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Je m’emparai de mon stylo, y insérai une cartouche d’encre. D’un geste, j’allumai la lampe de bureau puis rejetai mes cheveux derrière mes oreilles. Une longue inspiration emplit mon thorax. J’étais prête. La journée m’accordait enfin son temps, à moi d’en repousser les limites et d’en profiter. Je posai la plume sur le papier… la porte d’entrée claqua. Mes poumons se dégonflèrent dans un bruit de pneu crevé. J’étais maudite. Les minutes à venir ne verraient pas mes premières phrases ni ratures. Qui donc coupait mon élan ? Maman, à dix contre un ! Elle rentrait aux alentours de dix-huit heures de son emploi de secrétaire dans un cabinet médical. Un travail à temps partiel reprit après ma naissance afin de subvenir aux besoins de notre grande famille et surtout des miens. La petite dernière utilisait des couches et buvait du lait en poudre. Les allocs ne couvraient pas les dépenses. Pourtant, la brique sur la table de chevet indiquait 17 h 45. Son avance m’étonna, son patron, le Toubib comme elle le surnommait, n’était pas homme à accorder des facilités. Peut-être l’avait-elle attendri pour cette date spéciale. J’attendis le « c’est moi » aiguë, les mains sur les oreilles. Protection dérisoire. Un laps de temps s’écoula, aucun des deux mots ne me parvint. Bizarre ! Je débloquai mes écoutilles, des pas lourds montaient les marches. Papa ! Pari perdu.

Je n’eus pas le réflexe d’esquiver sa charge ni l’envie. Il m’attrapa sous les aisselles et m’arracha à ma chaise. Suspendue dans les airs au bout de deux bras épais, je passai au scanner de ses yeux bleus. Un sourire trancha sa barbe touffue parsemée de poils blancs, il m’attira contre lui. Je serrai fort son cou puis entourai sa taille de mes jambes. Un animal cramponné à son père, à son pilier. Il sentait le métal chauffé au soleil, le ciment, la fatigue mêlée à la puissance. Lui, inspira mon odeur. Il aimait, depuis toujours, à me taquiner sur mon arôme de bébé, mais aujourd’hui, je basculai. Il chuchota :

— Te voilà une presque femme ! Belle comme un cœur, plus forte qu’un roc, aussi obstinée qu’une mule. Bientôt, tu seras libre, l’air t’enviera, ta caboche de bois t’ouvrira l’horizon. Je sais que tu y feras de grandes choses.

« Bientôt, tu seras libre ». Ces mots me percèrent. Une autre dimension se profilait, proche pour eux, éloignée pour moi. Trois ans d’études au lycée barraient ma piste d’envol. Je l’espérai cette nouvelle phase, toutefois la bête, encore agrippée à son protecteur, la redoutai. Son passage signifierait une indépendance accrue, mais aussi un saut dans le vide. Drôles de sentiments mitigés à l’encontre de cette liberté, je m’estimai trop jeune.

— J’essayerai, papa.

Il me posa sur la chaise et regarda mon carnet.

— Je t’ai interrompu. Tu allais te lancer dans une de tes histoires peuplées de monstres en tous genres ?

Tiens donc, comment savait-il pour mes personnages disgracieux et abominables ? Une piste sur mon lecteur potentiel s’ouvrait enfin. J’enfilai mon habit d’inspecteur Caro et activai mon air suspicieux.

— C’est toi qui parcours mes feuilles et ne ranges pas au bon endroit ?

— Oups ! Je suis démasqué. Je crains pour mon châtiment !

Mouais ! Pas sûr que sa carcasse tremble longtemps. Déjà il souriait. Il s’assit sur mon lit puis ramassa la boite à meuh. Des hoquets suivis d’un meuglement emplirent la chambre.

— Charlotte, à coup sûr ! se marra-t-il.

Il m’invita à le rejoindre. Je me blottis contre lui.

— Ça m’arrive lorsque tu es à la danse le samedi. Je me faufile, j’ouvre un tiroir et pioche au hasard. Désolé si je ne range pas au bon endroit.

— Ce n’est pas grave, papa. Je ne te transformerai pas en un de mes affreux épouvantails ni t’obligerai à endurer une quelconque torture par mes mots.

Il rit puis posa une bise sur mon crâne.

— Je n’ai pas encore fini de tout lire, attends-toi à d’autres visites. J’aime beaucoup celle des trois cinglées qui partent à la découverte du monde, j’ai pensé à toi et tes copines. Tu comptes la poursuivre.

— C’est ma préférée, mais je bloque sur la fin du dernier chapitre. Ça m’agace aussi de ne pas trouver de titre qui me convienne.

— Tu as une imagination étonnante, je ne m’inquiète pas pour toi, tu solutionneras le problème.

Sans doute un jour !

— Papa, maintenant que tu t’es vendu, on pourra parler de mes écrits ?

— C’est-à-dire ? Pour des améliorations, des conseils ?

— Ce genre de trucs, oui.

— Alors, maman est plus compétente que moi dans ce domaine. Je crois qu’elle te lit aussi en cachette.

Voilà, l’inspecteur Caro avait résolu l’affaire des feuilles volantes. Sans transpirer et sans bouger de sa chambre qui plus était. Les coupables finissaient toujours par cracher le morceau, tout venait à point à qui savait attendre. Cependant, l’indice de l’offrande du matin, gros comme un camion, aurait dû attirer mon attention. Emportée par mon enthousiasme, j’en avais oublié l’enquête. J’étais bonne pour me retrouver sur un rond-point à régler la circulation.

— Moi, je pourrais t’exprimer mon ressenti, reprit-il. J’suis pas assez cultivé pour détecter les fautes d’orthographes et de grammaire.

— Toi, tu es un constructeur ! Tu réalises les rêves des gens pour de vrai.

Papa me serra fort.

— Votre cadeau me fait très plaisir, j’adore le cahier et le stylo !

— Le carnet, c’est une idée de maman, tu n’as pas encore eu le mien.

Je sautais du lit, toute excitée.

— Un deuxième paquet à ouvrir ! C’est quoi ?

— Tu verras tout à l’heure, lorsque tout le monde sera arrivé.

Il mit un doigt devant sa bouche.

— Pas un mot, je n’ai rien dit.

Je fis non de la tête.

Une fête en mon honneur ! Ce n’est pas ce soir que je noircirais des pages.

De nouveau, la porte d’entrée claqua. Un « c’est moi » plus long qu’à l’accoutumée se répercuta contre les murs. Papa mima un tremblement de terre, je retins un rire explosif. Nous descendîmes accueillir maman. Elle posait un gâteau sur la table de la cuisine au moment où je déboulai dans ses jambes. Une énorme Forêt-noire faillit s’étaler, trois cerises roulèrent sur la nappe. Maman grinça des dents.

— Caro, fais attention, bon sang ! Un peu plus, et pas de dessert pour ce soir !

Inenvisageable, j’adorai la génoise, le chocolat et la crème chantilly. J’attrapai les fruits tombés et les engloutis.

— Bas les pattes, fripouille !

Un tantinet atonique l’admonestation.

— Il est gros pour trois, non ? demandai-je innocemment.

Elle jeta un regard de travers à papa.

Les mamies et papys, à mon étonnement, avaient fait le voyage du sud-ouest. Ces cachottiers, arrivés l’avant-veille, dormaient à l’hôtel. Ils pétaient la forme. Nos chemins ne se croisaient qu’une à deux fois l’an pendant les grandes vacances, leur présence réchauffait mon cœur. Je me pendis à leur cou. Ils avouèrent m’avoir suivie ce matin alors que j’allais à l’école et ce soir au moment où j’en revenais. Heureusement que Kylian ne me coursait pas ! Ils débarquèrent accompagnés par Claudio, Paulette sa copine, Livio et les jumeaux. Seule Maxine, retenue par ses examens de licence de lettres, ne vint pas. La future prof de français, espérait-elle, trimait comme une dingo pour finir major de sa promo. Elle téléphona en PCV dans la soirée, nous discutâmes un moment. De tout bord les cadeaux foisonnèrent. Des vêtements, un maillot de bain, une écharpe, un manteau. Rien ne manquait pour passer l’été, l’hiver aussi. Noël pouvait se rhabiller. Puis, papa me tendit le sien.

Je soupesai le petit paquet, essayant de deviner son contenu. J’émis plusieurs hypothèses. Sans certitude, je déballai le carton. Ma bouche forma un cercle dont aucun mot ne s’échappa. Papa avait cassé sa tirelire et vidé son compte en banque ! Je saisis le clin d’œil de Sylvie et son « t’auras qu’à t’en acheter un ». Elle était de mèche avec mon père. Je serrais un Walkman. J’explosai de joie.

La Forêt-noire consommée, mamie Lulu attrapa des caramels de sa confection, papy Auguste sortit d’un panier une Grappa qui déchaussa le dentier de papy Théobert, mamie Rose but un café à réveiller les morts. Les vieux déroulaient leur vie sous les regards amusés de leurs enfants et progénitures. Moi, je les scrutai, m’imprégnant de leur visage ridé, de leurs mains aux doigts tordus, des mimiques de chacun. Les vacances approchaient, je passerai deux semaines chez eux, comme tous les étés d’aussi loin que je me souvenais. Ces temps heureux, dans la fournaise lot-et-garonnaise, me manquaient. Je ne savais pas encore qu’un jour, les lignes de mon cahier porteraient les destinées incroyables dont ils furent les acteurs.

La soirée partagea rire et chansons, calme et tohu-bohu. Claudio et Paulette se bécotaient, Tonino et Roberto racontaient des blagues à se tordre, papa et maman, main unie, profitaient de chaque instant, les vieux somnolaient. Du perchoir de ma chaise de chef de table, je gravai dans ma mémoire ce Polaroïd. Chacun regagna ses pénates à minuit passé. Certains, aidés par le pousse-café, en titubant, la majorité en parlant fort. Pour ma part, je grimpai dans ma chambre d’un pas fatigué. Peu importait, j’avais une promesse à tenir. Les parents ne m’en empêcheraient pas, ils dormaient déjà.

Dans l’obscurité de mon repaire, je posai le casque du Walkman sur mes oreilles et enclenchai la cassette offerte par Sylvie. Je reconnus, aux premières notes, la voix chaude du Stéphanois. Les chansons s’insinuèrent entre mes idées cotonneuses et apaisèrent les révolutions de mon esprit.

Mon stylo fusa sur le papier. Danse de mots, aux rimes des mélodies.

« Je laisserai le lit comme elle l’a laissé

Défait et rompu, les draps emmêlés

Afin que l’empreinte de son corps

Reste gravée dans le décor

Je resterai là, immobile

Les bras croisés, presque tranquille

Dans ce port de fêlés juste à l’envers du monde

Où d’énormes soleils me renvoyaient mes ondes

Où les normes basculent au fond des volcans sourds

Où je traînais mes bottes gaspillant ton amour

Attention fragile

Attention fragile »

Bernard Lavilliers

Attention fragile

O gringo 1980

Par mesure de précaution, les chapitres « publics » s’arrêtent au quatrième. La suite du roman sera publiée sous le même titre, mais en version privée. Si vous êtes désireux (ses) de poursuivre la lecture, veuillez me l’indiquer en commentaire. J’ouvrirai les droits.

Merci de votre compréhension.

Marsh walk

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