Chapitre 90 : Mal de mère

5 minutes de lecture

Après le départ de Richard, tous les trois se font conduire en taxi jusqu’à l’océarium.

Erwann n’ose pas trop prendre la main de Gwendoline devant sa fille. Ni la toucher, ni l’embrasser. Mais il la dévore des yeux. Pour occuper ses mains qui auraient tendance à être baladeuses en présence de la jeune femme, il saisit son portable et immortalise la relation naissante qui prend vie sous son regard attendri. Il peut voir que Gwendoline a l’habitude de s’occuper d’une fille, car d’emblée, elle lance des sujets de conversation qui intéressent sa grande. Toutes les deux rient de bon cœur, prennent la pose spontanément, s’émerveillent des multiples espèces aquatiques du parc, commentent ce qui les impressionne ou ce qui les effraie. Il les écoute, attentif à chaque détail. Caché derrière l’écran de son téléphone, Erwann capture leurs éclats de rire, leurs peurs face aux requins mastodontes ou leur joie devant les manchots empereur.

— Erwann, tu te souviens du film « La marche de l’empereur » ? demande Gwendoline, avec un sourire enfantin.

— Très bien. La musique d’Émilie Simon est sublime.

— C’est quoi ? intervient l’adolescente.

— Tu ne lui as jamais montré ? s’insurge la nantaise, faussement choquée.

— Non, mais c’est une erreur de ma part ! On se fera ça bientôt ma puce, ne t’inquiète pas.

— Attends, je vais te mettre la B.O., propose la jeune femme à l’adolescente.

Elle fouille dans son sac à la recherche de son boitier blanc. Dès qu'elle met la main dessus, elle sort ses écouteurs Bluetooth de leur étui et les lui propose. Puis, cherche une musique sur YouTube. Manon-Tiphaine saisit l’écouteur droit mais lui rend le gauche.

— Écoute avec moi, Gwen.

— D’accord.

Elles s’installent toutes les deux sur un banc devant le bassin des oiseaux originaires de l’Antarctique. Lorsque la musique démarre, la voix cristalline d’Emilie Simon les cueille. Après quelques secondes d’écoute de « The Frozen World », Manon-Tiphaine ouvre de grands yeux émerveillés et montre son avant-bras bronzé à Gwendoline. Cette dernière observe la chair de poule qui apparaît sur sa peau caramel et lui sourit. Elle hoche la tête en signe d’assentiment. Elle aussi, cela lui provoque ce genre de choses, lorsque la musique touche son âme. Complices, elles se regardent et se sourient en silence, bercées par la mélodie qui emplit leurs oreilles de sa beauté céleste.

Erwann se tient un peu à l’écart, ému. Plongé dans ses pensées, il en oublie de regarder le spectacle aquatique qui se déroule à quelques mètres de lui. Un autre spectacle captive son attention et ravit ses yeux et son cœur. En regardant son bras, il constate lui aussi tous ses poils hérissés et ressent la chaleur que cette image lui offre. Son cœur bat plus vite, comme pour confirmer que ses sentiments ne sont pas une chimère.

Il se laisse envahir par cette émotion ouatée dans laquelle son être plonge sans retenue. Cette douceur l'enveloppe pour mieux le conquérir, pour mieux le convaincre de sa véracité, et pour lui ouvrir les yeux sur la réalité de ce qu'il éprouve.

Pour qu’il sache que oui, cela lui arrive vraiment.

Il. Est. En. Train. De. Tomber. Amoureux.

Et la chute est absolument divine.

A l’heure du goûter, ils s’arrêtent à une cabane à chichis et repartent chacun avec un énorme cornet rempli de churros bien chauds, gras et croustillants. Un des péchés mignons de Gwendoline, qu’elle ne s’autorise que rarement, de peur de grossir. Embarquée par la bonne humeur et l’ambiance légère et joyeuse de cette après-midi, elle se laisse aller à manger sans culpabilité. Assis dans l’herbe, profitant des délicieux rayons du soleil, tous les trois se régalent jusqu’à la dernière bouchée.

La nantaise se sent parfaitement à l’aise au milieu de cette famille recomposée et de plus en plus proche de l’adolescente sensible et pleine de vie qu’elle découvre au fur et à mesure de la journée. Elles s'aperçoivent de leurs nombreux points communs, notamment le fait qu’elles sont toutes les deux de vraies pipelettes, ayant toujours quelque chose à raconter, à commenter ou à partager. La musique de leurs échanges spontanés résonne aux oreilles d’un Erwann qui pourrait les écouter pendant des heures, quand bien même il apprécie le silence. Leurs rires nourrissent son âme assoiffée, la vue de leur complicité apaise son cœur meurtri et chacune des fibres de son corps vibre de la joie prodiguée par ces moments uniques, qu’il n’espérait même plus.

A plusieurs reprises, Erwann réalise que cela lui avait manqué de partager des instants en famille. La présence d’une femme vient combler ce vide qu’il ressentait fortement mais auquel il avait fini par s’habituer. Il se rend compte à quel point il s’était résigné et combien l’arrivée de Gwendoline redonne un sens à son existence.

Avec elle, tout a plus de saveur. Elle est rentrée dans sa vie et y a mis de la couleur. Elle enchante son morne quotidien, allume les étoiles de ses nuits solitaires et éclaire un avenir qu’il n’imaginait que sombre.

Il n’y a pas de mot pour décrire cet état de béatitude dans lequel il est plongé.

Si. Il y en a un.

Ça s’appelle le bonheur.

Lorsque leurs jambes ne les portent plus, tous les trois prennent la route du retour et Manon-Tiphaine est laissée à sa mère, qui les accueille toujours aussi froidement. L’adolescente ne peut s’empêcher de lui raconter la formidable après-midi qu’elle vient de passer, et de lui décrire par le menu tout ce qu’ils ont fait. Alice affiche un air crispé et se montre agacée par l’enthousiasme exacerbé de sa fille.

Erwann ne s’en formalise plus. Il sait que c’est dans la nature de son ex-femme d’être ainsi, de ne pas réussir à se réjouir pour le bonheur des autres. Même lorsqu’il s’agit de sa propre enfant. Il remarque le regard scrutateur avec lequel la mère de sa fille détaille Gwendoline. Cette dernière, bien que mal à l’aise face à cette inspection désagréable, essaie de faire bonne figure pour ne pas aggraver l’atmosphère tendue.

Et puis, la nantaise se souvient.

Elle se met aisément à la place de cette femme car elle a vécu à une époque la même chose. Elle connait bien le sentiment de jalousie que l’on peut ressentir à l’arrivée d’une nouvelle pièce rapportée. Même si la belle-mère d’Emma est plutôt cool, les débuts ont été difficiles. Il lui en a fallu du temps pour s’accommoder à cette nouvelle configuration familiale, dans laquelle sa fille disait « je t’aime » à une autre figure maternelle. Elle se rappelle qu’elle avait peur de perdre sa place de maman et d’être évincée. Cela n’était pas arrivé bien sûr.

Mais plusieurs années ont été nécessaires avant d’être en paix avec cette situation. Cela lui permet de comprendre l’attitude défensive derrière laquelle Alice se réfugie. Gwendoline ne peut que faire preuve de tolérance et d’empathie envers la mère de Manon-Tiphaine, dont elle devine les peurs et les doutes. Pleine de compassion, elle ne lui en tient pas rigueur.

Erwann embrasse sa fille une dernière fois, et Gwendoline et lui rentrent au phare pour y passer leur dernière soirée.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 9 versions.

Vous aimez lire Caroline Rousseau (Argent Massif) ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0