Veena
Un temps d’arrêt, d’écoute. Un signe. Une odeur ténue montant du sol, entre un robuste chêne et un frêne courbé. La chasse reprend. Nourrir est la seule mission du jour. La chasseresse est libre de son choix.
Avant l’aube, elle a dépassé la maison des matriarches pour s’enfoncer dans la forêt qui couvre le mont auquel le village doit son nom. Elle a marché les sens en alerte, suivi l’instinct de Flin, son Lié puma. Depuis deux heures le village est dans son dos caché par le mont verdoyant.
Le jour levant l’obscurité du sous-bois, Flin se glisse silencieusement à ses côtés. Sa main trouve son flanc et s’y pose un court instant. Dors bien mon ami. Merci. L’animal s’éloigne après s’être frotté un instant à sa cuisse.
Suivant les indications de son Lié terrestre, Veena se dirige vers l’ouest, vers les lieux de la forêt que le soleil peine encore à atteindre. L’odeur humée par Flin est franche : un sanglier blessé se terre quelque part. Il sera la cible du jour. Pour que sa souffrance ne dure pas, pour que sa douleur ne mette aucun habitant de la forêt en danger.
Suffisamment proche désormais, Veena perçoit une douleur sans mot. La douleur d’un animal. Elle écarte délicatement les branches et s'enfonce dans le taillis. Cernée de bois et de feuilles, l’image aérienne que lui transmet Yick n’est pas encore sienne. La dernière branche écartée, la clairière se dévoile. Le sanglier est là. En appui sur un chêne échoué, il n’utilise que trois pattes. La dernière est dénudée, l’os visible est fracturé et les chairs meurtries suintent. Pour un autre animal, Sor’a aurait peut-être testé ses talents de soigneuse afin de réparer cet accident de la vie. Pour un sanglier, la douleur est une porte vers la folie et la fureur. Une seule solution existe.
Celui-ci n’en est encore qu’à la fatigue. Il n’a pas encore compris. Il ne sait pas que son esprit va basculer. Son instinct l’a néanmoins poussé à s’éloigner de la harde.
Veena sort du fourré sans bruit. Elle observe le sanglier. Ses défenses sont imposantes, son corps massif. Un sanglier d’un grand âge. Elle devra l’abattre en une fois où il se retournera contre elle. Sa poitrine se soulève rapidement, il tente de juguler la douleur.
Veena attrape son arc blanc, y tend la corde la plus rigide et se saisit d'une flèche épaisse qu’elle fiche dans le sol à ses côtés. Elle positionne une seconde flèche, prend son temps pour bien ramener son bras en arrière. Les doigts étirant la corde ne sont pas crispés, ses épaules sont prêtes à agir, sans tension excessive. Elle va libérer le sanglier. Une seconde avant qu'elle ne décoche, celui-ci relève la tête. A une distance de plusieurs mètres, sans vent pour le prévenir, il a perçu Veena, d’instinct. Il l’observe et offre son flanc d’un infime mouvement. La flèche pénètre profondément. La douleur irradie son regard et avant que la fureur ne le jette à l’attaque, la flèche suivante s’enfonce à côté de la première, légèrement plus à gauche, en droite ligne avec ses poumons et son cœur. La masse grise s’effondre. Pendant que les soubresauts l’agitent, le cri du rapace retentit. Kî-kî-kî. Son exaltation submerge un instant les sens de Veena.
Le faucon pèlerin se pose sur le bras tendu de Veena, ses serres s’enfoncent dans le cuir renforcé qui l’entoure. Il penche la tête en regardant sa Liée. ‘Il est libre désormais et sa viande renforcera les Yorubeks. Merci Yick. Tes indications étaient précises comme toujours. Je ne saurais chasser sans Flin ou sans ton aide. Maintenant il faut que tu ailles à la hutte de Darik pour m’amener des hommes capables de porter cette bête au village. Je vais veiller son corps pour que d’autres prédateurs ne s’en emparent pas. Cette proie est nôtre.’
Durant une heure, Veena veille sur sa prise. Le kek-kek-kek de son faucon l’invite à lever la tête vers le ciel à temps pour observer l’arrivée d’une corneille dépenaillée d’un noir tirant sur le bleu. Celle-ci se pose sur une souche au milieu de la clairière et la fixe de manière insistante. Veena contacte Yick.
‘Peux-tu informer la corneille que j’ai perçu son attente et que nous répondrons à l’invitation de son Lié, notre chaman.’
La corneille salue de la tête avant de prendre son envol.
Veena lève la main bien haut puis lance la lamelle de foie qu’elle a pris soin de prélever pour Yick. Il fond sur la pièce savoureuse et l’engloutit.
‘Je vais encore avoir besoin de toi mon ami : Pourrais-tu passer prévenir mes sœurs. Je te rejoins dès que les villageois arrivent.’
Un cri salue son message. Yick effectue un cercle au-dessus de la clairière avant de filer vers le village de Voyemont.
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