Chapitre 14 : C'est pas faux !
Voyant l’heure déjà bien avancée, Erwann se résigne enfin à se glisser sous la couette, vêtu d’un caleçon et d’un tee-shirt à message, dernier cadeau de Noël de la part de Manon-Tiphaine. Dessus, est inscrit une phrase que tous les aficionados de la série Kaamelott connaissent bien : « En général, moi je réponds merde, en principe, ça colle avec tout. »
Ce soir, le message colle plutôt bien avec l’humeur d’Erwann.
La réplique, attribuée à Sire Léodagan, le fait sourire à chaque fois qu'il l'entend. Un humour cinglant et pince-sans-rire que le père et la fille partagent et qui participe, comme tout le reste, à nourrir leur complicité.
Bien que ses yeux rouges réclament un repos bien mérité, Erwann ne résiste pas à la tentation de jeter un dernier coup d’œil à son téléphone. Déjà, des messages de bonne année commencent à affluer. Et d’autres messages, dont il se serait bien passé, apparaissent dans la bulle de sa messagerie instantanée :
— Alors, espèce de gland, pourquoi tu t’es barré ? Tu avais une touche avec la brune qui portait une robe trèèèèèèès décolletée. Elle te cherche partout.
Quentin est apparemment encore à la soirée. Erwann aimerait lui répondre de se mêler de ses affaires mais il sait bien que cela sera inutile. Depuis sa séparation, ses potes n’ont de cesse d’essayer de le recaser.
— Elle m’a presque vomi dessus, trou du cul.
— Bah alors, grand fou, t’es parti sans dire au revoir, reviens couillon !
Cette fois, c’est Richard qui rejoint la conversation et regrette son départ précipité. De toute évidence, lui non plus n’est pas encore rentré. Tous les trois sont à présent sur Messenger mais seul Erwann est au lit prêt à se coucher. Pour lui la fête est vraiment terminée.
Et il n’a aucun doute concernant le reste de leur nuit qui s’annonce agitée.
— Une petite partie de billard chez moi, ça te dit pas mon lapin ? renchérit Richard, dans une ultime tentative.
Richard est le plus sérieux des deux compères. Coiffeur styliste pour hommes et barbier, installé à son compte sur la Presqu’île de Crozon, il a ouvert l’an dernier un superbe salon qui affiche désormais toujours complet. Sa réussite professionnelle a été saluée par les journaux locaux, qui se sont entichés de lui et en ont fait leur nouvelle coqueluche. Pas un mois ne passe sans qu’un article de presse régionale ne sorte pour vanter les mérites et les doigts de fée du quarantenaire stylé. Erwann a d’ailleurs été sollicité pour faire un reportage photo sur Richard et sa nouvelle équipe, afin d’agrémenter le supplément d’une édition du weekend.
Quentin aussi possède son propre salon de tatouage dont il est le gérant depuis une dizaine d’années. Ses créations stylisées attirent les amateurs du genre qui viennent parfois de loin pour arborer une de ses pièces uniques. Spécialisé dans le black work, le dot et le néo-trad, ce touche-à-tout aime son métier autant que sa belle cylindrée. Amateur de mécanique depuis l’enfance, Quentin ne jure que par sa BMW sportive à la carrosserie ronde et lustrée, qu’il enfourche par tous les temps, parfois juste pour le plaisir d’entendre rugir son moteur puissant.
— Viens nous rejoindre au Quai West, on va bientôt bouger, insiste Quentin, qui n’a pas dit son dernier mot.
Ses deux meilleurs potes, avec leurs talents respectifs et leurs qualités humaines, ont grandement contribué à lui changer les idées lorsqu’il s’est fait plaquer par Alice. Mais à présent, Erwann aspire à autre chose qu’à cette vie faite de tournées des bars et autres joyeusetés.
Même si Quentin sait se montrer convaincant pour embrigader ses deux complices, Erwann refuse de plus en plus souvent ses invitations pour ce genre de périples.
— Nan et nan, merci les gars mais c’est bon je suis crevé. Et déjà couché.
— Allez mon loulou, on dormira quand on sera vieux !
Erwann se retient de lui dire que ce soir, lui se sent déjà vieux. Et lessivé.
Apparemment, Richard n’a pas été trop dur à convaincre pour se laisser entrainer… Depuis que son cœur a été brisé l’an dernier, Richou, ainsi qu’il est parfois surnommé, n’est plus vraiment lui-même. Et Erwann sait que dans ces cas-là, il n’y a plus rien à faire pour l’arrêter. Les deux célibataires vont célébrer les premières heures du premier jour de l’année à leur manière, probablement lancés dans une épique virée nocturne.
Pour tous les deux, la nuit ne fait que commencer.
— Ok Papy ! Bonne branlette alors ! ajoute le tatoueur qui adore le chambrer.
— Laisse ma bite tranquille, du con, s’impatiente Erwann.
— Ça fait trop longtemps qu’elle a pas servi, Gaz. Elle va finir rouillée.
Gaz, un des surnoms dont Erwann a hérité du temps de sa jeunesse et qui depuis lui est resté. Erwann sourit en lisant le petit nom que Richard lui a autrefois trouvé. Cela remonte à une éternité, alors que tous les deux avaient l’habitude de passer leurs soirées à enflammer les dancefloors des boites de nuit branchées. Erwann, excellent danseur à l’époque, s’était vu surnommé ainsi par son pote, car, comme le lui avait expliqué ce dernier : y’a que le gaz pour s’enflammer comme ça !
— C’est pas faux, intervient Richard qui n’en loupe pas une pour citer Kaamelott.
— C’est ça, c’est ça. A plus tard les pignoufs. Allez-y mollo quand même, prévient Erwann, dont le propre ton paternaliste ne lui a pas échappé.
C’est plus fort que lui. Depuis que sa fille a atteint l’âge sensible de l’adolescence, il ne peut s’empêcher de craindre le pire dès qu’il s’agit de soirées. Pour elle comme pour ses amis.
— T’inquiète Papa, on est majeurs et vaccinés, écrit le coiffeur, qui a lui aussi relevé l'esprit surprotecteur du photographe.
— On te raconte demain fréro… Ou on t’enverra des photos ! conclut Quentin dans la foulée, en postant un selfie des deux acolytes en train de picoler.
Il adore ses potes, mais ne regrette vraiment pas cette vie déjantée.
Erwann scrolle rapidement son fil d’actualité pour lire ce que les personnes ont commenté sous les dernières images qu’il a publiées plus tôt dans la journée.
Il a pris l’habitude de poster régulièrement ses plus belles photos sur les réseaux sociaux. De cette manière, il augmente sa visibilité auprès de nouveaux clients potentiels et accroît un réseau déjà bien alimenté. Cela lui donne le sentiment d’avoir un but, une autre raison d’exister.
Sa fille et son travail sont les deux piliers de sa vie. Il a conscience d’avoir du mal à lever le pied concernant le boulot, mais ce dernier a le mérite de lui occuper suffisamment l’esprit pour lui éviter de penser. Erwann ne se sent pas réellement prêt à faire de la place dans sa vie pour une femme. Il n’arrive pas à se projeter dans une nouvelle relation.
Ses amis, sa famille et surtout sa fille n’arrêtent pourtant pas de le pousser dans cette direction. Mais la peur de vivre un nouvel échec est plus forte que l’envie de retenter sa chance. Malheureusement pour lui, ses tatouages ont cicatrisé plus vite que la blessure qu’Alice lui a infligée.
Alors qu’il s’apprête à éteindre définitivement son téléphone, une notification attire son œil fatigué…
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