Le soir venu, leurs affaires prêtes, les filles décidèrent de se mettre en route dès l’aube. « Ah, non Imala ! Tu as dit que je menais alors ne proteste pas. » Alya se posa alors sur l’épaule de sa Liée et regarda fixement Flin tout en communiquant visiblement avec Imala.

« Plan changé » émit Flin

- Euh, Veena. Je te jure que ce n’est pas moi’ commença Imala

- Allez ! Balance ce que t’as dit Alya. Flin m’a prévenu : pourquoi est-ce que ce ne sera pas l’aube ?

- La corneille a transmis des consignes pour nous à ma belle de nuit. Nous ne pouvons voyager que tant que le soleil éclaire le sous-bois.

- Mais ça va rallonger notre absence, grogna Sor’a

- Et ce n’est pas tout. Chacune de nous ne pourra être accompagnée de plus d’un Lié à la fois.

- Donc le chaman craint que ce qui a attaqué le faon s’en prenne à nous, répondit Veena. Pas de souci, il ne trouvera que de simples Yorubeks. La Chasseresse s’éveillait.

Puis se tournant vers Sor’a :

- Comment va faire Silk si tu portes Urrh pour la nuit (difficile de trouver un abri pour un colibri le temps d’un bivouac : Sor’a le gardait au creux de sa veste.) J’imagine que tu avais prévu de la porter de jour ?

-Euh ?

« L’eau est le plus sûr chemin » , émit Marv’. Ce dont Imala informa Veena.

-Bon, ben, il ne nous reste plus qu’à trouver un chemin avec un affluent du fleuve et de le suivre tout du long, dit-elle résignée.

Veena et Flin se concertèrent un certain temps. A leur demande, Veena vérifia deux trois points avec Shad – via Imala - qui s’aventurait régulièrement au-delà des limites de son territoire.

Tout fut décidé : Urrh et Shad (diurne sans problèmes) voyageraient de concert avec les sœurs. Les nocturnes (Flin, Alya et Silk) les rattraperaient à chaque nuit sans trop s’approcher.

Marv’ passerait par des rivières souterraines à partir de la grotte qu’il habitait et rejoindrait Kelpi. Le 2e jour, elles feraient leur entrée à Greywater avec leurs liés aquatiques.

A part les consignes étranges et scrupuleusement respectées, le voyage se déroula sans anicroche. Les filles avaient l’habitude de partir chasser un ou deux jours. Bien sûr le fait que Yick et Ptor ne puissent venir attristaient Veena et Sor’a, d’autant que le lien serait distendu…

Elles firent halte sur les berges du fleuve, bien en amont de Greywater qui était à un jour de marche de son embouchure. Elles y retrouvèrent un Marv’ impénétrable comme toujours, une Silk aussi joyeuse que Sor’a de ses retrouvailles et un Kelpi oubliant sa réserve ‘princière’ à la joie de passer quelques jours et non quelques heures avec sa Liée.

Flin presque endormi à l’ombre d’un taillis grogna et émit pour Veena « Bon…Plouf est content de voir sa Liée mais est-ce qu’il peut arrêter de caqueter »

-On s’en va Flin. Dors bien…répondit Veena

Kelpi s’insurgea en privé : « Tu ne lui fais la leçon sur la jalousie à lui ! »

-les pumas sont territoriaux et je suis son territoire. C’est dans sa nature.

Kelpi plongea et ressortit en arrosant copieusement les Trois.

- Veena, on est obligé de pâtir des scènes de jalousies de Flin et Kelpi ? Qu’est-ce que ça va être le jour où tu vas rencontrer un homme ! rigola Sor’a

Veena répondit par un haussement d’épaule et se mit en route le long du fleuve. Veena et Imala occultaient toujours cette partie de leurs vies. Sor’a plus jeune et terriblement enthousiaste n’attendait que çà : voir ses sœurs minauder pour des hommes comme certaines bécasses de Voyemont.

***

Juste avant l’entrée du village, elles aperçurent un jeune homme assis sur une roche, face à un arbre, qui dodelinait de la tête. Il ne répondit pas à leur salut.

'Vide' émit Kelpi au moment où un jeune dauphin gris le rejoignit. Les sœurs comprirent alors qu’il s’agissait de l’un des Déliés.

Le chaman bleu les attendait. Juste derrière lui, devant de tipis recouvert de peau teintées de gris et de bleu des Dourouz les observaient mine de rien et murmuraient

- quel trio mal assorti, murmurait l’un

- comment ont elles fait pour obtenir de tels Liés, disaient d’autres certains avec respect, d’autre avec envie, en voyant une belle loutre sur l’épaule de cette jeune femme acajou, une énorme tortue sur la berge qui regardait la femme la plus pâle et surtout un grand dauphin blanc jaillissant du fleuve et se tenant sur sa queue pour la femme la plus brune. Veena pinça les lèvres devant la mesquinerie qui l’entourait.

Comme tout Yorubek, le chaman savait qui était les sœurs et c’est avec respect qu’il les escorta traversant le village pour se rendre à l’écart, vers sa hutte de chaman. La majorité des habitants de Greywater appréciait son chaman et, le respect qu’il leur inspirait ressortait plus à l’intérieur du village que la mesquinerie des curieux de l’entrée. Veena se détendit imperceptiblement. Imala et Sor’a également.

La hutte du chaman de Greywater aurait pu être la jumelle de celle de Voyemont sauf pour l’odeur et la couleur : l’odeur d’algue séchée était entêtante et les parois étaient badigeonnées de bleu. Seul trois bandes sur la porte rappelaient que le chaman travaillait avec les trois éléments. Il leur fit signe d’entrer.

Au bout de quelques minutes de discussions, Veena résuma :

- Cinq liés (deux femmes, trois hommes) dont trois à des dauphins ont perdus leurs liens dans la semaine. L’une d’eux a perdu la tête et disparue, un autre à tenter de rejoindre son Lié dans le fleuve alors que celui-ci ne l’entendait pas : le fleuve l’a pris. Je comprends mieux pourquoi il est tabou.

- C’est exact. Le chaman de Voyemont a dit qu’il consulterait les Esprits pendant votre voyage et que la Liée de l’Air de l’Ainée recevrait des instructions grâce à…étrangement un faucon. Pourtant la dernière fois que je l’ai vu votre chaman était lié à une corneille…

- Mon Lié de l’Air est un faucon, intervint Veena, c’est lui transmettra à la chouette d’Imala (avec mouvement du menton vers sa sœur). Quand ? (Euh, Veena…la diplomatie, tu te rappelles…émit Imala) Je voulais dire : merci chaman. Que pouvons-nous faire en attendant ?

-Nos liés de l’Air sont vraiment des merveilles dit-il en regardant avec une évidente affection le pélican posté à l’entrée de la hutte. Leurs capacités à partager, par choix, des informations inter-espèces ne cessent de me stupéfier. Excusez-moi, je m’égare. Je vais rassembler les Déliés, vous voudrez sans doute les observer. Les matriarches de Greywater souhaiteraient également vous rencontrer.

‘Je propose qu’on se débarrasse des Matriarches avant que la « diplomatie » de Veena ne fonde comme neige au printemps, émit Sor’a

-Mal élevée, rétorqua Imala avec un froncement de sourcil.

Veena proposa donc, avec un flegme qui mériterait plus tard les louanges de ses sœurs :

- Nous souhaiterions avoir le temps de nous entretenir avec nos Liés.

Au regard interrogateur du chaman bleu, elle ajouta :

-Oui. Tous ceux qui sont là, sachant que tous n’ont pas pu nous accompagner. Pourriez-vous nous indiquer où ce rassemblement vous semble possible ? Par ailleurs, si les matriarches Dourouz ressemblent à celles des yorubeks, j’imagine qu’elles voudront (‘nous exhiber’ pensa-t-elle pour ses sœurs ; ‘nous présenter est plus diplomatique chère sœur’ lui enjoignit Imala) nous présenter aux autres membres de la communauté de Greywater lors du repas de la mi-journée et nous interroger par la suite ‘en pensant qu’un ventre rebondit alourdit l’esprit’.

Le chaman confirma et proposa aux sœurs de profiter d’un étang à dix minutes de marche puis de venir observer les Déliés près d’une crique où son pélican les mènerait avant le déjeuner effectivement public.

Une fois que les Trois furent à l’étang et nues dans l’eau (Shad surveillait le périmètre), elles firent ce que font toutes sœurs : elles commentèrent, médirent et éclatèrent de rires. Kelpi n’avait pas pu se joindre à elles car le bras d’eau approvisionnant l’étang quoique large n’était pas assez profond. Marv’ les rejoignit après quelque temps car il dut marcher quelques mètres ce qu’il n’appréciait guère.

-Certes la tortue peut se déplacer sur Terre. Cependant la tortue aquatique est faite pour l’eau, bougonnait-il en s’immergeant dans l’étang.

C’était fête : il était rare que Silk et Marv’ puissent se baigner ensemble et avec leurs Liées, et avec Kelpi si proche et leurs joies si vraies, Veena n’était pas en reste pour les éclaboussures et fous rires. Un peu de détente avant la bataille. Urrh seul n’appréciât pas : il se prit une gerbe d’eau sur sa petite tête. Veena sourit en coin. Yick salua son geste.

Une fois l’énergie consommée, les corps détendus, les filles se séchèrent en réfléchissant à la suite. Imala convint avec Veena qu’elle soufflerait les ronds de jambes nécessaires pour ne pas tomber dans les griffes des Matriarches (et toutes deux s’exprimaient de la même manière lorsqu’elles étaient à Voyemont, puisque les Matriarches s’enquéraient de leur désir ou non de devenir Gardiennes de Vie) Pour les Déliés, aucun plan n’était envisageable tant que chacune d’elle ne les aurait pas observés avec leurs dons respectifs.

***

En revenant vers le village, elles prirent le temps d’étudier son peuple : en dehors de cette monochromie blanche de peau et bleu de tresse de liage, elles auraient pu être dans un village Yorubeks près d’un lac. Veena ne sentait plus l’acidité brutale qui les avait accueillies et se dit que des membres plus ou moins bienveillants existaient aussi à Voyemont. Les filets de pêche étaient omniprésents, les Liés de l’eau mobiles sur le sol aussi tel castor, ragondins, des tortues de tailles variées (mais aucune aussi imposante que Marv’) et une loutre avec laquelle Silk courut jouer à la façon des loutres.

- C’est monotone, se dirent Sor’a et Veena.

- Soyez ouverte les filles. La façon de vivre de ce peuple nous apprendra peut-être quelque chose d’utile pour plus tard’ vint d’Imala

- Rabat-joie, dirent d’une voix ses cadettes