Futura Mare
Je m’appelle marine. Ou en tout cas, c’est le prénom qu’on m’a donné. C’est ainsi que les gens me nomment. C’est sous ce mot qu’on me connaît, c’est avec lui qu’on m’identifie.
Ma mère m’a souvent raconté que si j’étais née garçon on aurait pas sut comme m’appeler. Il y avait juste marine, que marine, marine c’était une évidence. J’aurais une fille Monsieur. J’aurais une fille, j’attends une fille, l’enfant qui va naître est une fille et… Et si elle ne l’est pas et bien… je ne saurais pas comment le nommer.
Au fond c’est plutôt drôle. Il sonnait comme une évidence, ce prénom. A croire qu’il était fait pour moi, fait pour m’aller et je comprends pas pourquoi. marine. Je le déteste.
Sincèrement. Parfois j’ai juste envie de prendre la carte d’identité et de la rayer. Souvent je les entends prononcer ce prénom et je ne me reconnais pas. Je ne comprends pas qu’ils parlent de moi. C’est juste un mot comme ça, qu’ils disent et qui les écorchent, qui se désagère dans l'air. On ne le voit jamais, on ne le sent jamais. A croire qu’il n’a ni forme ni couleur ni odeur.
C’est juste des sonorités qu’ils assemblent maladroitement alors qu’elles ne coïncident même pas et c’est censé me représenter ? Non. Et puis ça sonne… Trop simplement. Ils sont communs, banals, tous ces sons. Il n’y a rien de doux, rien de magnifique, rien d’original. C’est juste un prénom ordinaire, un prénom comme les autres, un de ceux que tout le monde porte.
Quand j’étais petite, il y avait toujours au moins une fille pour s’appeler comme moi. Toujours une personne pour me dire “oh ! Tu t’appelles comme une autre.”
En plus j’étais un peu timide gamine, je veux dire, pas comme maintenant. Et avec ma petite voix aiguë de souris craintive, j’avalais toujours les deux dernière lettres. Alors les gens pensaient que je m’appelais Marie et je devais reprendre plusieurs fois histoire de me faire comprendre.
N’est-ce pas juste tellement ridicule de ne même pas savoir dire son prénom ? S’auto écorcher l’identité, en voilà une belle idée marine !
Et puis même ! Pourquoi, dites moi pourquoi je devrais accepter que l’on me nomme ainsi ? Parce qu’à savoir je ne veux pas, je ne l’accepte pas, je le refuse. Qui a demandé mon avis ? Ils disent tous qu’un nom c’est une identité, c'est une affaire d’homme au sens d’être humain et on ne peut même pas intervenir, on n’a pas voix au chapitre. Ce qui est le plus précieux pour nous, ils le décident à notre place. Et ? Nous on a juste à accepter, bien sagement une chose qu’on a même pas choisi. Notre prénom, notre identité, notre accusé d’individualité, c’est les autres qui le décident à notre place. Et pour nous. J’ai du mal à comprendre la logique. Enfin, c’est quand même vrai que sans personne pour nous appeler, y a tout de suite moins d’utilité à se nommer.
On est des choses éphémères, trouver des sons qui désignent ce qu’on est c’est juste par commodité.
Alors qu’au fond ne pas nommer une chose n’annule ni son existence, ni son essence, pas plus que son identité.
Identifier c’est d’abord pour les autres, ou quand je me regarde de l’extérieur. Cela n’a pas réellement d’intérêt supplémentaire. Un prénom du coup, c’est juste histoire de faciliter la vie à un peu tout le monde. Sauf que notre intitulé on ne l’adopte même pas par nous même.
Au fond, je sais pas pourquoi je me plains de m’appeler marine. Peut-être que ce que je déteste, c’est qu’on ait fixé les choses pour moi et sans moi. Et p’têt aussi que peu importe, un mot pour me nommer, est un mot qui sonnera nécessairement faux à l’intérieur de ma boit crânienne.
Puis y a… Y a comme cette aura autour de ce prénom.
marine. Ça vient du latin “mare”, modèle de la troisième déclinaison neutre s’il vous plaît. Cela signifie “mer”. “mare nostrum” notre mer.
“mare” l’étendue d’eau immense qui refuse de cesser et s’étend à perte de vue comme si la seule perspective d’une fin l’ennuyait. Allez quoi va ! Il vaut mieux s’amuser à noyer l’horizon, à faire couler le ciel. Il vaut mieux s’amuser à être infini, à tâcher la Terre d’un peu partout depuis l’espace comme un gamin qui a joué avec la peinture sur les murs avec ses doigts potelés sur tous les objets qu’il trouvait à sa hauteur.
Je m'appelle “mer”. Je m’appelle “mademoiselle la mer”. Pas de majuscule, je vous prie. Hahaha.
Quand… Ça a quelque chose de drôle, ça a quelque chose de s’appeler “la mer”. On se demande pourquoi, on se demande ce que ça signifie. On se demande si on doit répondre à des attentes que le monde a posé sur nous, sans nous demander notre avis, pas comme des Atlas low-cost, mais presque.
Je m’appelle “la mer”. Est-ce que je suis un océan ?
Une mer c’est quelque chose de plat, c’est quelque chose de calme, c’est quelque chose de grand. On pourrait s’y noyer, on pourrait s’y faire happer si facilement que s’en est risible. Elle pourrait nous capturer. Après tout ils l’ont bien dit c’est la mer qui nous prend.
C’est la mer plus vaste que nous, à la manière d’une ligne de chemin de fer sans arrêt. C’est la mer qui dompte les hommes et non l’inverse ; parce que t’sais bien que les hommes ont toujours cru qu’ils pourraient la dompter comme on fait capituler une armée acculée contre un mur. Et elle ? Elle, rebelle, elle rétive, elle qui a refusé de commettre l’erreur ne serait-ce que de poser un genoux à terre.
La mer restée insoumise comme une déesse, une entité supérieure. Comme une chose que les hommes ne peuvent pas et ne pourront jamais contrôler à leur énorme désespoir.
La mer c’est quelque chose de puissant, c’est quelque chose de grand, c’est quelque chose d’immense même.
C’est… Une femme qui hurle, qui grogne ; c’est une bête sauvage qui n’arrête jamais sa course, qui ne saurait cesser d’avancer. Une bête qui ne décontracte jamais les mâchoires et ne desserrera jamais les dents. C’est un animal inapprivoisé et inapprivoisable pour qui la fierté est la tout première des informations inscrite dans son code génétique.
C’est une immensité déserte et désertrice qui ne baisse jamais les yeux, qui ne baisse jamais les armes et n’abandonne jamais sa cause.
C’est une femme, les seins nus, la tête haute. C’est un être qui lutte. Qui s’énerve et ça fait des bruits de tempêtes. Ça fait des vagues qui vous montent plus haut que la tête, ça vous fait croire que la fin du monde est venue, ça vous fait croire à l’apocalypse. Ça vous noie, ça se répercute dans votre boîte crânienne, ça se répercute jusqu’au centre le plus profond de votre moelle épinière.
La mer est de ces personnes qui sont déjà vainqueurs, de ces personnes qui ont déjà gagné d’avance avant même de débuter le combat. Tu les vois arriver tu sais, et c’est comme si l’horizon prenait une autre couleur ou bien que le soleil gesticulait dans le ciel. Tu leur met la coupe entre les mains et tu baisses la tête, sans chercher à comprendre parce que, quand tu les vois, c’est la seule chose que tu penses à faire.
C’est de ces déesses qu’on honore. De celles qu’on pare de couronnes de fleurs tressées et perles de nacres. De celles pour qui on brûle des cierges blancs et des rameaux d’olivier.
C’est ; cette chose toujours plus grande, toujours plus haute, toujours plus forte. C’est l’élément liquide et instable, le vecteur d’émotions, le miroir d’âme des poètes égarés, en tant de vers de leurs recueils maudits.
Je m’appelle “la mer”. Est-ce que ça me prédestine à un sort, à une fatalité superbe et inhumaine ? Est-ce que ça fait de moi quelque chose que je ne suis pas ? Ou est-ce que je le suis et que je me refuse à l’être ?
Est-ce. Est-ce que… Est-ce que !
Je m'appelle mer. Je m'appelle marine. Mademoiselle de la mer.
Est-ce que ça signifie que même dans le mot que les gens utilisent pour me nommer on entend cet écho de fierté océane, de grandeur, d’insoumission, de volonté de combattre, de volonté de ne pas rendre les armes, de volonté de se dresser face à l’humanité, de se dresser face à un monde qui me fait face, face à une terre que je dois conquérir. Conquérir avec l’écume de mes mots, avec l’écume de mes larmes, avec l’écume de qui je suis vraiment à l’intérieur ?
Je suis pas une fille de la mer, non, désolée. Je m’en suis jamais senti l’étoffe, jamais senti le visage pour.
Je suis une fille du ciel moi. Je suis une gamine qui regarde les couchers de soleils se noyer plutôt que l’eau qui les accueille. Une gamine qui discute avec les étoiles. Une gamine qui se croit la fille illégitime de la Lune, comme dans cette vieille berceuse de mon enfance.
Une fille de la mer, une fille de l’eau ? Mais pourquoi donc ? J’ai toujours eu la tête levée, la tête dans les nuages, les pieds pas très ancrés au sol.
Est ce que… Est-ce que je suis vraiment ce que mon prénom semble présager ? Parce que, désolée Monsieur, mais moi, j’ai rien d’une guerrière. Je suis pas combattante, pas mortellement séduisante, pas plus que je ne suis du genre à captiver les foules, à captiver quoi que ce soit d’ailleurs. Tant qu’on y est je suis pas du genre des filles courageuses.
Non, moi je trébucher sur les monosyllabes, et puis je m’effondre sur moi-même, et puis le vent peut me mettre à terre avec un simple one-shot sans même forcer.
Je m’appelle marine. Je m’appelle mer. Et… Je sais pas quoi te dire. Je pourrai essayer longtemps de trouver les bons mots, les bonnes phrases bien tournée comme un sens giratoire.
C’est l’exercice préféré des profs, c’est l’exercice préféré de tout le monde en fait. Nous demander de nous présenter. Donne ton prénom, définis le ce mot qu’on utilise pour dire qui tu es. Propose nous ton accusé d’existence, ton reçu d'individualité, et brièvement s’il te plait, un peu comme on vend un produit en promotion dans les hypermarchés, faut que ça claque, faut que ça donne envie de consommer.
Mais je sais pas quoi dire moi ! Alors... juste, peut-être : “Salut le monde c’est moi. Je m’appelle marine, j’ai pas encore 18 ans. Je suis encore qu’une gamine… Je tiens là, debout, devant toi et… Et je suis moitié les genoux au sol, à moitié la tête baissée, à moitié le regard dans les vagues, à moitié l’esprit dans les nuages. J’ai pas encore le courage de te regarder dans les yeux, désolée. Mais t’inquiètes pas, ça viendra. Ça viendra plus vite que tu ne le pense d’ailleurs méfie toi. Tu devrais te méfier, franchement méfie toi.”
Je suis pas encore prête à t’affronter, pas encore prête à te vaincre ; alors je vais te laisser sur ton trône encore un peu. J’espère qu’il est confortable, hein, Monsieur le monde, dis moi si on y est bien installé. Dis moi si la vue est belle de la haut. Dis moi comment on s’y sent, dis moi ce que ça fait d’être dominateur d’univers. Dis moi si les problèmes paraissent moins grands vus à ton altitude, à ton attitude. Dis moi ce que ça que ça fait de pouvoir être supérieurs aux planètes.
Je sais que moi je suis la fille qui s’effondre pour un rien. Le type qui perd d’avance ou qui gagne sans panache. Celle qui bégaie quinze fois son prénom quand on lui demande, la même qui voit les trémolos se casser la gueule sur ses lèvres dès qu’on la force à parler.
Et oueh, je t’accorde qu’une fille qui se prend les pieds dans sa propre ombre ça doit pas être vraiment très effrayant. Sans compter que je fuis tous les miroirs et puis mon reflet dans les vitres et franchement elle est bien belle la guerrière qui a peur d’elle-même, elle va vous les terroriser fissa vos armées. Ah ça oui, ça repartira la queue entre les jambes, ça sera terrorisé avant même de l’avoir vu combattre, à la seule mention de son prénom.
Je sais aussi que je suis la gamine qui s’extasie sur les sonorités du mot aspirateur. Celle qui est incapable de faire cuire quoi que ce soit correctement. Celle qui ne peut pas souffler des bougies sans éclater de rire. Celle qui regarde toujours la fin de l’histoire avant d’y arriver parce que autrement elle s’attache trop aux personnages pour gérer correctement ses émotions. La même qui est pratiquement incapable de sauter de 50 cm et qui sursaute toujours d’un bruit soudain et un peu trop fort. Oh et puis la gosse qui manque de pleurer parce qu’elle a écrasé un escargot sans faire exprès. Et effectivement, ça aussi ça fait pas vraiment très, très peur.
Mais…
Mais je suis pas que ça. Je t’assure que je suis pas que ça. Non. Je suis pas juste la fille qui s’assoit n’importe où et même en plein milieu du trottoir pour écrire une idée. Pas plus que je ne suis que la fille qui rentre en chaussettes dans la rue parce que ses souliers lui font mal. Ou celle profondément déterminée à dépiauter ses gâteaux en morceaux avant de les manger. Ni même rien de plus que la gosse qui finit toujours par te caser de l’espagnol dans ses oraux d’anglais.
Alors ce que je voudrais te dire c’est :
Hey le Monde, bonjour, c’est moi, t’as pas fini de m’entendre gueuler.
Parce que je compte bien ne pas me taire. Parce que j’ai des choses à dire, pleins de choses à dire. Et parce que je commence à penser qu’on s’en fout bien si ce que j’ai à dire est correct ou faux, bon ou mauvais, juste même si ce que j’ai à dire vaut la peine d’être dit.
Parce que au final à quoi bon se poser ses questions ? Y aura toujours quelqu’un pour penser que ce que je dis n’a pas de valeur, moi la première en fait. Parce que mieux vaut que j’arrête de me demander ça en sachant pertinemment que je répondrai toujours non, non ça ne vaut pas la peine d’être dit. Parce qu’au fond qui suis-je pour savoir ?
Parce que j’ai des choses à dire moi Monsieur le Monde. Beaucoup même. Je crois pas que tu sois d’ailleurs capable d’imaginer à quel point. Alors je me dis que je vais juste ouvrir ma bouche et desserrer mes mâchoires et découdre mes lèvres. Je vais l’ouvrir, juste l’ouvrir, et l’ouvrir bien fort comme un loup à Lune.
Après m’être muselée ma vie entière, après m’être auto-baillonée, auto-faite prisonnière de ma propre tête.
Je dois juste assumer. Y compris que quand je parle à haute voix n’importe quel idiot assez attentif pourrait aisément se rendre compte que je ne suis qu’à un sanglot stupide de la brisure.
Je vais commencer à parler après avoir passé ma vie à me taire toujours un peu plus, à m’employer avec brio à me fondre dans la masse jusqu’à ce que tout le monde puisse gentiment oublier que j’existais, et moi la première ; tout en sachant stupidement que je pourrais jamais être comme les autres, être comme tout le monde, être ce que j’aurai dû être et que je ne suis pas, rien qu’à cause de ma foutue disposition cérébrale.
C’est surfait et ridicule de vouloir être normal, mais c’est normal de ne pas vouloir se sentir inhumaine et étrangère parmi une foule de semblable (tant qu’on ne regarde pas à trop près ce qu’on regroupe sous le joli petit nom de “semblable humains”).
Les normaux ont tous cette faculté de pervertir en ennui tout ce qu’ils touchent, comme Midas qui métamorphosait l’or. Mais ne peut leur ressembler c’est s’isoler dans son prénom, c’est s’enfermer derrière “marine tu seras jamais comme nous, jamais normale, fais toi une raison”. Et ça fait mal tant qu’on a pas la clef, tu vois.
Ça fait mal d’avoir un prénom que tout le monde porte mais personne à qui s’identifier.
Maintenant je le sais, ne pas avoir de modèle, c’est mieux. Comme d’avoir une toile blanche et des dizaines de tubes de peinture. Tout est à créer.
Oui Monsieur le Monde je vais parler. Enfin. J’ai conscience que ce sera pas joli joli au début. Je veux dire, on a jamais vu personne réussir à marcher du premier coup (à part les messies et encore ! ).
J’en ai pour un moment à trébucher sur ma langue, à vaciller des mots de plus de deux syllabes et à me prendre les pieds dans les sujet-verbe-complément. J'aurai l’air ridicule et stupide et les gens me regarderont tous comme si je ferai mieux de cesser le massacre sur le champ, de rendre les armes, et retourner à la place de silence, à la face de pierre tombale que je me suis discrètement dessiné. Ça dérange les gens qui réussissent, mais ça donne pitié les gens qui ne réussissent pas - t’façon cachez ces autres que moi et que je ne saurai voir.
Mais je devrai pas renoncer, je dois pas renoncer, parce que peut-être un jour j’y arriverai, et peut-être qu’un jour l’oral se sera devenu comme l’écrit. Et peut-être bien qu’un jour je pourrai lire mes textes à haute voix, sans trembler, sans rougir, sans me décomposer, sans devenir fantôme, sans me casser la gueule à la cinquième syllabe. Sans réfuter que les mots que je lis sont les miens, des pages que j’ai tâché, des pages que j’ai raturé. Sans rejeter les compliments que l’on m’en dit, sans rejeter le nom d’auteure, sans rejeter qu’on peut m’appeler artiste comme on m'appelle marine.
Je dois avoir espoir. Après tout, j’atteindrai jamais la Lune si je reste clouée au sol par peur de monter à l’échelle. Et moi, je le sais, son croissant en forme de sourire brisé, je m’en ferai un hamac pour contempler le cosmos à mes pieds.
Et puis alors, écouterons ceux qui veulent bien m’écouter, les autres on s’en moque. Ou peut-être bien qu’on s’en moque pas et qu’un jour je croirais si fort en ce que je dis que je les pousserai tous à m’écouter de gré ou de force parce que ma voix portera trop haut pour être étouffée par le bruit des foules. Parce que, je défendrai corps et âme, et chair et esprit, et bout de viande qui bat dans la poitrine les idées qui sont les miennes et dont je suis autant propriétaire qu’elles me possèdent (c’est toujours une relation d’égal à égal, l’Art, je crois, comme l’apprentissage, tu vois Monsieur le Monde ? ).
Je m’opposerai à toi le Monde un jour. Je commence déjà un peu tu sais. Mais c’est pas encore assez.
Je serai la fille la plus forte et la plus fragile du monde, tout comme l’héroïne de mon roman préféré. Comme les roseaux de la Fontaine et les saumons qui remontent la rivière à contresens. Comme les souleveurs de peuples. Comme les fous qui pensent pouvoir te sauver. Comme les gens qui croient encore qu’il ya des causes pour lesquelles ça vaut la peine de se battre. Comme mon envie de danser un slow sur du rock.
Je m'effondrerai toujours régulièrement, oui tu as raison, parce que je pourrai jamais vraiment arrêter de le faire. Parce que ça fait parti de moi. Parce que je pourrai jamais vraiment tenir debout sans trébucher, jamais ne plus me prendre les pieds dans la courbe de mes rictus. Parce que je suis trop maladroite pour ça, et trop frêle et trop chétive et trop vulnérable pour être réellement invincible. et intouchable et surmonter toutes les épreuves sans récolter la moindre cicatrice.
Mais j’oserai le regard fier le reste du temps. J’aurai la tête haute, la tête haute même face à ceux qui veulent me détruire. Surtout face à eux en fait, et surtout face à mon reflet dans les glaces et les vitres, et mon ombre sur le bitume mal entretenu des grandes villes et la terre aride des chemins de campagne et les pavés de vieux villages.
J’aurai la tête haute. Surtout face à toi Monsieur le Monde. Surtout face à toi tu sais.
Et puis je ferai de mes faiblesses et de mes débilités mes étendards, mes drapeaux, que je brandirais fièrement, que j’accrocherai en évidence sur mon radeau un peu bancal, sur mon rafiot qui prend un peu l’eau par le fond de cale. J’en ferai mon impertinence, j’en ferai mes forces, j’en ferai les raisons d’être devenue la femme qui ne renonce jamais à se battre.
Parce que je perdrai des batailles, oui Monsieur, c’est sûr, je le sais bien. Je ne suis pas assez folle pour en douter sans sourciller. Mais je renoncerai pas à l'objectif de remporter la guerre. Et un jour je serai à la tête de l’armée des démons qui ont tenté de me mettre à terre.
Et de ceux qui ont réussi.
Hey le Monde, peut-être bien qu’un jour, un jour je te ferai trembler. T’y crois ça toi ?
Moi j’y crois, j’y crois au moins un peu, parce que je suis pas juste la fille qui rêve de danser dans les trains en marche et se déhancher sous les orages d’été, et les pluies d’étoiles mourantes et qui virevolte toujours des milliers de fois sur elle même quand elle porte une robe ou une jupe ou quoique ce soit qui peut voler comme une gamine.
Non.
Je suis aussi la fille qui connaît ton talon d’Achille, Monsieur le Monde.
Je sais, j’ai compris, j’ai bien compris que la plus grande peur d’un monde c’est qu’on fasse oublier qu’il existe.
On ne peut pas le tuer, c’est vrai, mais on peut le rayer des mémoires comme une rature sur une copie, et quelque part c’est encore pire n'est-ce pas ?
Regarde-moi dans les yeux et dis-moi si ce n’est pas ta plus grande peur Monsieur le Monde.
T’es comme un geôlier, un peu mégalo sur les bords d’ailleurs. Je le sais parce que je suis pareille avec tous les messages que j’ai pu garder à l’intérieur de moi par peur de les laisser s’échapper. Je ne dis pas que je suis un monde, non. Je ne suis pas si prétentieuse -juste ce qu’il faut d’insolence et d’insubordination, Monsieur- mais, peut-être tu vois, qu’on est pas si différent, toi et moi. Peut-être qu’on se ressemble plus que tu ne veux bien le croire.
Et un monde tremble des livres, des romans, des poèmes, des films, des photos, des séries, des jeux, des bandes dessinées, des animes, des cartoons, des mangas, des nouvelles, des contes, des fables, des récits d’aventures.
Parce qu’on est prisonnier de la réalité que tant qu’on ignore que cette dernière est plurielle et multiple et qui y a autant de portes de sorties que de pages gribouillées, tâchées d’encres, raturées.
Moi je le sais depuis longtemps ça. J’ai jamais vraiment été ta plus grande fan, Monsieur le Monde. On m’a traité de lâche, on m’a taxé de fuir, on m’a jeté la pierre d’oser lire en public des livres plus grand que mes petites mains de gamines.
Mais finalement, j’avais juste… J’ai toujours eu cette intelligence de te refuser. J’ai refusé le miroir, j’ai refusé ce qu’il y avait derrière les vitres, j’ai refusé d’accepter ta vérité pour argent comptant comme on dit aux marmots d’attendre pour comprendre.
Je suis dominatrice de comète, je suis chasseuse de dragons, je suis capturatrice d’étoiles filantes avec une épuisette à moitié déglinguée, je suis créatrice d’univers portatifs pour les enfants perdus.
La prof nous a dit une fois que les artistes cherchaient à ordonner le monde mais t’inquiètes pas c’est faux.
On cherche pas à t’ordonner, on te montre tout comme t’es : couleurs claires, couleurs chaires, couleurs riches et couleurs pauvres, couleurs sombres, couleurs de lumières, couleurs des émotions qu’on étend sur les os de la cage thoracique pour les laisser sécher. On te peint en positif, on te peint en négatif, on te peint par les pleins et par les vides, et toutes les nuances entre les deux.
On te nie parfois aussi. On te crée à nouveau, une fois de plus. On t’exile, retour à l’envoyeur, comme Napoléon à St-Hélène, merci bien Monsieur, on appelle le S-A-V.
On se fait un autre nouveau monde, de bric et d'broc et de glaive, un infini matériel, une éternité éphémère, histoire de te fuir un peu, histoire que la tête coupée du roi revienne dans les mains du peuple, le pouvoir d’exister avec.
Et moi dans l’histoire, j’ai appris combien je n’ai pas besoin de toi. Je suis une grande fille, merci bien, pas de princesse dans une tour d’ivoire qu’il faudrait délivrer. Je me suis échappé, je me débrouille seule, merci bien, j’ai deux mains et une centaine de milliards de neurones.
Monsieur le Monde, je sais que t’ai déjà mis au courant, mais parce que je te repousse depuis l’enfance, j’ai construit ma cabane aux oiseaux dans les arbres. Là-haut tu peux plus m’atteindre, je suis hors de tes dangers. Y pleins d’endroit pour écrire, et d’autres pour s’allonger, quelques uns pour lire, on n’oublie pas les lieux pour dessiner, et bien sûr la terrasse, pour s’asseoir et battre des jambes dans le vide en contemplant le soleil tomber et écoutant les bruits de vague de la mer au loin.
Que voudrais tu me faire ? Je suis chez moi en tous les lieux de la Terre, et parce que je ne me sépare jamais de mes cahiers, je ne me sépare jamais de moi-même, de ce qui me constitue, de ce qui comble le vide du prénom qu’on m’a confié.
Quand tu es aride, je fais pousser des fleurs. Quand tu es injuste, je trouve les mots pour te dénoncer. Là où tu rends triste, moi j’accroche la jolie flèche verte du panneau exit. Et quand tu assassines, moi je peux donner vie. Tu diras que je donne vie parce que tu m’as donné la mienne, mais je ne suis déterminée à rien, et c’est parce que je me suis définie moi-même que je suis devenue démiurge aux doigts tachés d’encre. Là où tu m’as condamné à te vivre, à te réaliser en étant prisonnière, moi je me suis condamnée à être libre (tu taperas la bise à Sartre de ma part, si tu sais où il est ce brave bonhomme).
Ne pas t’accepter, c’est mon choix, ma vérité. C’est un attentat de papier, ne vas pas t’y tromper. C’est des armes de penseur, c’est du terrorisme intellectuel, ne vas pas t’y tromper.
Oh, une autre vie est possible ? Beh oui tiens mon bon Monsieur, je sais ça fait peur n’est-il pas ? Pour se sauver pas besoin de payer ses billets ou d’envoyer un sms à je sais pas trop quel numéro de téléphone surtaxé. Non, vous regardez le Monde dans les yeux, répétez lui quelques fois “je te refuse”, et, comme les sorcières de contes de fées, il disparaît.
Est-ce que tu baisses les yeux quand tu me vois sortir un crayon ? Est-ce que tu grinces des dents quand je récupère un des pinceaux plantés dans mon chignon ? Est-ce que tu pâlis quand tu me vois attraper un stylo plume ?
Je suis pas comme toi, non, et je suis pas assez prétentieuse pour me targuer de l’être. Les fleurs sont trop belles quand elles sont en terre, je vais les déraciner pour me le envoyer.
Je suis pas comme toi non. Mais ce que tu fais, le Monde, je peux le faire aussi.
Faire jaillir des îles de l’eau et noyer des civilisations entières, dessiner les discussions entre la Lune et les marées basses. Témoigner de l’instabilité des peuples, de la friabilité des foules. Expliquer la naissance et la mort des empires. Mettre en lumière les mouvements des coeurs et les folies humaines et du pourquoi la nature humaine est trop simple et trop compliquée. Théoriser ce qu’il y a après la dernière étoile visible dans le télescope, après les récifs de corail si profond que la lumière ne peut y aller.
Tout ça, on est deux à pouvoir le faire, tu te le figures bien.
On aurait pu travailler de concert, tu sais, j’aurai pu coopérer. Mais non. T’as perdu ta chance quand t’as tenté de m’enchaîner.
T’as voulu me bander les yeux comme on fait aux chevaux, t’as voulu que je reste à terre à m’écorcher les genoux comme les types dans la caverne. Et quand tu parles tu as la voix douce des dictateurs qui se font croire les pères des pays. Tu m’as croire que tu étais le seul, que tu étais le bon, que tu étais assez vaste pour moi.
T’es comme les livres un peu moyens, un peu fades, une fois qu’on t’as lu, te relire ne nous apporte plus rien. Une fois qu’on a compris qui tu étais, t’as plus grand chose à nous offrir. Plus rien en fait.
Tu sembles trop vide quand personne ne te réinvente.
Les balles de fusils ricochent. Les grenades sont inefficaces. Les bombes ne t’écorchent qu’à peine.
Mais moi j’ai l’encre. Mais moi j’ai de l’imagination qui déborde, de l’imagination à revendre, moi Monsieur. Et là, on est à armes égales.
Je te l’ai dit, c’est devenu un champ de guerre immatériel à balles réelles. Non c’est pas parce que ça se passe à l’intérieur de nous que ça n’existe pas. C’est un acte politique, rebelle, militant, c’est du terrorisme noble, c’est un attentat spirituel, c’est la révolution, c’est le changement de camps de la liberté. C’est la prise de la Bastille des gens à l’étroit dans la définition que tu leurs as donné de leurs noms, qui refusent la forme de tes soupirs et la couleur de tes soupirs, et pourquoi le Soleil se couche toujours d’un seul côté et se lève toujours de l’autre. Et pourquoi y a qu’un seul soleil d’abord ?
Les artiste sont tes pires ennemis, n’est-ce pas Monsieur le Monde ? Je ne me trompe pas en disant cela ? Parce qu’ils te rendent potentiel, choisissable, facultatif, inutile, non nécessaire. Ils mettent les mains sont le capot, dans le cambouis, ils farfouillent, ils te cassent, ils te casent un ou deux virus dans la matrice, l’air de rien.
Avec eux tu deviens celui qu’on n’est plus obligé d’accepter, tu n’es plus celui qu’on nous impose, on peut voyager maintenant, on peut se sentir libres d’aller de planètes en planètes, de nuages en nuages et dans les rues perdues de l'Atlantide, de voyager d’univers fictifs en univers fictifs, de passer d’histoires en histoires comme à peu près tous ces satanés jeux de gamins qui impliquaient de courir d’un bout à l’autre de la cours de l’école.
Et tu vois, il y a ces voix qui m’ont dit d’assumer, de m’assumer, que le plus important c’était d’oser être qui je suis sans faire semblant d’être ce que je ne suis pas. Elles tremblent un peu c’est vraies, elles sont pas toujours plus sûres que la mienne, même si parfois elles en donnent l’air. Parfois aussi elles grésillent comme des vieilles radios, ou la neige sur les écrans. Enfin bref ! Je dis pas que j’en suis capable, non mais je dis que ça me tuera pas de les écouter, et qu’on peut toujours essayer.
Hormis toi, j’ai pas grand chose à perdre de toute façon.
Alors voilà, salut le Monde c’est moi, c’est celle que t’as décemment pas fini d’entendre gueuler, et aussi peut-être bien celle qui te fera mourir un jour, de peur, des tremblements qui te boufferont jusqu’à l’épicentre de ta moelle et trempé de sueurs froides dans la planque que tu auras vainement essayé de te trouver.
Moi c’est Marine, 17 ans, bientôt 18.
J’apprends à écrire mon prénom avec une majuscule et puis aussi à laisser un peu de lumière passer par les fissures et les béances et les plaies que j’ai pas encore su très bien panser. Je le dirai pas encore à haute voix mais je suis une artiste et une écrivaine et très bientôt je l’espère, ton pire cauchemar, une future mer en devenir.
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