De l'autre côté
Finalement, en pouvant être totalement libre dans un monde où les autres sont figés, je ressens un immense sentiment de pouvoir. Je peux tout faire, aller où je veux, mes ressources sont illimitées! Et si toute la planète était désormais mon nouveau terrain de jeu?
C'est tellement génial cette sensation. Je me souviens avoir tellement voulu la paix que je l'ai l'impression de l'avoir trouvée. Je n'ai plus à supporter le moindre bruit, qui que ce soit pour régir mes journées. Je n'ai plus à me préoccuper des autres. C'était un peu trop pesant ces derniers temps.
Mes parents sont sans arrêt préoccupés par le restaurant, savoir s'ils vont pouvoir continuer l'activité dans la ville alors que la concurrence se multiplie. On annonce même une brasserie de l'autre côté de la rue...S'ils ne parviennent pas rapidement à redresser la barre, ça va devenir compliqué pour tout le monde. Je ne ferais pas ça, moi, travailler avec ma femme. Le jour où l'affaire coule, tout coule. Pas évident. C'est en les entendant parler tout le temps de nos problèmes d'argent que j'ai décidé d'arrêter les cours pour trouver un job. Cette situation est quand même totalement injuste! Travailler pendant 20 ans, satisfaire quasiment tous les jours sa clientèle pour voir les gens se précipiter sur des produits industriels, même pas bons pour la santé...Mes parents ont toujours veillé à la qualité de leurs produits, à prendre le temps de cuisiner...Ils me disent toujours que c'est important de bien manger, c'est à la base de nos besoins. Ils m'engueulent chaque fois que je saute un repas parce que je n'ai pas faim ou que je dois faire autre chose. Sont super attentionnés, c'est pour ça que je veux aider. Si je leur en parlais, de les aider et tout et tous, c'est certain qu'ils refuseraient. Ils me diraient que je ne dois pas gacher mon avenir, qu'il est important de poursuivre mes études, la preuve, eux, ont du monter leur affaire et aujourd'hui, ils ne savent pas comment s'en sortir, etc.
Toutes les discussions à la maison tournent autour de ça. Ils sont tellement pris dans leur angoisse de perdre le restaurant qu'ils n'ont même pas remarqué à quel point Laura a changé. Elle est hyper secrète ma soeur. Par contre, ses derniers temps, j'ai remarqué qu'elle avait vachement changé, physiquement, je veux dire. Dans la salle de bains, depuis plusieurs semaines, on peut voir dans la poubelle des touffes de ses cheveux noirs par pans entiers, comme s'ils se détachaient tous seuls. J'étais tellement inquiet que j'ai fouillé son portable. C'est dingue d'ailleurs le nombre de trucs qu'on peut trouver rien qu'en entrant dans le téléphone de quelqu'un. C'est comme ça que j'ai appris qu'elle s'intéresse aux arts martiaux et qu'elle fait même partie d'une groupe privé sur Facebook là dessus. C'est marrant, parce que ma soeur est plutôt du genre à ne faire aucun sport. Peut-être qu'elle a un copain qui pratique? Je n'en sais rien. Ce qui m'intéresse, c'est surtout de savoir s'il y a quelque chose qui ne va pas. Bien évidemment, je lui ai posé la question mais la réponse a été celle à laquelle je m'attendais : "Ben oui, pourquoi?
- Parce que j'ai l'impression que t'es un peu stressée en ce moment, comme si t'étais préoccupée par un truc, je ne sais pas.
- Evidemment, que je suis préoccupée. Tu entends Papa et Maman avec leur histoire de restaurant, toi qui devient de plus en plus secret...
- Comment ça, moi? On parle de toi là!
- Ben moi ça va, je te dis!
- T'as un mec?
- En quoi ça te regarde? Et toi, t'as quelqu'un? Parce que tu passes tellement de temps avec ton chat qu'on dirait que t'as oublié d'être cool avec les autres.
- Ben, je suis cool, je te demande si tout va bien, c'est tout.
- Je suis fatiguée en ce moment, entre les cours, l'ambiance à la maison, mes copines, tout ça...
- OK. Mais si t'as un truc qui va pas, tu viens m'en parler? Je suis ton grand frère, tu peux me parler de toute, surtout quand les parents se prennent trop la tête..
- T'inquiètes, je gère!"
J'avais fini par la laisser tranquille. Elle savait qu'elle pouvait venir vers moi. Mais je n'arrivais pas à m'enlever de la date que quelque chose clochait, alors j'ai revérifié son portable. C'est pas trop, je sais, mais il fallait bien que je sache.
Je n'aurai pas du faire ça. Dans ses messages, elle a parlé de moi à Sonia, de notre conversation. Sonia, sa meilleure amie lui disait alors "que je lui faisais trop pitié". Laura surenchérissait en lui répondant que je n'étais qu'un "bouffon".
Alors que je m'inquiétais pour elle, elle ne me renvoyait que son mépris. Elle comme beaucoup d'autres d'ailleurs.
Mes parents ne se sont même pas aperçus que j'ai arrêté les cours. Depuis que je suis à la fac, plus personne ne se préoccupe de savoir si je loupe un cours, même pas les gens avec qui j'ai passé tout mon temps lorsque j'étais au lycée. Désormais, ce sont les couples qui s'imposent et pour mes potes qui sont célibataires, collectionner les filles est devenu une obsession. Moi, ce n'est pas ce que je recherche et je ne vais pas me plier à leur délire. ça peut paraître bizarre, mais j'ai juste envie d'être tranquille. Que l'on arrête de me dire ce que je dois, comment devrait être ma vie, que l'on arrête de me demander de tout planifier pour les 25 prochaines années. Parce que je ne vais pas y arriver. Parfois, ma tête bourdonne tellement que j'ai l'impression qu'elle va exploser. Je ressens comme une rage qui s'accumule en moi, sur le point d'imploser. J'ai envie de silence, de pause, que tout s'arrête de tourner sans arrêt. Aller plus vite, aller plus loin, sans cesse se dépasser. Mais moi, je n'ai pas envie de suivre le flot continu. J'ai envie d'être lent, de prendre le temps, de contempler, de rêver. Seule ma volonté peut m'y conduire. J'ai atteint mon but. Tout est arrêté, ma conscience ne sert plus à rien. J'ai enfin pris en main le cours de ma vie. Papa, Maman, soyez fiers de moi. Laura, je te lâche pour toujours. Quant à vous, les autres, soyez réduits au silence. Vos paroles ne servent plus à rien. Elles n'ont jamais servi à rien.
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