Le chant des Lucioles (2/2)
Je talonne l’adolescent avec prudence. Sa marche me mène à une carrière aux roches cramoisies. Une cime noire s’élève, munie d’une branche recouverte de lierre. Autour du tronc se trouvent d’autres enfants aux yeux pétillants, et parmi eux : ma sœur.
- Salut les amis, j’ai ramené une cousine !
Tous me fusillent du regard, un frisson me parcourt l’échine.
- Coucou grande sœur ! T’as réussi à me trouver, t’es trop forte !
Le blondinet m’observe d’un œil suspect, la gêne sculpte mes lèvres.
- Alors, je ne suis pas vraiment sa sœur, hein ? C’est un jeu entre elles et moi, n’est-ce pas ?
J’enchaîne les clins d’œil, ma cadette finit par comprendre :
- Oui… c’est un jeu. Elle aime beaucoup les jeux.
- Tou…Tout à fait, j’adore ça ! Mais comme c’est dommage, il faut rentrer à la maison. On pourra jouer demain.
L’adolescent se remet à sourire, je lâche un soupir. Heureusement qu’il est aussi niais que ma cadette.
- Ah non, on s’en va pas tout de suite !
Tais-toi, Thérèse.
- Oh que si, on s’en va.
J’effectue un pas dans sa direction, mes membres se gèlent dès l’instant où je pose le pied à terre. Que… Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Attends un peu, je termine ce jeu et j’arrive. C’est très rapide.
- Quel jeu ?
Je sens mes bras s’alourdir, comme si mes muscles étaient du plomb. D’autres frissons se manifestent. Ce froid n’est pas normal. C’est différent de l’air frais de tout à l’heure.
- Tu ne connais pas le jeu du pendu ? m’interroge Lucien. C’est très connu par ici ! Les règles sont simples, il suffit de rester le plus longtemps pendu à l’arbre. C’est moi qui ai gagné la dernière fois.
Dites-moi que je rêve…
- R… Reviens. Tout de suite.
Pourquoi est-ce que je n’arrive pas hausser la voix ? Mes lèvres tremblent, j’ai du mal à lâcher le moindre mot. Non… Ce n’est pas moi ! Je ne devrais pas être comme ça !
- Attends, je dois me pendre d’abord.
- Ar…
Ma gorge se noue, je suis incapable de sortir le moindre son. Foutues Lucioles, je vous hais ! Thérèse, je t’en prie, réfléchis une seule seconde ! Ça n’a rien d’un jeu ! Ils ont l’air amicaux, plein de joie, mais ce sont des monstres ! Ils veulent t’emmener avec eux… comme ils l’ont fait avec Lucien !
Ma cadette monte sur une pierre, les mains tendus vers le lierre.
Hu hu hu.
Hi hi !
Fais-le !
Montre-nous ta force.
Tu peux gagner.
Hu ha ha ha !
J’ai beau me débattre, je n’arrive pas à bouger. Moi, la villageoise la plus puissante, je ne peux rien faire contre le plus faible des Indigènes. Non ! Non, je refuse ! J’ai encore de la force en réserve, je peux encore me battre ! Aller… BOUGE !
Thérèse se hisse sur la pointe des pieds, ses doigts saisissent la liane, son menton entre dans la boucle.
Pends-toi ! Hi Pends-toi !
Pends-toi ! Hi Pends-toi
Pends-toi ! Ha Pends-toi !
Pends-toi ! Ha Pends-toi !
Non… Ne les écoute pas ! Lucien, je t’en prie, aide-la ! Tu étais à sa place il y a sept ans, tu sais ce qu’il va lui arriver !
- Ah c’est magnifique, n’est-ce pas miss cousine ? Je me demande si ses yeux brilleront plus que les miens.
Le sadisme balaye l’innocence de son sourire. Pitoyable… Dire que je m’attendais à un quelconque miracle. Ce n’est pas l’ami de mon frère. Ce garçon est un monstre, celui qui a pris la liberté de Madden. Et aujourd’hui, il compte enlever ma sœur. Ma famille. Sale bête… tu es immonde ! Je vais te tuer ! Je vais te tuer ! Je vais te tuer !
Soudain, Thérèse lâche prise. Son corps se jette dans le vide, ayant pour seule accroche le lierre qui lui noue le cou.
- Aarh !
La panique remue le moindre de ses muscles. Ses mains tentent d’élever sa nuque, sans succès.
Cette scène annihile toutes mes pensées.
La seule chose que je ressens, c’est ce brasier,
ces flammes qui me consument de l’intérieur.
Le rythme effréné de ma cadette faiblit, son regard se révulse.
Je les hais,
je les déteste,
ces monstres qui m’ont pris une chose si précieuse !
Thérèse…
Ne t’en va pas,
pas tout de suite !
Je veux encore te regarder grandir.
- Tiens donc, ne serait-ce pas mademoiselle Dokka ?
Cette voix… c’est lui !
Une faucille fend l’air. La liane se brise, le corps de ma cadette fonce sur les pierres, une main la rattrape de justesse. Un soupir s’évade de mes lèvres tandis que j’observe l’arrivée du Totem.
Ses doigts gantés enlacent tendrement ma sœur, désormais inconsciente. Son visage s’oriente dans ma direction. Même à travers le masque, j’arrive à sentir son regard et cette pression qui s’en dégage. Cet échange balaye le froid qui enserre mes muscles. Enfin, je peux bouger les phalanges.
- Il semblerait que je sois arrivé à temps, souffle-t-il en retirant le lierre. Comment vous sentez-vous, mademoiselle ? Pouvez-vous…
- Épine blanche ! Qu’est-ce que tu fais sur notre territoire ?! Dégage !
Le visage de l’adolescent se teint de colère, annihilant toute forme de douceur. Les autres Lucioles ont pris leur forme d’insectes. Tous gardent leur distance.
- Tu es présomptueux de parler de territoire. N’es-tu pas allé quérir cette enfant au village ?
- J…J’ai mes raisons !
- Tout comme j’ai les miennes de devoir les chercher. J’imagine que tu comprends, Luciole.
L’agacement emplit les traits du blondinet.
- Ne la joue pas trop ! Tu crois qu’on t’accueillera en héros parce que tu as sauvé une gamine ?!
- Mais certainement.
- Et les autres enfants ? Tu as beau te pavaner, tu n’as pas pu sauver tout le monde. Alors de quel droit oses-tu considérer ce village comme ton territoire ?! Tu ne le mérites pas !
D’un geste sec, le Totem lance sa faucille, Lucien l’évite de justesse ; la lame s’ancre dans un tronc.
- C’est fort dommage, j’aurais dû viser à gauche.
- Tu es complètement malade ! De quel dro…
Le blondinet s’interrompt, le regard stupéfait. Moi aussi, je suis toute aussi surprise. En un instant, une aubépine surgit du sol, juste sous ses talons. Les branches l’entravent et le transpercent, faisant jaillir son hémolymphe.
- Agréable, n’est-ce pas ? Savoure bien ton châtiment, Luciole.
- Je n’ai aucune raison d’en avoir un ! Je fais ce qui est juste !
- Mes actions le sont tout autant. Cependant, une justice a autant de force que celui qui la porte. Mademoiselle Dokka, je sais que vous pouvez bouger. Suivez-moi, je vous prie. Nous rentrons au village.
Je déglutis et contemple sa main tendue. Qu’importe notre relation, je n’ai aucune raison de refuser.
Timidement, mes jambes me guident jusqu’au Totem. Celui-ci me tend Thérèse, je m’empresse de la récupérer. Je les ressens, ses petits souffles réguliers, son pouls et sa stabilité.
- Oh… merci, merci !
- Je t’en prie, on peut dire qu’elle a eu de la chance. Attends-moi ici, je vais aller chercher ma faucille.
Le Saint grimpe les roches, prêt à rejoindre le blondinet. Malgré ses tentatives, l’adolescent n’arrive pas à se libérer. Je renforce mon étreinte, les lèvres tremblantes. Je sais très bien ce que ce vieux prévoit de faire. Heureusement, Madden n’est pas avec moi.
- Comment est-ce ? Ne plus pouvoir bouger sans obtenir l’aide de quiconque, n’est-ce pas le sort que vous avez offert à Sorelle ?
Il retire la lame du tronc avant de jouer avec la poignée.
- J’ai fait ça pour protéger mes amis ! Son Compromis est dangereux, il lui offre une grande puissance !
- Tes amis ? Ah, tu parles de ces pauvres lampyres ? Quel dommage qu’aucun d’entre eux ne te porte secours.
Il élève la faucille, la panique parasite l’Indigène.
- A-Attendez ! Je vous en prie, épargnez-moi !
- Ce n’est pas mon genre de gracier les criminels.
- Offrez-moi une chance, je vous la paierais de suite ! Oui… Vous les Totems, vous faites des Compromis ! Une chose en échange d’une autre !
De quoi parle-t-il ?
- Je vois votre confusion d’ici, mademoiselle Dokka. En tant que bon Totem, je vais vous éclairer. Lorsque je vous ai convoqué cet après-midi, je vous ai parlé d’un Compromis, le vôtre. Pouvez-vous me le dicter ?
- Vous faites référence à ma force et à mes capacités de régénération ?
- Vous oubliez quelque chose, ce qui vous manque.
- Le contrôle de mes émotions ?
- Tout juste. C’est là votre Compromis. Sachez que les Totems font la même chose. Ils offrent, mais prennent par la même occasion.
- Une minute, je n’ai rien demandé !
Un rire moqueur résonne à travers son masque.
- Ce sont des choses qui arrivent. Certains demandent l’aide d’un Totem, et d’autres, comme vous, naissent avec cet échange préétabli. C’est un cas rare, vous pouvez en être fière.
C’est la vérité ? Ce Compromis m’accompagne vraiment depuis l’enfance ? Alors, pourquoi on ne m'en parle que maintenant ?
- Sur ce, revenons à notre échange. Luciole, j’accepte de te faire grâce sous deux conditions.
- J’écoute ! Tout ce que vous voudrez !
- Premièrement, toi et les tiens êtes bannis des environs. N’osez plus vous approcher de ma barricade. Si l’un d’entre vous ne respecte pas cette promesse, je vous anéantirais… tous.
- C’est entendu ! Je vous le jure !
- Deuxièmement, tu devrais répondre à cette question avec honnêteté : as-tu entendu le chant de merle à ton réveil ?
Honnêtement, je suis déçue. Autant lui demander s’il faisait beau, hier.
- Non. Je n’ai rien entendu.
- Vraiment ? souffle-t-il en pointant la faucille sous sa gorge.
- Oui ! Je vous le jure ! C’est la vérité.
- Fort bien. Assez attendu, mademoiselle Dokka. Nous pouvons reprendre la route.
J’acquiesce les yeux rivés sur le prisonnier. En un instant, ce vieux croûton a su inverser la situation. S’il n’avait pas été là… j’aurais perdu ma cadette. Je le sais, j’en ai conscience, et pourtant, je ressens plus de frustration que de reconnaissance. C’est douloureux. Je suis sensée être l’aînée, la responsable ! Et pourtant, je n’ai rien pu faire. À quoi bon avoir une force si ce n’est pour ne pas l’utiliser ?
Le Totem pose une main sur ma tête. Ce geste, si compatissant, me rend malade. J’ai envie de pleurer. J’ai envie de me réfugier au creux de ses bras, de sentir son réconfort. Malheureusement, je suis quelqu’un d’assez fier. Pour moi, son intervention est une défaite.
Je repousse ses doigts en levant le regard. Le vieillard hoche la tête et entame sa marche. Je lui emboîte le pas, puis toise une dernière fois vers l’arrière. Lucien se débat dans sa cage épineuse. Ce n’est que maintenant que j’arrive à comprendre la fourberie du Totem. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne l’a pas réellement épargné. Certes, cette Luciole vivra un peu plus longtemps. Mais cette entrave continuera de drainer son sang. Finalement, il n’a gagné que quelques secondes de souffrances. Fallait-il réellement obtenir un Compromis pour aussi peu de chose ?
Plus je l’observe et plus je ressens ce goût amer. Les Lucioles ont une bien triste existence. Des anciens enfants, trompés puis tués par leur propre innocence. Cette lueur qui les habitait, suffit à les trahir, à les isoler du reste de l’humanité. Autrefois, j’appréciais la pureté qui entoure ma cadette, mais maintenant, j’en reviens à souhaiter qu’elle s’éteigne à tout jamais. Je suis une bien horrible sœur, n’est-ce pas Papa, Maman ?
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