La soirée d'Halloween

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Je frappe à la porte. Je suis toujours le dernier arrivé aux soirées, mais pour ma défense, je suis aussi souvent le dernier invité. Le locataire de l’appartement m’ouvre, et je ne le connais ni d’Adam, ni d’Eve. C’est toujours un peu gênant d’être incrusté chez des gens que l’on a jamais vu de sa vie, par le biais d’amis communs. On se salue, nous sommes enchantés, puis il m’invite à entrer et à retirer mes chaussures. Voilà quelqu’un qui a confiance en son diffuseur d’huiles essentielles. Évidemment, je m'exécute, c’est chez lui, c’est ses règles, je respecte, mais déjà je crains que l’on ne m’ait menti sur le potentiel de la soirée. Je laisse mes pompes dans l’entrée à côté de toutes les autres paires et il me félicite du regard, l’air de dire “Je suis fier de toi, fiston”. Fort de cette première désillusion, j’ai enfin le droit d’entrer et une part de ma dignité reste derrière moi dans des sneakers taille 45.


Trois personnes m’attendent dans un salon maculé aux allures de bloc opératoire. Une fille en collants m’accueille directement et c’est la seule personne que je connaisse ici, même si "connaître" est un bien grand mot. Ce n’est pas ma pote, ce n’est pas mon ex, encore moins ma petite amie. En fait, je ne peux la décrire que par ce qu’elle n’est pas. Elle n’est pas grande, l’intelligence n’est pas une qualité qui l’honore, mais elle n’est pas trop désagréable à regarder. Je pense qu’elle a un faible pour moi depuis quelques temps, et c’est sûrement cette raison bien précise qui justifie ma présence ici. Elle dit “Désolée, on t’a pas attendu pour commencer !” et effectivement, les apéros et les verres sont déjà bien entamés sur la table basse. Je réponds “Pas grave, je vous rattraperai”, et elle me présente aux autres convives : sa meilleure amie dont j’oublie immédiatement le prénom et un autre gars, plus efféminé que ses deux voisines réunies. Nous sommes donc cinq : l’hôte psychorigide, la connaissance qui espère que ses sentiments sont réciproques, sa pote transparente, l’ultra gay qui en fait des tonnes et moi, un simple connard humilié par l’absence de chaussures à ses pieds.

Je prends place autour de la table, sur un fauteuil recouvert d’une fine bâche en plastique afin de ne pas tâcher la vache morte qui se trouve en dessous. Je dois avouer que je me sens bien embarrassé, car ce n’est pas du tout la soirée qu’on m’avait vendu. Je fixe mon “amie” du regard, une manière de lui faire comprendre silencieusement tout l’étendu de mon désarroi, mais elle ne me renvoie que des sourires stupides comme si je ne suis qu’un pitre grimaçant pour amuser la plèbe. Elle avait pourtant tellement insisté pour que je vienne, me promettant plus d’une vingtaine de personnes, de l’alcool en cascade et des souvenirs mémorables dont tout le monde parlerait des semaines durant. Si j’avais voulu entendre deux pisseuses, un pédé et un autiste se raconter des blagues potaches toute la soirée, je serai resté chez moi devant n’importe quelle série originale Netflix.
Mais je ne suis pas rabat-joie. Je suis poli, j’ai été bien élevé, je ne suis pas un rustre. Ma pote s’installe en tailleur, le gay décroise les jambes et moi je serre les dents.

On m’amène à boire. Enfin une bonne nouvelle. L’hôte de maison et ses nombreux troubles obsessionnels du comportement me tend un verre à pied au contenu noir. “T’as récuré le fond de tes chiottes ?” j’ose demander. “Mais non, ce cocktail s’appelle la veuve noire ! Ouhhhh…” Il fait ce truc en agitant ses doigts pour inspirer la crainte, mais j’y vois plutôt l’imitation ratée du fantôme d’un trisomique qui aurait abusé sur la caféïne.

De la vodka, du cointreau, du jus de citron, du jus de cranberry et huit filets de réglisse qui débordent du verre pour donner l’impression qu’une énorme araignée y est plongée.

J’écarte la réglisse, car je possède quand même un amour propre, et je goûte. Je n’ai pas le temps de finir ma gorgée que l’on me demande mon avis. Je dis “ Hmm… c’est pas tes chiottes c’est le siphon de ta baignoire, je reconnais !”

Les invités rigolent, mais ce n’est pas une blague. Je suis odieux, pourtant personne ne me prend au sérieux. Pourquoi les gens interprètent souvent la sincérité comme de la plaisanterie ? Bon, c’est vrai que je suis peut-être un peu sévère. Le cocktail n’est pas si horrible. Après trois ou quatre verres, je pense bien que je pourrais commencer à aimer ça. Plus on boit, moins on est difficile, c’est le principe même de l’alcool, tous les gens moches l’ont déjà compris.

Tout le monde est fumeur ici, sauf l’hôte, évidemment, car son corps est un temple. Alors, lorsqu’une pause cigarette s’envisage entre deux parties de Uno ou de jeu à boire, il nous dirige vers la fenêtre de sa cuisine, dans laquelle il nous enferme pour ne pas que nos vapeurs toxiques viennent jaunir les murs de l’hôpital qui lui sert d’appartement. Ces moments de tabagisme sont l’occasion pour les invités d’échanger entre eux. Je reste partiellement silencieux, j’écoute les banalités de leurs vies de jeunes adultes qui pensent que tout ce qu’ils font est spécial. Non pas que je vaille mieux qu’eux, bien au contraire, j’ai simplement le mérite de savoir fermer ma gueule lorsque je n’ai rien d’intéressant à dire, plutôt que de piailler à tout va pour me donner l’air cool et intéressant. Je remarque également, lors de ces intenses séances d’oxygénation pulmonaire, que mon “amie” me cherche du regard de plus en plus souvent. Elle cherche une ouverture, elle veut passer à l’attaque. Je le vois car elle rigole, et se touche les cheveux quasiment à chacune de mes interventions. Les cocktails s'enchaînent et la désinhibition qu’ils apportent n’arrange pas les choses.

On s’envoie des trucs avec des noms saugrenus, comme “le cercueil” ou encore “le Comte Dracula”. J’avale tout ce qui passe à la portée de mon oesophage. J’accède à l’ivresse salvatrice me permettant d’accepter mon propre sort. J'accepte d'être coincé ici, avec ces gens qui me cracheront dans le dos dès le lendemain. J’accepte la déception, et le fait que j’aurais dû rester chez moi. Je ne sais pas quelle idée m’a pris d’avoir accepté, finalement, et de vouloir m’intégrer parmi mes contemporains. Je me suis planté en beauté, voilà tout. Ça arrive.

Lorsque l’on retourne dans le salon, l’hôte de cette petite sauterie est pris d’une fulgurance et propose de faire une partie de Ouija. Le visage du gay s’illumine, comme s’il avait attendu ce moment toute sa vie. Il tape dans ses mains et se tient le visage, excité comme à un concert de Lady Gaga.

La planche de jeu est posée sur la table. On coupe les lumières, les filles allument des bougies parfumées. L’ambiance passe de “tout juste soutenable” à “heure de la sieste”, je rappelle que nous sommes cinq personnes majeures. Je n’ai pas eu mon mot à dire. Tant que je peux continuer de picoler, c’est l’essentiel.

On pose tous nos doigts sur la goutte. Les mains se frôlent, les visages s’assombrissent. Ils prennent tout cela très au sérieux. L’ambiance passe de “heure de la sieste” à “veillée funéraire”. Je bois une dernière gorgée, avant que l’hôte ne pose la fameuse question que tout le monde connaît :

“Esprit, es-tu là ?”

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