La pluie

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Ittekimasu. (J’y vais)

Itterachai ! “ (bonne journée et reviens)

Ces deux mots rituels que Shinichi entendait depuis sa plus tendre enfance lui étaient indispensables. Jamais sa mère, puis sa femme après elle, n’avaient oublié ces simples mots. Et chaque jour ce simple échange signifiait pour lui la plus tendre passion qu’il avait pour les deux femmes de sa vie. Une autre chose que Shinichi n’oubliait jamais était son parapluie. Un parapluie blanc, acheté au combini (superette de quartier) pour 500 Yen, interchangeable à la moindre distraction. Il s’en était fait voler une quantité folle, mais chaque jour quel que soit le temps, quelle que soit la température, il accrochait à son avant-bras ce bouclier des mauvais jours.

Enfant il allait à l’école primaire à pied, accompagné de sa mère et de son parapluie blanc. Au lycée certains garçons se moquaient de le voir toujours un parapluie sous le bras. Mais c’est à l’université que commença pour lui la routine du vol de parapluie. Au moins une fois par semaine ce dernier disparaissait. Quand il s’agissait d’un jour de pluie, Shinichi pouvait comprendre, mais les jours de beau temps… Il imaginait alors les sévices cruels que l’on faisait subir à cet objet innocent. Et chaque semaine il se rendait au combini du campus pour acheter un nouveau parapluie. La caissière, une femme très âgée qui se tenait voutée comme si son nez voulait sentir l’herbe fraiche, lui souriait avec compassion.

“Merci pour votre achat.”

Il déposait l’argent sur le comptoir sans un mot et pendait le nouveau parapluie à son bras.

Maintenant qu’il était salaryman son entreprise proposait un raque à parapluie avec cadenas intégrés. Son parapluie se retrouvait souvent seul mais protégé à l’entrée du bâtiment. Shinichi aimait son entreprise, cela faisait 35 ans qu’il y travaillait et ne s’était absenté que 3 jours : un à la naissance de son fils et deux pour la mort de sa mère. Bien sûr, son patron aurait voulu qu’il prenne des vacances de temps en temps mais il faisait toujours don de ses jours de congé à ses collègues. Du point de vue de Shinichi, les jours de repos imposés par le gouvernement et son employeur étaient largement suffisant. Malgré son dévouement sans borne, il était peu monté dans la hiérarchie. Sans doute par jalousie, certains de ses collègues s’arrangeaient toujours pour lui causer du tort au moment des évaluations. Et chaque fois il échouait. Mais peu lui importait, il n’était pas carriériste. La seule chose qu’il désirait était de pouvoir travailler pour rester un homme.

Ce jour là encore, et malgré l’interdiction de sortie du gouvernement, il se rendrait au travail, comme il le faisait depuis 35 ans. Un typhon de classe 5 s’abattait sur le Japon, Tokyo et sa région était la zone la plus à risque. Mais Shinichi n’en avait que faire, ses dossiers l’attendaient au bureau et il voulait boucler un dernier contrat afin de pouvoir passer son dimanche à dépenser son argent au pachinko (machine à sous) sans penser à autre chose. Dehors le bruit du vent était assourdissant. Les arbres de la rue étaient sur le point de s’arracher et Shinichi pouvait à peine deviner le trottoir d’en face. Il tenait son parapluie au plus proche des baleines pour l’empêcher de se retourner. Déjà ses chaussures et son pantalon étaient trempés. Le tissu se collait à ses jambes et les gouttes de pluie le traversait allègrement pour venir chatouiller l’épiderme de l’homme. Chaque pas était de plus en plus lourd à mesure où ses chaussettes s’imbibaient d’eau. Il tenait sa sacoche haut sur son buste afin de la protéger au mieux, mais c’était peine perdue. Plus il avançait plus il lui semblait que son corps se liquéfiait, il faisait corps avec la pluie. Au moment où sa tête fût la seule encore au sec, sauvée par son fidèle parapluie, il se rapprochait du bout de la rue. En se retournant, le rideau de pluie battu par le vent ne lui permit pas de voir son immeuble pourtant si proche. Devait-il faire demi-tour ? Que penserait son patron s’il ne venait pas travailler ?

Bien décidé à ne pas laisser ce typhon lui dicter sa conduite, il continua sa route. Habituellement le trajet lui prenait 10 minutes à pied. Il avait eu beaucoup de chance de trouver cet appartement si proche de son lieu de travail. Les trois pièces qui le composaient, une cuisine et deux chambres à tatami, avaient été suffisantes pour accueillir sa petite famille. Quand son fils était adolescent, Shinichi avait pensé à déménager pour quelque chose d’un peu plus grand. Il supportait mal de voir son fils jouer à la console des heures durant. C’est à cette époque que sa passion pour le pachinko fût la plus importante. Il y passait le plus gros de son temps et son argent y fondait comme neige au soleil. Le jour où sa femme l’avait menacé de réduire son pécule hebdomadaire, il avait trouvé un établissement avec pension pour la suite des études de son fils. Maintenant la paix était revenue dans son ménage, son fils était parti de lui-même étudier les mathématiques à l’Université de Kyoto et rentrait deux fois par an, pour le nouvel an et O-bon, la fête des morts.

Mais aujourd’hui, avec ce typhon terrible qui s’abattait sur la ville, Shinichi avait l’impression de ne pas avancer. Ses 10 minutes de marche quotidienne allaient se transformer en 20, tant il devait lutter contre le torrent d’eau qui envahissait le trottoir.

Il touchait presque au but quand une rafale de vent, bien plus puissante que les autres, eut raison de son fidèle ami immaculé. Le parapluie se retourna violement, faisant glisser le manche dans les mains endolories de Shinichi. L’homme le saisi par la poignée dans un dernier espoir, mais l’heure du grand départ était arrivée pour l’oiseau blanc au bout de son bras. L’objet s’envola et disparu rapidement, avalé par le monstre diluvien. Shinichi se retrouvait comme nu au milieu de la rue, sans protection, avec pour seul horizon la pensée d’être au sec dans son bureau. Les larmes lui montèrent aux yeux, mais la pluie qui lui battait le visage les empêchèrent de s’échapper librement. Il parcouru péniblement les derniers mètres qui le séparaient du petit bâtiment à un étage où se trouvait son office. Arrivé devant l’édifice, les chocs de l’effroi et du désespoir le clouèrent sur place. En lieu et place de ses anciens bureaux, il y avait une piscine à ciel ouvert qui se remplissait progressivement. Le typhon avait arraché le toit de la bâtisse comme il lui avait arraché son parapluie et, avec eux, la vie de Shinichi.

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