Chapitre 72 : Effervescence
Une fois le goûter terminé, ils débarrassent ensemble la table, tandis que le vent impétueux continue à se faire entendre à l’extérieur, malgré l’épaisseur des murs de pierres.
— J’aimerais t’emmener au dernier étage, tout en haut du phare, déclare Erwann en se lavant les mains. On est au bon endroit pour profiter du spectacle des grandes marées. Mais il faut y aller maintenant, avant que le temps ne se dégrade davantage et que l’on ne puisse plus sortir du tout. Tu es partante ?
— Ce n’est pas dangereux ?
— Normalement non. Gaston m’a montré les cordes pour que l’on s’attache une fois là-haut. Ça vaut le coup, c’est vraiment à couper le souffle, tu verras.
Déformation professionnelle oblige, Erwann lui explique qu’il a aussi envie de faire quelques clichés. L’occasion est trop belle pour pouvoir y résister. Pour ce faire, il a ramené son appareil photo étanche, celui qu’il utilise lorsqu’il fait de la plongée sous-marine. Tout comme Gwendoline lui a fait partager un morceau de son univers la veille en l’invitant à se joindre à elle pour une méditation, il désire à présent la faire pénétrer dans son monde secret.
Rapidement, ils enfilent leur ciré, bonnet et écharpe, ainsi que leurs bottes de pluie et montent en file indienne dans l’étroit escalier qui les conduit au sommet de la tour. Erwann passe le premier pour s’assurer que tout est sécurisé. Arrivés en haut du phare, ils s’attachent au niveau de la taille avec les cordages disponibles. Le breton exécute les nœuds marins qu’il connait bien, solides et fiables. Puis, ils sortent par une porte si petite qu’Erwann doit presque se plier en deux pour passer.
Le panorama qu’ils découvrent est exceptionnel et tous les deux se laissent captiver par les lames venant se briser sur les rochers immobiles. Inlassablement, dans une danse hypnotique et répétitive, la colère des éléments se manifeste sous leurs yeux ébahis. Les vagues se déchainent sur la côte et le phare avec une virulence hors du commun, sous le regard incrédule de la citadine, peu coutumière de ce genre de divertissement. Erwann, bien qu'habitué à ce phénomène très ordinaire pour la région, reste impressionné par ce furieux ballet océanique.
Le breton avance vers le bord, tandis que Gwendoline reste en retrait près de la porte, à l’abri dans un recoin, sur les conseils avisés de son photographe. Il l'a prévenue qu’elle doit se tenir prête à rentrer au cas où la houle se montrerait plus dangereuse.
Une fois que sa compagne est en sécurité et que lui-même est harnaché avec son équipement de protection, il sort son appareil photo et tente de se mettre à l’abri du vent violent en se cachant derrière le parapet. Accroché à la balustrade, Erwann attend le moment propice, puis shoote en rafales dans l’espoir de capturer l’instant magique. Ce moment où la vague, dans toute sa splendeur, offrira un spectacle si furtif qu’il aura à peine le temps de l’admirer. Il n’en subsistera qu’une trace dans l’éternité de sa mémoire et sur un morceau de papier glacé. Erwann veut prendre LA photo. Celle qu’il regardera des années plus tard, en ressentant la même émotion que lorsqu’elle a été prise.
Le ciel est de plus en plus gris et sombre, déversant sans vergogne sa mauvaise humeur sur leurs têtes encapuchonnées. Déjà la nuit semble s’être invitée, bien que le coucher du soleil ne soit prévu que dans quelques heures.
Au loin, un très fin rayon de lumière tente une percée à travers les épais nuages noirs, rappelant à Gwendoline que le soleil brille toujours au-dessus d’eux, immuable, égal à lui-même, indifférent à ce qui arrive sur Terre. Il y a quelque chose de divin dans cette vision lumineuse, comme un signe ou un présage, qu’elle essaie de déchiffrer. Tout comme elle essaie de comprendre Erwann et de savoir qui il est vraiment.
Alors que son partenaire est plongé au cœur de l’action, Gwendoline reste contemplative, tentant de le décrypter, lui et ses mystères. Après leurs deux premiers rendez-vous, elle était restée pleine d’interrogations au sujet du beau photographe dont elle ne savait pas grand-chose. Elle se demandait notamment quelle était sa réaction face aux épreuves et aux aléas de la vie, s’il était du genre à faire l’autruche ou à affronter les difficultés. Depuis son arrivée en terres bretonnes, elle entrevoit un début de réponse car Erwann lui prouve sans cesse qu’il affronte n’importe quelle situation sans se laisser décontenancer.
Il est presque resté de marbre quand elle lui a révélé les dessous de son métier et son lien potentiel avec son meilleur ami Quentin. Puis, lorsqu’elle a cherché à le déstabiliser lors de leurs corps à corps brûlants, Erwann a gardé sa ligne de conduite sans flancher. Plus récemment, Il a gardé son aplomb face à la détresse et aux pleurs impromptus de son invitée, au moment du goûter. Plutôt que de se montrer fuyant ou embarrassé, il a fait preuve d'une grande prévenance envers elle.
Alors qu’elle en avait gros sur le cœur tout à l’heure, désormais, grâce à lui, elle se sent plus sereine. La douceur de son partenaire, ses mots tendres et son attitude compréhensive lui ont permis de ressentir sa souffrance et de la surmonter. Erwann l’a consolée et apaisée tel un baume guérisseur passé sur des plaies à vif. Il a accueilli sa peine comme il affronte à présent la tempête qui déferle sur lui, en étant lui-même, inébranlable. A présent qu’il se confronte aux assauts de la mer, courageux et persévérant, cela lui saute encore plus aux yeux. Cet homme lui semble être un roc, avec elle comme pour le reste.
Pendant qu’elle cogite à s’en faire des nœuds au cerveau, Erwann se démène avec les vicissitudes de la météo capricieuse, son appareil photo à bout de bras. Une rafale lui arrache sa capuche et son bonnet par la même occasion, le laissant tête nue, à découvert, mais debout.
Cachée dans l’encablure de la porte, la jeune femme observe son héros braver la tourmente autour de lui, prêt à en découdre avec une mer révoltée, pour tenter de tirer son épingle du jeu. Aux prises avec les bourrasques et le froid, submergé par la pluie et l’écume des vagues, il n’abandonne pourtant pas son idée. Qu’importe l’agitation qui l’entoure et le malmène, il résiste et s’accroche à son objectif, obstiné.
Elle aime cet état d’esprit téméraire, son aplomb et sa ténacité, dans lesquels il puise son énergie pour se dépasser.
Tandis qu'Erwann exprime plus facilement ses capacités intrinsèques dans l'action, Gwendoline puise sa force intérieure dans la foi. Même si elle n’a pas de religion, elle se qualifie de spirituelle. Longtemps, elle s’est sentie abandonnée, seule et fragile, ne percevant plus cette présence sacrée dans son quotidien. Pourtant, elle était là, bien cachée sous la masse de ses problèmes, invisible à son cœur fermé à double tour. Au même titre que le soleil existe toujours malgré les intempéries, une entité divine est toujours à sa portée, même lorsqu’elle l’oublie.
Elle apprend désormais à accepter la vie avec ses hauts et ses bas, sans se laisser submerger par ses ressentis aléatoires. Ses émotions lui paraissent aussi fluctuantes que la météo, mais ne l'inquiètent plus. Comme le soulignait Héraclite : « rien n’est permanent, sauf le changement ». La vie n'est pas statique, bien au contraire. Alors qu’une tempête les assaille à l’heure actuelle, bientôt, le ciel sera de nouveau dégagé et limpide et laissera place à un temps radieux, dès le calme revenu. Et tandis qu’elle était triste plus tôt dans la journée, à présent, une joie sincère occupe son cœur.
Que le raz de marée soit émotionnel ou dans l’environnement extérieur, Gwendoline sait que les remous de l’existence ne sont que passagers. La seule constante est cette lumière intérieure qui brille en elle comme en chaque être humain et ne lui fait jamais défaut. Cette présence intangible, elle la sent, même dans la douleur.
Pour le reste, tout passe, tout change, inexorablement.
Autre chose a changé ces temps-ci. Ce qu’elle ressent pour Erwann a évolué au fur et à mesure qu’ils gagnent en intimité. En écho à cette pensée, son cœur vient taper un peu plus fort dans sa poitrine, suivi par l'apparition de doux picotements au creux de son ventre. Sa peau est soudainement parcourue d'une chair de poule qu'elle arrive à percevoir à travers ses nombreuses couches de vêtements. Autant de signes évidents qui achèvent de la convaincre de l'éclosion de ses sentiments naissants. Si son cœur avoue timidement sa vérité, son corps parle pour elle.
La jeune femme n’a pas de doutes quant au fait qu’elle plaise à son hôte mais qu’en est-il du reste ?
Après lui avoir donné un orgasme, Erwann aurait pu continuer et essayer de se voir offrir la même chose en retour, mais il s’en est abstenu. Et bien qu’il la désire férocement, il se montre patient et créatif pour repousser le moment fatidique où leurs corps seront dominés par leur instinct animal, leurs hormones, leurs pulsions. Cette attitude lui laisse penser que le jeune homme éprouve pour elle plus qu’une simple attirance physique… Cette idée la chamboule. Malgré le froid qui traverse ses vêtements humides, cette pensée provoque en elle une chaleur intense qui se diffuse et la réchauffe, lui faisant presque oublier l’endroit inconfortable où elle se trouve.
Lorsque l'intrépide photographe revient vaillamment vers la porte, dégoulinant d’eau salée, l’appareil photo caché dans son manteau, la jeune femme sursaute, brutalement extirpée de ses songes et de ses élucubrations.
Il lui fait signe de rentrer à l’intérieur d’un mouvement de la tête car il a beau crier, le brouhaha ambiant couvre sa voix et l’oblige à s’exprimer par gestes. Revenue dans le monde réel, Gwendoline saisit son message et se réfugie dans le local, en attendant la suite des instructions. Erwann pénètre à sa suite dans le phare et referme la porte derrière lui dans un claquement sourd. Puis, il s’ébroue comme un chien qui sortirait d’une mare. Sa queue de cheval défaite vient lui gicler de l’eau de mer dans les yeux, ce qui le fait râler.
— Putain, mais quel temps de merde ! Je n’ai jamais vu ça ! On dirait l’apocalypse avant la fin du monde, se plaint-il tout en riant de son état de délabrement avancé. Regarde-moi ça, j’ai plus un poil de sec !
Gwendoline l’aide à retirer ses vêtements mouillés, alourdis par le poids de l’eau et lui tend une serviette éponge qu’elle a trouvé posée sur une étagère. Tremblant de la tête aux pieds, Erwann s’essuie les yeux, rougis par le sel, et continue de se dévêtir, jusqu’à ce qu’il ne reste plus sur lui que son boxer, encore à moitié sec.
— Allez, un bon feu et il n’y paraitra plus, s’encourage-t-il en ramassant ses fringues gorgées d’eau de mer et de pluie.
— As-tu obtenu les images que tu voulais ? demande la jeune femme, inquiète que tous ses efforts n’aient pas porté leurs fruits.
— A voir, je ne sais pas encore. Je regarderai ça plus tard, lorsque j’arrêterai de grelotter. J’ai tellement les dents qui claquent que j’ai peur de faire sauter mes plombages, lui répond-il avec un sourire, malgré ses lèvres bleues.
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