Chapitre 6 : La fin de la Terre

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Après une nuit passée près de la plage de l’Aber, Manon-Tiphaine improvise au réveil une séance de stretching pour étirer sa silhouette de sportive, fine et dessinée par des années de surf, tandis qu’Erwann remballe tout leur barda. La randonnée sollicite de nouveaux muscles dont l’adolescente n’avait pas connaissance et qui semblent se réveiller à son bon souvenir. Lorsqu’elle fait sa toilette sommaire, son corps lui apparaît encore plus sec et galbé qu’auparavant.

Un des avantages à faire beaucoup de sport, alors qu’elle est encore en pleine croissance, est qu’elle peut manger presque autant que son père et dévorer tout ce qui lui plaît. Parfois, elle a peur de finir comme sa mère, dont la surcharge pondérale lui a longtemps fait frôler l’obésité morbide. La jeune fille se rassure en palpant ses cuisses sans cellulite, mais espère cependant avoir hérité du métabolisme efficace de son père. Celui d’Alice, sa mère, semble vraiment tourner au ralenti, bien qu’à table, cette dernière ne mange que très peu, bien moins en tout cas que Loïc, son nouveau mari. Ce dernier, amateur de charcuterie et de plateaux de fromages, est quant à lui une sorte d’armoire à glace, trapu et de taille moyenne, avec de larges épaules et des muscles courts. Manon-Tiphaine a toujours trouvé étrange que sa mère ait choisi un homme qui faisait presque une tête de moins qu’elle, d’autant plus qu’avec son crâne à la Yul Brynner, Loïc est loin d’être une gravure de mode.

Rien à voir avec Erwann que Manon-Tiphaine trouve extrêmement séduisant, et dont le charme naturel fait tourner quelques têtes, même si ce dernier ne semble pas en avoir conscience. Il faut dire que son père a l’habitude de courir et possède un corps sculpté et tonique, en dépit d'une alimentation moyennement équilibrée. En dehors de son addiction à la cigarette, qui limite ses capacités respiratoires et lui donne le teint terne, son paternel lui apparaît presque comme le compagnon masculin idéal. Mais la cigarette est vraiment son point faible : le pauvre n’a eu de cesse au cours de leur périple de se plaindre de son souffle court. Après une montée particulièrement rude, il s’était exclamé, en ahanant comme un bœuf :

— Ma cage thoracique est sur le point d'exploser !

Heureusement pour son père, en ce cinquième jour de marche, les bivouaqueurs reprennent la route tôt le matin en direction de Lanvéoc, pour une balade à plat des plus reposantes. Ils quittent le sentier côtier vallonné pour traverser les terres sans relief. L’occasion pour eux de serpenter sur des chemins plus accessibles et moins fatigants, entre forêt et paysages champêtres.

Lorsqu’ils établissent leur campement, peu avant Roscanvel, après une escale au port du Fret pour le déjeuner, le père et la fille sont déjà nostalgiques de cette parenthèse qui va bientôt se refermer.

— On refera d’autres randonnées, Pa’ ? demande Manon-Tiphaine, au moment du dîner.

— Bien sûr ma chérie, cela m’a beaucoup plu, affirme-t-il, enthousiaste.

— Un jour, j’aimerais que l’on fasse Compostelle.

— C’est vraiment une super idée.

— Il y a environ trente-cinq jours entre le départ, aux pieds des Pyrénées à Saint-Jean-Pied-de-Port et l’arrivée à Finisterra. On pourrait le faire pendant le mois où je suis avec toi l’été.

— Absolument. Je pourrais me libérer pour prendre des vacances. Finisterra, cela me tente bien. Marcher jusqu’à la fin de la terre…

— Oui, les Espagnols aussi ont leur Finistère, dit-elle en souriant. Leur bout du monde. Comme nous.

— On a de la chance de vivre dans cette belle région du bout du monde… conclut Erwann, songeur.

Leur dîner insipide avalé, ils passent plusieurs heures à lire, allongés chacun de leur côté, enveloppés dans leurs duvets orange, les faisant ressembler à deux énormes chenilles. Manon-Tiphaine est la première à s’assoupir, tandis qu’Erwann regarde la voute arrondie de la tente au-dessus de lui, traversée d’ombres en mouvement. Il écoute les bruits de la nature environnante, de la mer à proximité, et du vent sifflant dans les dunes et entre les rochers, et fait une prière. Alors qu’il est coupé des contingences extérieures du monde, dans cette parenthèse enchantée, il écoute son âme lui chuchoter à l’oreille qu’il serait bon que quelque chose lui arrive dans sa routine quotidienne, avant qu’il ne se transforme définitivement en ermite. Pour lui-même et pour sa fille, il se met à espérer à nouveau. Bercé par cette ambiance paisible, il s’endort en repensant à Finisterra, la fin de la terre… peut-être le début d’autre chose ?

Comme les autres jours, les backpackers à présent chevronnés, plient rapidement bagage au petit matin et montent vers l'église de Roscanvel, devant laquelle ils se prennent en photo avec le retardateur. Erwann ne peut s’empêcher de grimacer car, si son travail le conduit à photographier des centaines de gens, lui déteste être au centre de l’attention et se sent toujours mal à l’aise devant l’objectif.

Ensuite, ils contournent la Pointe des Espagnols, située à l'extrémité Nord de la presqu'île de Crozon, leur offrant une vue imprenable sur la rade de Brest, dans le goulet de l’océan Atlantique. Quel que soit le point de mire choisi sur les bords côtiers de la presqu’île, les panoramas sont toujours saisissants de beauté et ils n’ont cessé d’être émerveillés durant leur parcours.

Sous un ciel voilé et nuageux, ils longent le sentier des Douaniers jusqu'au Fort des Capucins avant d’établir leur campement une dernière fois, car demain sera le septième et dernier jour de leur petite escapade. Ils vont devoir dire adieu à leurs tenues d’aventuriers. Même si Erwann apprécie le confort et la vie aisée qu’il mène dans sa superbe villa, ce retour à la terre, à cette simplicité, lui a fait beaucoup de bien. Il se sent comme neuf, rechargé d’une nouvelle énergie et empli de nouvelles envies. Les discussions qu’il a entretenues avec sa fille lui ont montré qu’elle s’inquiétait pour lui et qu’il est peut-être temps de passer à autre chose et de tirer un trait sur le célibat dans lequel il s’était ankylosé depuis son divorce. Il aimerait essayer en tout cas.

Au retour à la villa, le lendemain, en fin de matinée, les randonneurs délaissent leurs grosses chaussures de marche crottées et leurs nippes sales dans le vestibule de l’entrée. Enfin délestés de leurs imposants sacs à dos, bien que ces derniers soient plus légers qu’à l’aller, déchargés du poids de leurs provisions utilisées, ils filent à la douche chacun de leur côté.

Manon-Tiphaine possède une suite parentale, comme son père, et sa salle de bain personnelle est pourvue d’une douche et d’une baignoire, dans laquelle elle s’immerge tout entière, sous une montagne de mousse parfumée. Ce soir, c’est le réveillon de la Saint Sylvestre et elle a hâte d’aller le fêter avec son groupe de copains. D’autant plus qu’il y aura Clara, sa meilleure amie, chez qui elle doit rester dormir ensuite, car elles ont prévu une soirée pyjama entre nanas, avec trois autres filles de son club de surf.

De son côté, Erwann opte pour une douche tonique sous laquelle il se savonne vigoureusement. L’eau chaude qui s’écoule longuement sur son corps malmené est un délice qu’il savoure avec gratitude. Pour se débarrasser de la sueur tenace et rance dont il est imprégné, il n’hésite pas se laver une seconde fois, en insistant bien sur les poils de sa barbe, de ses aisselles et de son sexe, qu’il ne rase jamais. Si son côté homme des cavernes lui convient très bien en temps normal, ce n’est pas tellement l’idéal avec la toilette sommaire à laquelle il s’adonnait quotidiennement au campement.

Alors que la buée a envahi toutes les parois de la douche, qui s’est transformée en sauna, il termine ses ablutions par deux shampoings pour cheveux gras. Après avoir frotté vigoureusement son cuir chevelu, il le rince jusqu’à ce que ses longueurs crissent sous ses doigts. Lorsqu’il sort de l’étuve dans laquelle il était enfermé, toute la pièce est recouverte de condensation et d’humidité. Une longue serviette éponge enroulée autour de ses hanches, il coupe ses ongles trop longs, car ses mains ressemblent à celles de Brian May, or il est photographe, pas guitariste de rock.

Puis il termine sa rénovation corporelle par un brossage de dents en règle de cinq minutes quarante-quatre, le temps d’une chanson qu’il adore, Jerusalema de Master KG featuring Nomcebo. Il complète ce soin buccal par un bain de bouche et le passage du fil dentaire mentholé. Ce faisant, il se sent comme un homme neuf.

Ayant abandonné tout son matériel de camping dans son garage double, Erwann s’oblige à revenir s’en occuper au sortir de sa douche. L’humidité accumulée dans la toile de tente doit sécher avant que l’équipement ne soit rangé, sous peine de voir ce dernier moisir. Or, Erwann a bon espoir, bientôt, de refaire une expédition similaire, accompagné ou en solo…

Lorsqu’il aura fini de mettre la petite tente à auvent bien au sec, il pourra décider ce qu’il fera de cette soirée, qu’il a appréhendée depuis le premier jour de la randonnée. Si seulement le temps avait pu s’arrêter après leur départ… il aurait aimé continuer à parcourir les deux mille kilomètres du chemin des Douaniers sans s’arrêter…

Ce genre de festivités n’est pas sa tasse de thé. Il n’a jamais été friand de ces rendez-vous où l’on se force à faire la fête pour célébrer une date du calendrier. Cependant, il a été invité par ses amis et décide de se faire violence, en partie parce qu'il rechigne à les décevoir, mais aussi parce qu'au fond de lui, il sait qu'il doit donner une chance à la vie de le surprendre.

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