comprend ce qui les a attaqués. Plusieurs liés Dourouz ont disparu. Leurs liés ne les sentent plus
- Ils sont peut-être trop éloignés : des traqueurs les auront attrapés pour les emmener au loin.
- Tu sais que si c’était le cas les dauphins auraient ressenti ces évènements. Dans l’eau, les Liens portent sur de très longues distances. Je sais par exemple tout de ta traque d’hier.
Veena baissa mentalement la tête.
- Arrête de t’en vouloir ma Liée. Tu ne pouvais pas à la fois être auprès de Flin pour protéger le faon et auprès d’Imala pour que rien ne lui arrive. Par ailleurs, tu es parfaitement consciente, tout comme Imala l’est, que c’est le loup qui a été touché. Est-ce que le ricochet vers Imala était souhaité ou non, cela nous ne le savons pas encore.’
- Tu sous-entends qu’il y avait une volonté sous cette…cette odeur…euh, comment te faire comprendre çà
Kelpi gloussa : « je n’ai pas d’odorat au sens strict mais mon gout est nettement plus développer que celui de ton Flin. Tu n’as pas besoin de me traduire ce sens »
- Tu as dit ce Flin…tu es toujours jaloux ?
- Tu es ma Liée. Te partager, y compris avec tes sœurs, ne me plait pas. En même temps, j’ai toujours su que ma Liée serait importante et donc qu’elle n’appartiendrait pas qu’à moi…
- Arrête de jouer l’ancêtre, on dirait Marv’ Monsieur la tortue qui sait tout à en croire Imala ! Je suis aussi tienne que tu es mien. Et mes liens avec Yick et Flin sont aussi beaux et précieux que le nôtre. Ne peux-tu comprendre que mon esprit ne se divise pas entre vous mais s’enrichit, grandit de vous avoir pour compagnons
Cette discussion moult fois jouée entre eux détendit complètement Veena. Kelpi avait encore réussi.
Après avoir nagé avec Kelpi, Veena repris le chemin de l'arbre-maison. Sor'a s'éveillait doucement. Il faudrait encore du temps avant le lever d'Imala: son besoin de sommeil en aurait fait une Liée parfaite pour un Ours avait-on coutume de plaisanter entre habitants de Voyemont.
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