Chapitre 42 : La beauté est dans l’œil de celui qui regarde
Gwendoline sent ses joues s’empourprer de plus belle, et lui rend le sourire qu’il affiche de toutes ses belles dents blanches, fier de sa remarque taquine. Il ne cherche pas à la mettre mal à l’aise mais plutôt à la détendre, ce qui semble difficile, tant elle a l’air désorientée, comme perdue, hors de son élément. Cela lui rappelle ce pauvre Nestor, le poisson rouge de sa fille, qui avait jailli malencontreusement de son bocal et s’était retrouvé suffoquant, hors de l’eau.
Est-ce le cadre très chic qui l’indispose ainsi ou sa présence à lui qui la perturbe ? Peut-être a-t-elle passé une mauvaise journée ?
Même s’il essaie de ne rien montrer, lui non plus n’en mène pas large, mais la fraîcheur de la jeune femme, sa simplicité et sa douceur, lui donnent le sentiment d’être avec un être dénué de toute méchanceté. Elle fait preuve de bienveillance à l’égard des membres du personnel, les remerciant avec générosité. Il voit sa gentillesse dans son sourire affiché et dans chacun de ses gestes, ce qui souligne sa bonté.
Le serveur leur propose un apéritif mais tous les deux ont le même réflexe de poser la main sur leur verre pour l’empêcher de le remplir.
— Cocktail sans alcool, s’il vous plait, annonce Erwann, aimable.
— La même chose, renchérit Gwendoline, aux anges.
— Bien, Monsieur, Madame, je vous amène cela tout de suite.
Le serveur s’éloigne et continue son tour vers une autre table.
Erwann se penche vers le pied de sa chaise où il a posé sa sacoche en cuir, de laquelle il tire quelques imprimés.
— Comme convenu, je t’ai apporté les planches contact des clichés que j’ai sélectionnés et j’attends ton avis pour les imprimer.
Il les lui tend, accompagnés d’une sorte de loupe, pour agrandir les petites cases qui lui paraissent minuscules sans les lentilles que Gwendoline a l’habitude de porter.
En terminant de se maquiller, elle en avait fait sauter une en début de soirée et avait été incapable de remettre la main dessus, passant dix minutes à quatre pattes à la chercher sur son tapis dans la salle de bain. Voyant l’heure tourner, elle avait décidé de laisser tomber, ne voulant pas faire patienter Erwann, sous peine de paraître impolie. Par coquetterie, elle avait préféré laisser ses lunettes à la maison, mais sa vue étant ce qu’elle était, elle n’y voyait pas très bien. Voilà pourquoi, elle avait sûrement manqué de tomber sur la passerelle les menant au restaurant. Et maintenant, elle devait rapprocher la planche contact si près de son visage qu’Erwann allait sûrement la prendre pour une folle. Heureusement, il avait ramené cette loupe grossissante qui allait la sauver ! Maudit soit cette foutue lentille sauteuse.
La jeune femme plisse les yeux et sourit de voir le résultat de la séance, qui est au-delà de ses espérances.
Les photos sont magnifiques et les couleurs dégradées du ciel de feu sont incroyables. On croirait presque une aquarelle tant le mélange et les nuances de bleu-violet et de rose-orangé sont sublimes. Sur l’une d’entre elles, son visage est mis en valeur par le halo mauve qui l’entoure. Ses iris verts sont brillants et leurs pupilles rétractées laissent apparaître leur jolie couleur menthe à l’eau. Son regard est doux et profond, et son visage paraît angélique, presque irréel. On dirait une fée. Étonnée de se voir si jeune, elle l’interroge :
— As-tu beaucoup retouché les photos ?
— Je n’ai même pas eu besoin de le faire sur certaines et les seules modifications que j’ai apportées concernent le décor, l’arrière-plan ou des détails mineurs sur tes vêtements, comme par exemple une étiquette qui dépassait. Toi, je ne t’ai pas touchée, enfin... je veux dire, je ne t’ai pas modifiée, se reprend-il, espérant qu’elle n’ait rien entendu. Tu es comme dans la vraie vie.
— Pourtant, j’ai l’air si jeune !
— Mais tu l’es !
— Certes… Certes… Mais le reflet que je vois dans ma salle de bain le matin ne me semble pas aussi flatteur.
— Il faut absolument que tu changes de miroir, assène-t-il avec un grand sourire.
Elle rit de son trait d’humour et le regarde entre deux coups d’œil sur la planche contact. Il semble subjugué par ce qu’il voit. Flattée et émue par l’intérêt qu’il lui porte, elle a du mal à se concentrer sur les feuilles de papier glacé qu’elle tient entre ses mains.
— Ton travail est magnifique, Erwann. Tu sais capter l’essence des gens. C’est la première fois que je vois tant de joie et de douceur sur des photos de moi. D’ordinaire, je me trouve plutôt le visage dur, avec des expressions fermées, très sérieuses, mais là… je ne sais pas, il y a quelque chose de nouveau… On dirait que tu m’as transformée !
A ses mots, elle s’arrête net dans son élan, pensant en avoir trop dit. Légèrement honteuse de s’être confiée ainsi, elle se reprend :
— Enfin, j’imagine que ton talent s’exprime avec tous tes modèles, cela va de soi.
D’où vient cette nouvelle pointe de jalousie qu’elle ressent à l’idée qu’il a l’habitude de travailler entouré de jolies filles ? Ce n’est pas dans sa nature d’ordinaire, mais l’imaginer au milieu de pléthores de belles femmes la dérange. Elle se sent à présent vulnérable, ce qu’elle déteste et machinalement, se met à faire tourner le verre vide posé devant elle.
— La séance d’hier soir a été une des meilleures que j’ai faites récemment. Je t’ai trouvée super. Tu t’es donnée à fond et cela m’a impressionné.
Erwann a-t-il perçu son moment de faiblesse ou décodé l’ombre qui a sûrement traversé son regard ? Alors qu’il semble vouloir la rassurer, la jeune femme se sent démasquée.
Elle s’en veut d’être si transparente, malgré elle, car elle n’aime pas dévoiler ses fragilités. Elle a toujours peur de donner à l’autre du pouvoir. Le pouvoir de la blesser. La modèle préfère qu’on la croie forte, invincible, même quand ce n’est pas le cas. Surtout quand ce n'est pas le cas. Elle a bâti des murailles autour d’elle pour que les autres ne puissent pas pénétrer dans son monde et découvrir sa vraie personnalité. Ils pourraient la rejeter s’ils savaient qui elle était vraiment.
Erwann la regarde et perçoit son anxiété dans son attitude plus fermée. Il aimerait la détendre mais ne la connait pas assez pour savoir ce dont elle a besoin. De ses yeux francs, il capture son regard et déclare doucement :
— Je n’ai pas l’habitude de faire des retouches durant la nuit, tu sais, ment-il, pour essayer de la convaincre.
En réalité, Erwann travaille souvent la nuit mais il sent qu’elle a besoin d’être rassurée et il ne peut pas s’empêcher de le faire. D’autant qu’à ses yeux, elle n’a strictement aucune raison de douter d’elle-même.
— Notre séance m’a vraiment inspiré, reprend-il avec conviction et je suis ravi du résultat. Tu es superbe sur les clichés.
Serait-il aussi dithyrambique s’il apprenait la vérité à son sujet ? pense soudainement la jeune femme. La discussion houleuse qu’elle a eue avec Manuella, plus tôt dans l’après-midi, lui revient en mémoire et elle sent un léger malaise l’envahir… Aujourd’hui, elle a été pénétrée par d’autres hommes. Ils n’ont pas eu accès à son cœur mais ont touché son corps. Ils n’ont pas profité d’elle car elle était d’accord. Ils ne l’ont pas brusquée car ils se sont montrés doux et respectueux. Elle est grassement rétribuée pour ce qu’elle fait et adore l’argent, comme elle se plaît à le répéter. Elle a connu la pauvreté enfant et ne veut plus revivre cette situation.
Son activité est formelle, cadrée et elle n’a jamais fait de mauvaises rencontres. Son principal souci, c’est le regard que les gens portent sur son travail. Sans leur jugement désapprobateur et les qualificatifs associés, ce serait juste un boulot comme un autre.
Mais elle a longtemps été célibataire et sait, pour l’avoir vécu, que pour un homme, cette situation n’a rien d’ordinaire. Elle doit être honnête avec Erwann et lui dire la vérité. Quitte à être rejetée. Convaincue qu’elle va le décevoir, elle se lance à contrecœur :
— Erwann, reprend-elle la gorge sèche, il faut que je te dise quelque chose… quelque chose que tu dois savoir dès maintenant avant… avant que tu ne te fasses de fausses idées sur moi, termine-t-elle d’une voix chevrotante.
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