fenêtre
La Maxime était toujours griffonnée la veille, avant même que la maitresse ne fasse assoir les élèves sur leurs chaises dès huit heures du matin. Au fond de la classe, assez loin pour qu’elle ne puisse voir ses bâillements, il se demandait qui était Maxime et que serait une Bernard écrite au tableau. Quelque chose d’illisible et brutal. Pas même une pensée,peut-être juste un mot, une interjection. Elle eût été comme ses gravures sur son bureau, celui qu’il poncerait avec le père Adrien en juillet. Il serait en chemise auréolée, au milieu de faisceaux de suie et de lumière qui s’échapperaient des larges fenêtres. Bernard attendait ce moment. La cloche sonnerait aussi de l’autre côté du mur, derrière la mairie et les filles retrouveraient alors les garçons sur ses marches. L’été dernier elles étaient toutes embaumées de tilleul, dont elles faisaient des infusions, avec Mme Denis. La main de la vieille dame dépassait parfois du mur pour ramasser des bouquets. Mylène avait été dispensée de cueillette, pour cause d’allergies. Mais Bernard avait senti son nez mouillé lorsque elle l’avait embrassé sur la joue.
Bernard tourna la tête en espérant voir l’été. Rien que ce tilleul déshabillé. La maitresse fit répéter la poésie et lui n’en prononçait que les premières syllabes. Elle tenait sa craie comme un pinceau et de son autre main, les conduisait comme un orchestre, hochait la tête en direction des lèvres comme pour en extraire les vers. Bernard avait appris le mot vers et imaginait depuis, ses camarades cracher des asticots. Il y avait le mot verre aussi. Comme le papier de verre, cette feuille que lui avait tendue le père Adrien pour son bureau. Il renversa de l’encre et s’en mit plein les doigts, demanda à aller aux toilettes et tira la langue à Alain en passant. Alain était l’ami d’un ami dont on avait perdu la trace. Alain n’avait pas de lunettes. Son nom était gravé sur la poutre devant les urinoirs. Il ne savait pas assez bien lire pour comprendre les mots qui suivaient. Il se soulagea et regarda son urine rejoindre celle des autres, gelées en janvier et sur laquelle on glissait dans la cour.
La maitresse, qu’est ce qu’elle est belle se disait Bernard. Légère comme le linge qu’étendait sa mère et qu’il rangerait en rentrant à la maison. Les autres disaient qu’elle avait les cheveux orange. Mais le mot orange et aucun autre mot ne lui convenait. Ils étaient comme le ciel du matin, flottants comme des nuages. Des reflets comme la croute du pain qu’il allait chercher le matin, croquante. Elle avait les mains pleines de craie comme de la farine qu’elle étalait sur le tableau. Il évitait son regard, il ne fallait pas qu’elle le sache qu’il se disait. Alain se dandinait sur sa chaise et leva le doigt comme personne ne le faisait. Elle se pencha vers lui et Bernard vit son sourire. Alors ses poumons s’enflammèrent et sa tête tournait comme lorsque son père lui avait fait boire son whisky. Il était amoureux de la maitresse. Beaucoup d’élèves se disaient amoureux de la maitresse, mais lui c’était différent. Il ne sut pas dire quelle différence il y avait entre cette sensation de jalousie et ce sentiment qui rassemblait les adultes entre eux. Mylène et lui faisaient semblant. La cloche retentit dans le couloir bientôt inondé, à l'exception d'Alain qui resta discuter avec la maitresse.
Bernard le rattrapa sur les marches de la mairie.
— A quoi tu joues avec Dubois ? Siffla-t-il.
— T’es jaloux ? Tu n’as qu’à travailler.
— C’est moi qu’elle préfère ! Lança Bernard en essayant de croire ce qu’il disait.
— Demain dans le parc, dix-huit heure.
Il rentra chez, ne lâchant pas ses pensées, comme ce caillou auquel il donnait des coup de pieds. La maitresse n’aimait pas les fayot, mais les mecs forts, comme lui. Quelqu’un qui a du mal à apprendre sa poésie, certes, mais qui la récite sans rougir et le buste bombé. Alain ne connaissait pas la vie, il habitait près du parc, dans le quartier Léopold, là où les enfants ne se prenait pas de claque en arrivant en retard au diner. Bernard arriva à Beauregard, salua sa mère à l’étage, qui faisait claquer un tapis contre le bord de la fenêtre. Il posa sa casquette près des pommes de terre à éplucher, sur les journaux remplis des mots-croisés qu’elle noircissait au crayon.
— Maman, tu peux me faire réviser ma poésie ?
Elle le regarda avec deux yeux ronds et Bernard plongea dans son sac pour en extirper le texte froissé. Un poème de Jacques Pivert qu’il dit. Il répéta après elle : « sous les huées des enfants prodiges, avec des craies de toutes les couleurs, sur le tableau noir du malheur, il dessine le visage du bonheur ». Il alla se coucher.
Le lendemain, il fut concentré en mangeant le pain qu’il avait été cherché. Il essuya ses lèvres d’un revers de manche et se mit en route. Il contractait ses muscles, donnait des coups de poing pour de faux. Les gens le regardaient. Il posa ses yeux sur leur croissants qui s’émiettaient pour le plaisir des pigeons de la place Stanislas. Sa statue posait fièrement avec un doigt levé, Bernard allait tordre celui d’Alain. Au bord des imposantes grilles du parc, les fontaines étaient gelées comme la pisse de la cours de récrée. Il se demanda quelle serait la règle. Dans les films de western, ils marchaient dos à dos avant de se retourner. Mylène était au milieu du kiosque et lançait des regards tristes en direction de Bernard, qui n’avait en tête que la maitresse et son rival. Elle édicta les règles.
— Au gagnant, je donnerai l’adresse de la maitresse.
Le cœur de Bernard accéléra.
— Ce parc est trop petit pour nous deux, dit-il en plissant les yeux.
Il cracha par terre avant de se jeter sur Alain. Les coups atteignaient mollement les mâchoires. Donner faisait plus mal que recevoir. Alain réussit à lui couper le souffle. Puis Bernard de ses deux mains, le projeta contre le sol. Alain étalé sur le dos, ne bougeait plus. Rien. Bernard ressentit quelque chose pour lequel il n’avait, encore une fois, pas de mots. Mylène pleurait. Il se demanda ce qu’il dirait à sa mère. Un accident, c’était un accident. Bernard enfonça son doigt dans la joue du vaincu. Rien. Une seconde fois. Alors Alain éclata de rire. Un rire qui se transforma en une grimace dont s’échappait le bout de sa langue.
Bernard regarda la frimousse de Mylène, qui ne sut pas quoi faire de sa bouche. Alors elle s’approcha de son oreille pour lui murmurer la récompense. Il détala, battant le pavé où se reflétait les lampadaires, demandant aux passants et où se situait cette rue. Sur le chemin, à la fermeture d’un fleuriste, il dépensa son argent de poche dans une rose plus cher qu’un croissant. Il arriva dans chemin semblable au sien mais dans la nuit, ne parvenait pas à distinguer les numéros. Une fenêtre donnait sur de la musique et une lumière ocre dont se détachait une silhouette. Sa silhouette. Il était tapis dans le noir, les deux mains accrochées au bord et ses yeux grands ouverts cachés par le rideau en dentelle. Elle portait quelque chose de fin, transparent et membrané. Ce n’était pas le pyjama rayé de sa mère. Il sortit de son cartable le cahier de poésie affublé de son nom et l’ouvrit jusqu’à une page cornée, à droite d’un poème de Jacques Pivert. Il eut en tête les images dans les livres que cachait son père. Son cœur battait à la chamade. Il s’appliqua. Il traça ses volutes et sa géométrie. Il se cogna. La tête de la maitresse se tourna en sa direction comme une chouette. Il ne pensa pas avoir été reconnu. Il se mit à courir, pensant déjà à ce qu’il raconterait demain aux autres.
Le lendemain, ils s’assirent tous après le signe de la maitresse. Elle fit l’appel et lorsque vint Alain, elle lui demanda d’où venait son œil au beurre noir. Bernard était fier sur sa chaise. Il discutait avec ses voisins.
— Les amis, vous ne croirez jamais ce qu’il s’est passé.
Il mit la main dans son cartable pour en apporter la preuve. Rien. Il leva les yeux vers le bureau et distingua bien en évidence le carnet de poésie, la main de la maitresse posée dessus.
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