Pouvoir et ambition
Des ennemis, tous des ennemis.
La duchesse Matilda Di Canossa de Toscane restait stoïque sur son siège. Ses doigts aux ongles finement entretenus caressaient de façon possessive le velours couleur émeraude des accoudoirs tandis qu’elle observait ses conseillers s’affronter, tels de jeunes coqs. Etant toujours célibataire et encore jeune, elle attisait les ambitions, tant sur ses propres terres qu’à l’étranger.
De part et d’autre de la grande table taillée dans du bois précieux, les cinq hommes se disputaient la parole, comme si crier plus fort que leur voisin allait donner plus de valeur à ses yeux. L’aumônier de cour quêta son assentiment après avoir lancé une remarque piquante au maître espion.
Imbécile.
Elle se contenta de l’ignorer en reprenant une gorgée de vin. Les précédents sujets clos, il ne restait que l’épineuse question des redevances bourgeoises. A sa gauche, Donno Dela Male, son intendant, tapa soudain du poing sur la table.
- Avec tout mon respect, seigneur Rossi, nous ne pouvons pas simplement doubler l’impôt pour les beaux yeux de la duchesse. Ils refuseront de payer, ou pire, fomenterons une révolte !
- Vous devriez sortir plus souvent votre nez gras de vos livres poussiéreux, soupira Rossi. Donnons-leur d’une main pour leur prendre de l’autre, et ils plieront en nous remerciant.
Matilda haussa un sourcil interrogateur. Son maréchal avait l’esprit aussi acéré que sa lame, mais elle n’aimait pas quand il s’exprimait par énigmes et métaphores.
- Explicitez-vous, dit-elle sans ambage.
- Écrasons-les de taxes et, en contrepartie, laissons leurs fils à la maison et leurs serfs aux champs.
Le vétéran croisa les bras sans rien ajouter de plus. La dispute repartit de plus belle, les autres membres du conseil refusaient de se voir perdre une partie de leurs pouvoirs.
Matilda ne les écoutait plus. Elle s’était levée et observait la cité de Florence par une ouverture dans le mur. La proposition lui plaisait. Il était acté que les vassaux devaient fournir or et soldats, mais, les villes ne levaient que peu de troupes, souvent des fermiers mal armés et désorganisés. Lors d’un affrontement, ils servaient essentiellement durant les phases d'escarmouches pour forcer l’ennemi à venir au contact, là où résidait la véritable force des armées italiennes : les piquiers et leur redoutable formation en schiltron.
Une coupe vola dans son dos. Elle soupira en laissant son regard errer en contrebas. Au niveau du corps de garde de l’enceinte entourant sa demeure, plusieurs hommes d’arme régulaient le passage. De riches marchands essayaient d’entrer, dans l’espoir de lui présenter des bijoux ou autres objets précieux venus d’Europe, d’Afrique ou d’Asie. Un sourire orgueilleux naquit sur son visage. Matilda se savait puissante et elle n’hésitait pas à en profiter. Avec le soleil qui avançait à l’Ouest, l’ombre du palais recouvrit les portes d’entrée. L’un des piquiers à l’entrée leva les yeux, croisa ceux de sa duchesse. Même de loin, Matilda put admirer des yeux d’un bleu envoûtant. Le soldat détourna vite le regard et carra les épaules. Matilda cacha un autre sourire derrière un éventail, elle adorait voir la crainte dans les yeux de ses gens.
La situation autour de la table de commandement n’avait pas avancé d’un pas. Après tout, elle seule pouvait prendre une décision, elle s’en était assurée. Elle attrapa le regard du maréchal et approuva d’un rapide signe de la tête avant de totalement se désintéresser de la situation.
- Faites comme bon vous semble, seigneur Rossi.
Elle quitta la pièce sans plus attendre, l’odeur de sueur émanant de ses conseillers la répugnait. Escortée de sa garde personnelle, elle traversa le château vers ses appartements. Sur son chemin, serviteurs et vassaux s’inclinèrent en signe de respect.
En ce début d’année 1076, le duché de Toscane était l’un des plus puissants vassaux du Kaiser Heinrich IV du saint empire romain germanique, avec la Bohême et la Saxe. Elle n’aimait pas son empereur, elle le détestait même. Mais, qui oserait braver son autorité ? Chaque membre de l’empire était libre de ses actions, tant qu’il payait l’impôt et fournissait des troupes au Kaiser. Elle voulait prendre son indépendance, elle voulait… tout ! Il lui fallait des alliés. Une révolte germanique n’était pas envisageable. Elle pensait à un mariage et jetait un regard à sa poitrine, jurant tout bas. Quelle poisse, elle aurait préféré naître homme. Aucun seigneur égal à son rang n’acceptera un mariage matrilinéaire. Atteindre ses objectifs au prix de sa lignée ? Qu’en dirait son père qui l’avait défendue corps et âme face aux manigances des autres Lords, allant assurer devant l’empereur en personne, l’homme le plus puissant des royaumes chrétiens, de son aptitude à gouverner la Toscane en son nom ?
Elle se souvenait de la dernière venue du couple impérial à Florence. Matilda avait fait bonne figure devant l’empereur, un homme vieillissant, mais toujours alerte. Elle lui avait préféré la compagnie de la Kaiserin, une gentille dame de son âge au doux accent français. Elles avaient beaucoup discuté. Après tout, elles étaient les deux femmes les plus puissantes de l’empire. Bertha lui avait parlé du jeune roi de France, Philippe. De multiples complots menaçaient son pouvoir vacillant, mais il s’était entouré de conseillers efficaces qui dirigeaient le royaume en son nom. Ce serait une cruelle insulte d’échouer là où un enfant tenait si bien le choc.
Perdue dans ses pensées, elle réalisa qu’elle était arrivée. En pénétrant les lieux, son regard tomba sur l’aigle impérial trônant au-dessus de la cheminée, un ‘’cadeau’’ impérial. Son ombre planera toujours sur sa descendance, à moins qu’elle ne modifie sa destinée. Un défi de taille, digne d’elle ! Elle congédia sa garde et se retrouva seule. D’un soupir d’aise, elle se dévêtit, abandonnant plusieurs kilos de vêtements à ses pieds. Elle pénétra dans la salle d’eau en claquant des mains. Aussitôt, Ellie, sa fidèle servante et confidente, fit son apparition. Les deux femmes échangèrent un regard complice, il n’y avait qu’avec elle que Matilda pouvait se relâcher. Ellie se mit à lui masser les épaules alors qu’elle plongeait ses pieds dans de l’eau fraîche.
De grands défis et beaucoup de travail en perspective. Il lui tardait d’être déjà demain.
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