Chapitre 12 : Le blues du réveillon
Camaret, Presqu'île de Crozon, le 31 décembre 2021
Erwann vient de rentrer à son domicile, exténué par une soirée trop bruyante et arrosée. Il a fini par accepter à contrecœur l’invitation de ses deux meilleurs amis, espérant casser le cycle infernal de la solitude dans laquelle il a tendance à s’enfermer.
Si cela n’avait tenu qu’à lui, il serait resté tranquillement à la maison, à peaufiner ses projets professionnels, mais Quentin ne l’a pas entendu de cette oreille et l’a presque tiré par les cheveux pour le faire sortir de sa caverne. Hors de question de laisser son pote seul un soir de réveillon de la St Sylvestre.
Maintenant, ses fringues sentent la cigarette et il se sent au bord de la nausée à cause de l’excès de nourriture qu’on l’a obligé à ingurgiter. Après une semaine de quasi-diète forcée sur le sentier des Douaniers, à manger plus par nécessité que par envie, son estomac n’était pas prêt à cette abondance de mets.
Le silence de son immense demeure l’oppresse. Il s’allume une cigarette et en tire une bouffée, accoudé à la fenêtre ouverte de la cuisine. Le vent marin vient lui caresser la joue. Marmiton s'enroule autour de ses jambes, en réalisant des huit. Après avoir passé une semaine chez Mama, en l'absence de son maître parti vadrouiller, l'animal est heureux de son retour au bercail. Le chat grimpe sur le rebord de la fenêtre. Erwann lui caresse distraitement les oreilles et écoute le petit moteur de plaisir ronronner.
Erwann aurait préféré que Manon-Tiphaine soit là pour savoir comment s'est passée son réveillon, mais elle dort chez sa meilleure amie cette nuit… À quinze ans, sa fille mène déjà sa propre vie et, même si cela lui tord le ventre de l'admettre, il doit bien se résoudre à l’idée que bientôt, elle n’aura plus autant besoin de lui… Si seulement il avait eu d’autres enfants pour continuer à pouponner et à se sentir utile. Malheureusement, il faut se rendre à l’évidence, cela ne semble plus d’actualité. À ses yeux, ses quarante ans ont sonné le glas d’une nouvelle paternité et il semble que pour lui, tout cela soit terminé.
Pourtant, il ne se sent pas si vieux que ça, même si certains matins, son corps le rappelle à l’ordre. Il a bien conscience de ne pas faire tout ce qu’il faut pour être en parfaite santé. Son alimentation laisse parfois à désirer. Lorsqu’il est seul chez lui et qu’il n’a pas l’obligation de préparer un repas sain et équilibré, il se rabat sur un traiteur ou des surgelés.
Et puis la cigarette n’aide en rien. Il sait que c’est une très mauvaise habitude mais ne se sent pas la force d’arrêter. Fragilisé par son divorce, séparé de sa fille deux semaines par mois, puisqu’il se partage avec son ex-femme la garde de l'adolescente, sa vie privée lui donne souvent l’impression d’avoir tout raté.
En tant que papa solo la moitié du temps, il n’est pas sûr d’être à la hauteur des attentes de son enfant. Partagé entre la culpabilité de ne pas être assez disponible pour elle et la peur de l’étouffer, il peine à savoir où se trouve le juste milieu.
Erwann tire une nouvelle et longue bouffée et expire les volutes de fumée, qui s’évaporent en multiples arabesques blanches au cœur de la nuit noire. Machinalement, il joue avec ses bagues en les faisant tourner. Une habitude lorsqu’il est stressé.
La photographie est le seul domaine où il se sent bon actuellement.
Son travail le passionne tellement, qu’en l’absence de sa gamine, il s’y consacre corps et âme, travaillant parfois jusque tard dans la nuit pour retoucher ses clichés. Seulement voilà : les nuits courtes se paient plus cher qu’avant et son ami ostéopathe, Grégoire, reçoit de plus en plus souvent sa visite. Lorsqu’il court, ses poumons le brûlent et son souffle se raréfie, comme s’il faisait du trekking en haute montagne.
Bien que crevé par cette soirée, qui lui a semblée interminable autant qu’inutile, Erwann passe sous la douche. L’odeur de la clope a imprégné ses cheveux, qu’il laisse pousser depuis sa séparation d’avec Alice, la mère de sa fille. Comme pour souligner qu’une page était bel et bien tournée, il a décidé de changer de tête et même de look pour passer ce cap difficile.
A présent, il arbore un carré mi-long, naturellement ondulé, qu’il attache en chignon rapide sur le sommet de sa tête, dégageant ainsi les côtés de son crâne complètement rasés. Une coupe réalisée par son autre meilleur ami, Richard, un des rares coiffeur-barbier installé sur Camaret. Lui aussi était de la partie ce soir.
Ses deux meilleurs potes n’ont d’ailleurs pas cessé de le chambrer toute la soirée, lorsqu’une trentenaire un brin excentrique que personne ne connaissait, lui a fait un rentre-dedans acharné.
Vulgaire et complètement éméchée, la fille en question ne lui a inspiré que de la pitié. C’est pourtant lui qui s’est dévoué pour lui tenir les cheveux lorsque cette dernière s’est mise à vomir sur la terrasse juste à ses côtés. La moitié des convives étaient alors sortis dehors pour fumer. Après lui avoir tendu un mouchoir pour qu’elle puisse se nettoyer, il s’était éclipsé de la maison où il était invité, avant qu’une autre malheureuse dans le même genre ne vienne le solliciter.
Il est vrai que depuis qu’il arbore cette coupe de cheveux plus moderne, son succès auprès des femmes ne cesse de s’amplifier. À l’origine, il a juste voulu rajeunir son image, pensant que cette dernière était très importante dans son métier.
Erwann voulait afficher un style dynamique pour se sentir plus branché et attirer une nouvelle clientèle. Certes, depuis les commandes ne cessent d’affluer, mais avec elles également toutes les femmes un peu délaissées qui veulent s’encanailler...
En sortant de la douche, Erwann tombe sur un petit mot qui a été laissé à son attention sur le dessus du panier de linge sale. Il reconnaît de suite cette écriture un peu penchée...
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