Chapitre 55 : Sacré Graal II
Les valises de Gwendoline sont prêtes. Elle part pour la Bretagne demain matin.
En lisant ses mails après le diner, elle découvre un message de sa bookeuse, Jeanne, de l’agence Les Modèles Alternatifs, qui l’informe qu’elle a été sélectionnée pour deux nouvelles missions en tant que modèle photo. Le mail se conclut par un « contacte-moi rapidement, qu’importe l’heure, c’est urgent », au ton assez péremptoire. Le style parisien, sans aucun doute.
Gwendoline appelle Jeanne aussitôt, et malgré l’heure bien avancée de la soirée, celle-ci lui répond sans tarder. Apparemment la notion de repos n’existe que pour la Province.
— Gwendoline, merci de m’avoir rappelée !
— Je vous en prie. Merci à vous d’avoir pensé à moi, surtout. De quoi s’agit-il ? interroge la jeune femme, fébrile et excitée à l’idée de voir sa carrière de modèle photo prendre une nouvelle tournure.
— Ton profil a retenu l’attention de plusieurs clients qui aimeraient travailler avec toi rapidement. Je t’envoie leurs coordonnées par mail dans la foulée. Ce sont des habitués et ils sont sérieux, tu peux y aller les yeux fermés.
— Très bien. C’est sur mon secteur ?
— Oui, rien à plus de cinquante kilomètres comme tu nous l’as indiqué. Tu seras intégralement défrayée, y compris la nuit d’hôtel si jamais le shooting se termine trop tard. Tu as quelqu’un pour garder ta fille, tu m’avais dit, non ?
— Oui, oui, ma meilleure amie peut toujours me dépanner.
— Bien. Autre chose. Il y a une très grosse campagne qui arrive pour la marque Dove. Ils veulent des personnalités atypiques, alors avec tes cheveux gris et tes tatouages, ils seront sûrement très intéressés. Ils n’en sont encore qu’en amont du projet, mais dès que la phase casting est lancée, je serai la première à te rencarder.
— Merci, c’est très gentil, Jeanne, la remercie-t-elle sincèrement, touchée par les efforts que la parisienne déploie pour elle.
— Je t’en prie. C’est un très très gros truc, une campagne nationale et ce sera très très bien payé. Ça peut suffire à te lancer, tu sais !
L’enthousiasme de sa bookeuse est communicatif et Gwendoline se prend à s’imaginer sur un immense panneau d’affichage, comme ceux que l’on trouve disséminés partout dans son quartier.
L’échange téléphonique se termine lorsque Jeanne doit raccrocher, car deux autres personnes sont en train d’essayer de la joindre et sa ligne n’arrête pas de biper.
Gwendoline prend quelques instants pour digérer l’information. Elle se rend compte que son cœur n’a pas arrêté de faire des embardées pendant toute la discussion, tant ce qu’on lui racontait semblait trop beau pour être vrai.
Ses mains tremblent encore lorsqu’elle saisit son agenda pour y noter toutes les informations.
Et si justement c’était la réalité ? Si elle allait enfin pouvoir quitter son job et vivre de cette nouvelle activité ? C’est son désir le plus cher. Elle a vraiment hâte d’arrêter les massages érotiques et, à bientôt quarante ans, après treize ans de bons et loyaux services, il lui tarde plus que jamais de raccrocher ses strings.
Elle essaie depuis des mois de faire tout ce qui est en son pouvoir pour se créer une nouvelle vie. Une vie meilleure, sans contrainte, illimitée.
Inscrite dans une agence de modèles depuis la fin de l’année dernière, elle étoffe constamment son profil avec de nouvelles photos issues des shootings qu’elle fait en studio ou en extérieur, comme celui qu’elle a réalisé avec Erwann. Sa fiche est mise à jour chaque semaine et consultée par de nombreuses personnes tous les mois. Comme ses photos sont renouvelées régulièrement, cela lui donne une image dynamique qui plaît beaucoup aux clients des agences, qui apprécient les modèles motivés. Son profil atypique attire de plus en plus de personnes qui veulent collaborer avec elle et la sollicitent pour des petits projets rémunérés. Elle a déjà travaillé à quelques reprises pour des catalogues, ce qui lui a beaucoup plu et lui a apporté l’expérience nécessaire pour progresser.
A présent qu’elle s’est lancée à la poursuite de son rêve, rien ne peut l’arrêter. Elle ose enfin imaginer que ce dernier puisse se concrétiser. Elle se voit déjà faire la couverture de magazines, comme Elle, Femme actuelle ou Gala et être le porte-parole de toutes ces femmes qui n’assument pas leurs différences :
— Soyez vous-même, a-t-elle envie de scander, les autres sont déjà pris !
Oscar Wilde avait raison. C’est dans l’originalité que réside la force, dans les particularités que se trouve le génie. La singularité de chacun est sa propre richesse. En la cultivant, tout le monde accède à l’essence de son talent. Les faiblesses, les défauts et autres « handicaps » sont le trésor de chaque être humain. En les exploitant, tout le monde peut participer à rendre ce monde plus beau.
Gwendoline aimerait être un des visages de cette génération de femmes plurielles, aux beautés multiples, dont elle fait partie. Elle se sent capable de défendre son message contre vents et marées. Cela est d’autant plus important pour elle qu’en agissant ainsi, elle désire être un modèle pour sa fille et lui enseigner de belles valeurs de respect et de tolérance.
Cette mission à laquelle elle veut se consacrer est d’autant plus nécessaire pour la jeune femme qu’elle ne se voit pas actuellement comme un parangon de vertu qui pourrait être érigée en exemple pour sa fille.
Emma n’a jamais été mise au courant de son travail de masseuse érotique. La petite est âgée de dix ans seulement et Gwendoline n'envisage pas de lui révéler sa véritable activité actuellement, même si pour cela, elle est contrainte de lui mentir, ce qu’elle déteste ouvertement. La mère se retranche toujours derrière sa couverture, son travail de traductrice, qui lui permet de justifier le fait qu’elle bosse à la maison.
Lorsqu’Emma était bébé et que Gwendoline venait de se séparer de son père, elle ne travaillait que deux jours par semaine afin de s'en occuper le plus possible. Maintenant que la petite est scolarisée, elle a calqué son boulot de masseuse sur les horaires de l’école et réussit à aller la chercher tous les après-midis à l’heure du goûter. C’est un luxe que toutes les deux apprécient et dont bon nombre de parents autour d’eux ne peuvent se targuer. Emma arrive à un âge où ses copines de classe rentrent à la maison toute seule, se débrouillant sans l’aide de personne jusqu’au retour des adultes, en fin de journée. Heureusement pour Gwendoline, l'enfant est trop peureuse pour lui demander un double des clefs et rentrer après les cours en toute autonomie.
Même si Gwendoline voit sa fille grandir, elle espère avoir encore un peu de temps avant que cette dernière ne souhaite plus d’indépendance. Emma n’a jamais posé de questions sur son métier, se contentant d’écouter sa mère en vanter les mérites qu’elle lui attribuait : beaucoup d’argent, de temps libre et des horaires aménageables. La gamine n’a jamais eu la curiosité d’en savoir plus, se suffisant des paroles de sa mère, en qui elle a toute confiance.
Gwendoline sait qu’un jour la vérité éclatera. Elle n’a pas l’intention de cacher son vrai job indéfiniment mais attend le bon moment pour en parler à sa fille, afin que cette dernière ne soit pas trop chamboulée par l’ampleur de la situation. Bien sûr, la maman n’a aucune idée de la date de ce fameux moment.
En réalité, elle ne le redoute même pas, se préparant depuis de nombreuses années au pire, prête à encaisser critiques et jugements de la part de la chair de sa chair. La révélation va peut-être briser leur relation, l’abîmer ou au contraire la renforcer, personne ne peut le dire. Mais la modèle est prête à prendre le risque et à faire preuve d’honnêteté. Car elle sait aussi tout l’amour et l’admiration que sa fille lui voue et même si la chute de son piédestal risque d'être grande, Gwendoline a la certitude que les choses finiront par s’arranger.
De toute façon, elle le lui dira un jour, elle s’en est fait la promesse, refusant catégoriquement de créer des non-dits destructeurs.
Le moment n’est tout simplement pas encore arrivé.
Aussi discrètement qu'un train entrant en gare, Emma arrive à ce moment-là dans la chambre de Gwendoline, surprenant sa mère perdue dans ses pensées.
— On fait un câlin, maman ?
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