Pseudo : Un autre Vicomte Bidon - Titre: Les étoiles égarées
La nuit, le garçon grimace en silence.
Dans ses draps usés, il se débat face à ses songes qui le hantent et le retiennent prisonnier. Chaque nuit, il frappe l’air de ses petits poings squelettiques et cherche à échapper aux fantômes qui s’infiltrent sous ses paupières férocement serrées.
Parfois, il chasse ses couvertures d’un grand coup de pied ou se protège de ses dix doigts grand ouverts. D’autres, il pleure des larmes qui tracent des sillons humides sur ses joues blanchies de terreur, mais sans bruit. Jamais.
Le jour, elle ne voit de la lumière qu’une noirceur infinie.
Du fond de sa cellule, entassée parmi d’autres étoiles d’une génération décimée, elle pense à son petit garçon abandonné. Ses yeux lui piquent, plein de ses paupières explosées et d’ecchymoses violacées. Hier semble poussière d’aujourd’hui et elle se persuade que rien n’effacera ses courts doigts dans sa main. Les mouvements autour d’elle l’incitent à se lever, le bâton dans ses côtes la pousse au-dehors et le sifflement du train la fait pâlir.
Sans un mot, elle pleure l’envol des âmes.
Sous les caprices pluvieux de l’est, autrefois lui paraît bien loin.
Du sommet d’un amas de terre épaisse, il guette la fine langue ferrée qui serpente entre les collines. Il sent que le temps effiloche ses souvenirs et il s’effraye de n’apercevoir que des embruns de son existence d’avant. Il se raccroche aux visages, les abrites en son sein, se noie dans le bonheur des sourires qui s’évanouissent et qu’il espère en sécurité.
Dans ses mains, le fusil pèse le poids d’une vie et à la vue de la locomotive qui naît d’entre les rondeurs, l’arme s’excite puis le domine. Il tire sans hésitation, un silence déchirant dans les oreilles.
Les doigts de l’aube se déploient pour guider le garçon.
Il laisse sécurité derrière lui, mais s’accompagne d’espoir et de courage. Il se convainc qu’elle n’est pas partie, pas comme ça, pas sans lui. Parce qu’il ne sait pas. Parce qu’elle ne voulait pas.
Il voit les devantures masquées sous les grilles de fer, des familles entières allongées sur la chaussée, les visages fermés et les regards perdus. Espérait-elle trouver Ailleurs ? Loin ou Mieux ?
Sans lui ?
Les premiers tirs tonnent comme des canons et le train décélère.
Dans le wagon des femmes, les allures se relèvent et l’espoir qu’on croyait enterré vient susurrer aux oreilles tendues. En une seconde, deux des trois gardiens se retrouvent dépouillés de leurs armements et le dernier se retranche dans un coin. Il s’accroche à son fusil comme on s’agrippe à la vie, prémuni de deux grandes mirettes effrayées, sa jeunesse dégoulinant de son uniforme qui l’étouffe. Dans le même instant, les prisonnières les plus vives s’attaquent aux ouvertures et dans le rectangle des portes ouvertes viennent se dessiner une fuite alléchante. Elle pense à eux deux, et s’agite à son tour.
Ses oreilles font échos aux mouvements des fugitives que ses yeux éteints ne parviennent pas à saisir. Elle tâtonne. Chute. Avance. Se relève.
Face à l’obscurité, elle tient bon.
Tour à tour, les murmures du vent l’enivrent puis le calment.
Le train éventré abandonne sa course folle dans un râle strident qui peine à couvrir les cris des premières dames à se jeter dehors. Adroit, il se précipite dans le premier wagon à sa portée. Là, deux pantins désarticulés s’enlacent pour l’éternité, tandis qu’un troisième, pétrifié, menace d’un bâton de feu tremblant la créature qui s’approche en agrippant de ses doigts fins les aspérités du métal. Il ne peut détacher ses yeux de ces mains-là, n’y crois pas, voudrait jurer, se glace d’effroi, hurle intérieurement, maudit tour à tour le monde, puis le destin, la voit hagarde, se rappelle son petit gars et s’élance.
À ses côtés, l’arme repue se balance vers le sol ; devant lui, une étoile vermeille crève le cœur du jeune soldat.
Elle rayonne. Dans sa main, il presse la sienne.
Autour de lui, les gamins du quartier s’agitent.
Les rumeurs folles s’amusent dans les vastes bouches et les menues oreilles. Elles bruissent en confusion, s’élancent de tête en tête, font la part belle aux peurs, elles agacent les magnifiques uniformes militaires : de là où l’on ne revient pas, certains s’en retournent.
Il aimerait voir ces légendes, apprendre leur nom, les toucher, goûter leurs histoires alors, il les incarne. Les bourdonnements sauvages se transforment en jeux. On est tour à tour soldat, évadé ou sauveteur. On se cache, on se défie, on court, mais surtout on respire la liberté. On s’en imprègne. Lui et tous les autres s’enivrent jusqu’à ne plus connaître l’oppression.
Près du ciel, du haut des toits, il guette le retour des miraculés.
L’endroit où elle l’a laissé n’est que désillusion.
Elle s’affole de son absence, imagine, craint, aboie, cherche de toute part, soulève, soupèse, sursaute, se roule, voudrait voir. Lui et elle se terrent ; la garde les trace. Partout ils sont légendes, partout on les traite comme des rois, partout ils apportent la lumière. Toutefois, dans le fond des planques, sous les panneaux de bois et les draps usés, le noir les broie.
Bien vite la chasse devient traque et les refuges manquent. Les uns tombent, les autres craignent. Elle et lui se ternissent.
Au crépuscule, les mythes perdent peu à peu en superbe, les bords de l’étau se dressent menaçants et l’air vient à manquer. Pourtant, dans le sombre dédale des personnes égarées, une porte se dérobe et il apparaît. Petit, fragile, décidé.
Elle et ils s’embrassent.
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