Chapitre 95 : Discordance

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Les mains d’Erwann tremblent sur le volant de sa voiture. Ses yeux cherchent âme qui vive dans le patelin qu’il traverse mais c’est un lundi férié et la route est déserte. En passant devant les commerces au centre du bourg, il constate avec dépit qu’aucun tabac n’est ouvert. Tous ont fait le pont. Pourtant, la seule chose qui pourrait le calmer, à cet instant précis, serait de tirer une longue taffe sur cette foutue cigarette dont il se prive depuis dix-sept putains de jours.

Il s’arrête sur le bas-côté de la route, à la sortie du village, après une embardée brutale dans un chemin de terre. D’un geste impérieux, il serre le frein à main et coupe le moteur. Le front posé sur le volant, il attend. Son rythme cardiaque est délirant, il sent battre son pouls dans chaque recoin de son corps. Une impression de manquer d’oxygène vient le tenailler et l’oblige à sortir du véhicule pour respirer. Les deux mains posées sur le toit de son SUV, il inspire et expire profondément.

La rage qu’il ressent finira bien par passer. Il le faut.

A-t-il eu raison d’éclaircir la situation avec son pote ? Il en doute à présent. C’était une erreur, de toute évidence. Comme à son habitude, Quentin n’y a pas été avec le dos de la cuillère dans ses remarques acerbes. Ses mots résonnent encore dans la tête d’Erwann. Ce dernier est ébranlé, mis sens dessus dessous par la violence du langage de son ami de toujours.

Pute, pute, pute.

Le doute s’est immiscé en lui, implacable, irréversible, et le ronge à petit feu.

Et si le tatoueur avait vu juste ?

Et si Gwendoline voulait se servir de lui pour vivre à ses crochets, uniquement appâter par ses finances aisées ?

Il l’a sentie tellement sincère durant le week-end qu’il a du mal à prêter foi à ces allégations, mais… il y a un mais. Manon-Tiphaine est en pleine période sensible. Elle a besoin de modèles forts, de repères sains, pour se construire. Il a élevé sa fille avec de vraies valeurs de respect et d’honnêteté, et Gwendoline vit dans un mensonge permanent. Elle ne pourra jamais être un exemple pour son adolescente en plein développement.

Le métier de Gwendoline ne pourra pas être dévoilé. La vérité serait pour lui insupportable. S’il s’affiche en couple avec elle, elle devra continuer à mentir pour les préserver et faire bonne figure en société. Une vie remplie de faux-semblants l’attend.

Cela lui saute aux yeux soudainement. Comment se fait-il qu’il n'ait pas voulu regarder la réalité en face avant ? La jeune femme l’avait prévenu dès le début pourtant, et avec beaucoup de franchise. Mais il a été aveuglé par le bonheur qu’elle lui procurait. Son besoin d’amour, de tendresse et de douceur a été si fort depuis sa rencontre avec elle, qu’il en a occulté tout le reste. Ses responsabilités vis-à-vis de sa fille, l’éducation qu’il a reçue de la part de Mama et d'Yvonnick, son beau-père… tout est passé à la trappe en un éclair parce qu’il s’est laissé envoûter par une femme qu’il connaît à peine.

Lui, si terre-à-terre et fiable, que lui est-il arrivé ?

***

Sur le chemin du retour, au volant de sa voiture lancée à belle allure sur la nationale presque déserte, Gwendoline se refait le film de son escapade chez son photographe. Pour accompagner ses pensées, elle monte le volume de son autoradio, duquel émerge « The show must go on » de Queen. Tout l’habitacle vibre au son de la musique énergique.

Malgré ses doutes et son coup de mou à la fin du week-end, Gwendoline se sent reconnaissante envers la vie. Son cœur est gonflé de gratitude, rempli de tous les mots doux qu’ils ont échangés, de toutes ces promesses dites à demi-mot, de toutes ces émotions fortes qu’ils ont ressenties. Elle remercie le Ciel, l’Univers et Dieu, ses Anges Gardiens, ses Guides et tous ceux qui veillent sur elle depuis si longtemps. Il y a tant de personnes qui ont contribué à son évolution, à sa métamorphose. Elle pense à tous ceux qui lui ont permis de sortir de sa chrysalide de papillon pour s’envoler vers des cieux plus hauts, plus vastes, plus beaux.

Grâce à eux et à sa détermination, elle a grandi, muri, changé. Et voilà le résultat de ses efforts : la paix, la joie, le bonheur, l’amour. L’Amour avec un grand A, envers l’autre mais surtout envers elle-même. L’Amour qui lui donne des ailes et qui la fait planer, qui lui offre de nouvelles perspectives et d’incroyables moments présents à savourer. Elle attend cela depuis si longtemps. Elle s’y est consacrée corps et âme, petite fourmi acharnée, travailleuse de l’ombre, cueillant ici et là de quoi se constituer une belle richesse intérieure.

Son bonheur, elle se l’est construit à la force de ses nouvelles convictions, de ses nouvelles habitudes et de ses changements intérieurs. Elle se sent à présent si comblée, si entière, et même à des centaines de kilomètres de lui, elle ressent toute l’attention qu’il lui a portée durant ces trois jours magiques. Elle regarde le bracelet autour de son poignet et n’en revient pas de la chance qu’elle a de connaître enfin une telle grâce.

Que c’est bon d’être aimée, et de s’aimer soi-même, que c’est bon de s’offrir le meilleur et de l’offrir également. Qu’il est doux de recevoir ce que l’on attend depuis si longtemps et que l’on mérite vraiment.

Tout en conduisant, la tête dans ses pensées douces et agréables, Gwendoline zappe sur l’autoradio à la recherche d’une nouvelle musique qui lui plaise. Sur le point d’abandonner, elle tombe par hasard sur un refrain qui lui parle. Le morceau s’appelle « Je fais de toi mon essentiel », d’Emmanuel Moire, et elle l’a déjà entendu auparavant, sans jamais y prêter attention. Pourtant, aujourd’hui, il lui donne l’impression qu’on lui parle d’elle, d’Erwann et de leur histoire. Comme si les paroles avaient été écrites par lui, pour elle.

Émue aux larmes, elle se laisse bercer par la musique :

« Je fais de toi mon essentiel,

Tu me fais naître parmi les hommes,

Je fais de toi mon essentiel,

Celle que j’aimerais plus que personne,

Si tu veux qu’on s’apprenne…

Tu sais mon amour,

Tu sais les mots sous mes silences.

Ceux qu’ils avouent, couvrent et découvrent.

J’ai à t’offrir des croyances

Pour conjurer l’absence.

J’ai l’avenir gravé dans ta main,

J’ai l’avenir tracé comme tu l’écris.

Tiens, rien ne nous emmène plus loin

Qu’un geste qui revient.

Je fais de nous mon essentiel

Tu me fais naître parmi les hommes.

Je fais de toi mon essentiel.

Celle que j’aimerais plus que personne

Si tu veux qu’on s’apprenne… »

Entendre cette chanson, ces paroles, cette déclaration d’amour sur le chemin du retour, comme l’hymne de leur histoire naissante, comme une promesse de leur futur radieux, c’est exactement ce dont elle avait besoin, à ce moment précis, pour se réconforter. L’Univers a, une fois de plus, trouvé le moyen de lui montrer ce qu’elle avait besoin de savoir, ou de se rappeler.

Elle sait que l’Univers répond toujours présent quand elle en a besoin.

Par le biais d’une musique ou d’une lecture, lorsqu’elle demande de l’aide, elle en reçoit toujours. Dieu lui répond à chaque fois d’une manière ou d’une autre, au moment le plus opportun. Elle se souvient même d’avoir eu des messages sur des panneaux publicitaires en quatre par trois, plantés sur le bord de la route. Dieu sait comment communiquer avec elle et plus elle est attentive et présente à ce qu’elle fait, plus le message lui parvient facilement et rapidement, parfois presque instantanément. Elle croit à ces connexions invisibles, à ces hasards bienheureux. Il y a de la magie dans la vie, il y a de la beauté dans ce que l’on ne conçoit qu’avec son âme.

Erwann est celui qu’elle attendait, elle en est certaine à présent. Il le lui a prouvé à maintes reprises. Il a fait d’elle, d’eux, son essentiel. Elle vient de vivre l’un des plus beaux week-ends de sa vie, un moment hors du temps, en dehors de la réalité. Mais qu’elle sait être un avant-goût de l’avenir auprès de lui.

Soudain, dans un éclair de lucidité, comme un flash aveuglant qu’elle ne peut ignorer, elle réalise qu’elle aussi, veut faire de lui son essentiel. Gwendoline le veut en première et unique place dans sa vie… Elle sait ce qu’il lui reste à faire désormais.

Elle ne veut plus commettre la même erreur.

Elle l’a payé trop cher par le passé.

Ses priorités doivent changer. Pour lui, pour eux, pour ce futur qu’il leur tend les bras.

Sa décision est prise.

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